In memoriam Jean-William Lapierre

C'est avec retard que Le Monde a rendu compte, au début de ce mois, de la disparition de Jean-William Lapierre.
C'est avec un délai encore plus grand que je me dois de revenir sur cet hommage un peu court, pondu par l'inévitable Edgar Morin, le penseur à la mode de 68, surtout flatté et adulé, selon moi, parce que, d'extraction juive, il est un adversaire déclaré sinon acharné d'Israël. Ce qui n'en fait pas la personne la plus adéquate pour parler, autrement que dans la banalité, de Jean-William Lapierre.

J'ai connu, lycéen, ce professeur, en 1956. Il avait été brutalement retiré de la Faculté d'Aix-en-Provence, où il était assistant de philosophie, pour prendre un poste au Lycée de la même ville, qui n'en comptait alors qu'un seul.
Sans doute le sévère Proviseur de cet établissement avait-il sollicité auprès du Rectorat qu'un second poste de Philosophie fût créé afin que l'unique professeur, débordé, pût retrouver un service normal.
On peut imaginer que ce fut un simple jeu d'écritures que de mettre fin à l'assistanat du jeune enseignant, qui s'occupait beaucoup trop de ses étudiants, paraît-il, et pas assez de l’avancement de sa thèse. Et c'est ainsi que Lapierre rejoignit Noizet, son cadet de quatre années.

Georges Noizet et sa classe de Philo, 1957

Les deux hommes étaient fort différents d'aspect : le bon vivant Georges Noizet aurait pu toiser Jean-William Lapierre, le nouveau venu à l'aspect austère.



En effet, Lapierre, appartenant à l'horizon de la revue Esprit, était (à l’image de Paul Ricœur) un personnaliste protestant, et tous les protestants ne se marrent pas, comme l'ineffable Jospin.
Surtout cet homme qui s’attachait à "dire bêtement les vérités bêtes, ennuyeusement les vérités ennuyeuses, tristement les vérités tristes".

Il appartenait depuis longtemps à l’horizon de la revue Esprit, tandis que, au moment de la guerre où son courage et son engagement lui valurent de mériter la Légion d’Honneur, il répondait en tant qu’étudiant à l’ÉNS – où ses camarades le qualifiaient de thala (il appartenait, en effet, à ceux "qui vont thala messe") - à une enquête de la dite revue concernant le monde étudiant. Quelques années plus tard, en 1952, il répondait à un questionnaire assez proche, mais était alors, comme il l’écrivit lui-même, "de l’autre côté de la barricade". Et poursuivit sa collaboration (Ainsi, dès la livraison d'octobre 1952, par un article consacré au "Personnalisme à l'américaine").
Je me souviens que ce jeune père de famille nombreuse prit sur son temps, un dimanche matin, pour venir nous entretenir de Pascal et de ses Pensées, dans un coin du Temple de la rue Mazarine. Je n'avais pas compris grand-chose à son intervention, mais j'avais trouvé formidable qu'une personne de l'envergure de ce Monsieur - et l'envergure, ça se voyait - pût perdre son temps à venir enseigner - hélas, comme à la Faculté ! - un quarteron d'adolescents. Je suis encore aujourd'hui d'autant plus reconnaissant de ce geste purement gratuit ("sans jamais rien attendre en retour"), que j'ai pu depuis mesurer, en maintes circonstances, que le désintéressement n'habite guère le monde ici-bas.

Quoi qu'il en soit, Lapierre et Noizet s'entendirent à merveille ; cela se devinait lorsque, la récréation terminée, ils regagnaient ensemble leurs salles respectives, qui étaient mitoyennes et donnaient toutes deux sur une impasse gagnant la rue du Quatre-Septembre, devisant comme des amis qu'ils devaient être devenus.
À telle enseigne qu’il leur arrivait d'échanger leurs classes, et qu’ils mirent ensemble au point un test assez compliqué où les connaissances "politiques" de leurs élèves (candidats à la seconde partie du Baccalauréat) étaient croisées avec des données de caractérologie - et je me souviens que, déjà lecteur du Monde depuis pas mal de temps, j'avais particulièrement brillé dans l'épreuve des connaissances de la vie politique, car nous avions eu accès aux résultats préparatoires... De ce travail, ils tirèrent une publication qui fut éditée, de façon évidemment confidentielle ("Une recherche sur le civisme des jeunes à la fin de la IVe République", Annales de la Faculté des Lettres, Aix-en-Provence, 1961). Qui m'en procurera un exemplaire ?

Puis l'un et l'autre quittèrent le Lycée pour la même destination. L'un entra en Faculté, l'autre y retourna.
Sans doute dut-il continuer à s'occuper de très près de ses étudiants, puisqu'il ne soutint sa thèse, à la Sorbonne, que beaucoup plus tard, un jour fameux, dans la fameuse salle Liard, devant un fameux Président de jury. En effet, en mai 1968, Jean-William Lapierre soutint sa thèse devant Raymond Aron. Enfin, tenta de soutenir.
Car une multitude d'enragés ("Plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron") interrompit bruyamment l'austère soutenance et l'empêcha de se poursuivre - l'interruption avait déjà eu lieu une première fois, un mois auparavant ! Alors Lapierre se fâcha tout rouge, et moderne comte de Mirabeau, dit qu'il ne quitterait pas la salle avant qu'une décision fût prise sur son travail : ainsi, comme l'écrivit alors Le Monde, "M. Lapierre devient docteur ès Lettres sans soutenance publique de sa thèse"...
Quand j'y pense, je me dis que quelques mineurs résolus, armés de manches de pioche, auraient vidé la salle en un rien de temps, et Lapierre aurait pu méditer, avec Aron, sur le pouvoir politique qui doit parfois donner du bâton, faute de quoi il se ridiculise.
Bien sûr, je ne le dis pas trop fort, parce que l'expérience roumaine n'a sans doute pas eu que du bon, et on peut aussi être tenté de frapper à tort et à travers ; mais, dans le cas qui nous occupe, foutre à la porte manu militari quelques éléments de la jeunesse dorée de la capitale, futurs piliers de l'ÉNA et des cercles politiques (surtout de gauche), cela aurait été une action de salubrité publique. Mais non...

Lapierre obtint tout de même la reconnaissance de sa thèse, et continua sa carrière sur Nice. Il aura survécu près d'un quart de siècle à son cadet Noizet, qui fit lui aussi l'objet d'une notice dans Le Monde (le 14 mars 1984), lors de sa disparition prématurée.

Dans mon souvenir, ils sont tous les deux associés. Avec émotion et gratitude. Modestes et généreux, ces citoyens étaient de la race des Seigneurs.

Commentaires

1. Le mardi, 21 octobre 2008, 00:52 par saint jean

Salut ! toujours intéressant ce blog :) vous pourriez apporter quelques précisions: "candidats a la seconde partie du baccalaureat"? Au plaisir !

Ma foi, cher saint jean inconnu, il me semble que l'institution des deux parties du baccalauréat n'a pas été supprimée sous la Préhistoire, non ?
SH.

2. Le mercredi, 29 octobre 2008, 17:09 par Jackouzzzi

Merci bcp
pour ce post très intéressant.


Bonsoir, merci pour vos gentils mots. Mais ce que je comprends mal, sauf votre respect, c'est pourquoi ce billet, écrit et mis en ligne il y a un an et demi, commence à peine à intéresser...
SH.

3. Le mercredi, 17 décembre 2008, 09:19 par flavien Makiadi

Je suis un étudiant en 1er licence Management ,je voulais savoir a quoi est dû la distorssion ou discordance entre la réalité quand Jean William LAPIERRE a recommandé un couple chinois aux établissements des USA,ces visiteurs ont mangés dans 184 restaurants,ont logés dans 44 hotels et après 6 mois de retour en France Jean william leur recommande encore en chine .Mais en Chine 99 % ont dit non et 1 % oui pourquoi cette distorsion entre la réalité?

Avant d'étudier le Management, il serait peut-être bon d'apprendre un brin d'orthographe et d'énonciation claire


SH.

4. Le vendredi, 19 mars 2010, 04:32 par Thérèse221

Oui la vie a besoin d etre savouree et non seulement vecu :)

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