Quelques compléments pouvant nourrir une réflexion (des regrets, des remords, peut-être) au sujet du Plan de Rénovation de l'enseignement du français, dit Rouchette.

 

 

 

 

I. Une expérience de renouvellement pédagogique en grammaire française (Introduction)

 

Les intentions affichées pour mettre en œuvre le Plan de Rénovation étaient fort louables. La paresse intellectuelle et la routine en ont largement décidé autrement... ce qui n'ôte rien à la valeur du dit Plan - que Le Monde, entre autres, avait accueilli ("L'An I de la pédagogie") comme l'arrivée du Messie...

 

S'agit-il d'un de ces vastes mouvements de contestation des pratiques et conceptions dites "traditionnelles" parmi ceux qui défiaient la presse quotidienne depuis de nombreuses semaines ? S'agit-il d'une "découverte" destinée à "révolutionner" notre enseignement, survenant au moment même où les efforts pour réformer structures et programmes de notre Université peuvent avoir des conséquences décisives pour les prochaines générations ? Peut-on parler de "grammaire moderne" au même titre que de "mathématique moderne" comme d'une sorte de théorie des ensembles appliquée aux "êtres" de la syntaxe ? Les termes de "grammaire structurale" et de "grammaire fonctionnelle" qui tendent à entrer chaque jour davantage dans l'usage, recouvrent-ils des aspects nouveaux, modernisés, des faits de langage et des notions grammaticales inchangés dans leur réalité fondamentale, ou bien sous-tendent-­ils une "grammaire nouvelle", nouvelle dans son fond comme dans sa forme ? Cette nouvelle grammaire trouve-t-elle enfin sa meilleure formule dans la "grammaire générative" qui semble conquérir une large audience et séduire, par les possibilités qu'elle ouvre, théoriciens et praticiens de l'enseignement ?

 Pour s'éclairer sur ces délicates questions qui ne sont pas encore sorties des longs débats d'écoles, nous renvoyons à la bibliographie succincte en annexe, ainsi qu'aux articles des spécialistes qui s'efforcent de mettre à la portée des enseignants et au grand public, quelques aspects et exemples concrets des problèmes, qui d'ores et déjà, se posent.

Pour nous, qu'il nous suffise, en introduction aux émissions de la série "Atelier de pédagogie" sur des essais de renouvellement de la pédagogie de la grammaire dans le cadre de l'expérimentation du "Projet d'instructions" de la Commission Rouchette, de présenter quelques-uns des principes qui ont présidé aux travaux qui seront proposés, à titre de documents et d'instruments de travail, en vue de l'information et de la formation concertée des maîtres.

Ce que nous pouvons dire pour justifier l'entreprise d'une expérimentation d'une nouvelle pédagogie du français dans son ensemble et de la grammaire en particulier, c'est qu'elle se fonde sur la convergence de données scientifiques et expérimentales dans les domaines de la linguistique d'une part, et de la psychologie génétique, de la sociologie du langage et de la pédagogie active d'autre part.

Les grammairiens les plus avertis des problèmes de la linguistique, contestent les traditions, mises vainement en cause depuis cinquante ans dans l'enseignement grammatical, qui "posent au départ les catégories grammaticales et les dix parties du discours" et "s'appuient sur un état pré-scientifique des langues", définies comme un "instrument logique se modelant sur les catégories universelles de la pensée".

"Le préjugé logique n'en continue pas moins à peser très lourdement sur la grammaire actuelle tant dans l'enseignement de la langue à l'école, que dans la fixation de l'usage"(1).

"L'application la plus simple des principes structuraux suffirait à mettre fin à cette situation affligeante", affirme M. J. Fourquet, professeur de linguistique à la Sorbonne. Elle libérerait notre enseignement présent qui "reste prisonnier de notions confuses et inadéquates qui le rendent inefficace". Notre grammaire scolaire ne tient pas compte des travaux effectués ; ses définitions ne correspondent pas aux faits ; elle ne permet pas de comprendre le fonctionnement du langage.

Ce sont donc les derniers développements de la linguistique structurale qui fondent théoriquement la nouvelle orientation d'un enseignement moderne de la langue, considéré essentiellement comme "un entraînement à la communication orale et écrite"(2).

La linguistique moderne définit la langue comme "un système dont les structures indépendantes se caractérisent par les relations que les termes entretiennent entre eux selon des lois propres de combinaison". C'est "une architecture dont chaque partie concourt à former l'édifice et dont le jeu permet l'utilisation économique du système entier". C'est un "système formel" dont les "unités" se définissent par des "traits caractéristiques", qui "suivent des règles de distribution" et "de comportement syntaxique" systématiquement différentes, qui "s'articulent en combinaisons variables d'après certains principes de structures"(3).

Si d'une part la linguistique moderne porte l'accent sur les caractères spécifiques de la distribution des termes, d'autre part, elle met en relief le caractère vivant de tout langage moderne qui "fonctionne dans des situations de communication particulières".

"Chaque personne se trouve placée dans des situations fort diverses qui modifient l'utilisation qu'elle fait de la langue : c'est ce maniement fonctionnel de la langue que l'école a la charge d'enseigner"(4).

Le professeur R.L. WAGNER résumera en disant : La langue est donc un "système de structures", mais aussi "d'habitudes verbales", un "instrument d'expression autant que de communication", dont l'emploi, l'utilisation, l'usage varient dans le temps et dans l'espace avec les modes et les milieux et qui, pour certaines périodes et en certains lieux, se cristallisent en des sortes de règles et de normes, en "des faits de permanences remarquables" tant parlées qu'écrites, "arbitraires au suprême degré"(5).

 Le grammairien moderne insiste fortement sur "la situation de communication" que sous-tend chaque phrase exprimée. En face de chacune on se trouve bien devant cet ensemble de structures fondamentales qu'on peut appeler le français commun et qui permet à tous les Français de se comprendre et de communiquer entre eux. Mais aussi nous nous trouvons en fait devant des langues de niveau et de structure différents selon qu'il s'agit de langage parlé ou de langue écrite, de langue vulgaire - au sens propre du mot ou de langue littéraire - "fleur des innombrables expériences tentées au cours des siècles, et langue forcément artificielle", en "état de divorce" avec "la langue dont l'écrivain le plus classique use familièrement en famille ou dans les magasins".

Ainsi les structuralistes soulignent d'une part "l'infinie variété des situations et des faits d'expérience que le langage est amené à exprimer" et, d'autre part, la remarquable richesse des ressources lexicales et syntaxiques de la langue française dont l'utilisation lui donne "un véritable pouvoir de création continue", par l'application de la notion de transformation.

C'est dans ce sens qu'après avoir parlé de grammaire et d'analyse fonctionnelles qui seront définies par l'effort de description et d'analyse des faits de langage dans leur distribution, dans leurs permanences de structures mais aussi dans leurs variations de constructions expressives, on pourra parler de "grammaire générative" et d'exercices "structuraux" - "en mettant en œuvre tout le jeu des opérations qui mettra cette nouvelle grammaire en rupture de ban avec les grammaires catégorielles, formelles et normatives"(6).

 En conclusion, il n'est pas trop fort d'affirmer avec les linguistes et les grammairiens modernes que "l'étude des mécanismes de la langue conduit à  remettre en question les définitions et les principes de la grammaire française traditionnelle" et "à concevoir de nouveaux systèmes grammaticaux qui soient susceptibles de rendre compte avec plus d'exactitude de la façon dont fonctionne la langue"

 

 

Ces quelques considérations étaient nécessaires pour situer les circonstances qui ont présidé à la rédaction du "Projet d'instructions de la Commission Rouchette", actuellement expérimenté dans vingt-six groupes scolaires de Paris, de la région parisienne et de province, au niveau des écoles annexes et d'application des écoles normales, prin­cipalement. Les émissions que nous présentons s'inspirent du projet expérimental, dans sa lettre et dans son esprit. Il est indispensable de s'y reporter pour suivre, dans chacun des deux types d'exercice proposés, le cheminement du processus pédagogique. Pour faciliter la compréhension des intentions mises en œuvre et des phases du déroulement, nous rappellerons quelques-unes des formules les plus impor­tantes du projet Rouchette :

1° "À l'école élémentaire, il s'agit moins, par l'enseignement grammatical, d'acquérir des connaissances théoriques que de prendre des habitudes correctes".

2° "Il convient tout d'abord de souligner que l'enseignement du français doit être d'abord et principalement un entraînement à la communication. C'est là l'objet principal... Pour le français il n'y aura pas trop de temps ni d'efforts à consacrer à la maîtrise de l'expression et de la compréhension. C'est pourquoi il est particulièrement important de souligner l'erreur psychologique d'une technique pédagogique qui prétend atteindre cet objectif en axant son effort sur la prise de conscience analytique".

3° "La maîtrise de l'expression devra être recherchée par la correction du langage parlé par le maître et l'imprégnation par la lecture et la récitation. Dans cette perspective, l'enseignement grammatical devra être conçu, dans son objet et dans sa méthode, comme un moyen de favoriser cette imprégnation en la systématisant".

4° "L'objet de l'enseignement du français à l'école élémentaire est l'acquisition des moyens linguistiques de communication ; il s'agit de rendre l'enfant capable de s'exprimer oralement et par écrit et capable de comprendre ce qui est dit et écrit. Avant d'aborder une leçon de grammaire, le maître devra toujours s'interroger sur l'utilité de sa leçon pour l'expression et rechercher les moyens pédagogiques qui pourront y conduire".

5° "L'étiquetage formel sera soigneusement évité. Il sera beaucoup plus utile d'entraîner les élèves avant tout à reconnaître les fonctions des groupes de mots présentant un sens global et remplissant une fonction grammaticale unique. Il conviendra, chaque fois et sans se lasser, d'introduire tout exercice d'analyse par la décomposition de la phrase en groupes fonctionnels fondamentaux".

6° "Mais cette connaissance des structures resterait inutile si elle ne s'enracinait pas dans l'usage. C'est pourquoi la leçon de grammaire devra procéder de l'usage et devra y conduire".

7° "Il sera plus important de faire lire ou réciter correctement, en faisant saisir intuitivement la struc­ture de la phrase par le rythme et l'expression, que de faire trouver cette structure par analyse réfléchie et énonciation abstraite. Cette phase de réflexion devra venir après cette lecture ou récitation et devra y conduire".

 8° "La leçon de grammaire trouvera son aboutissement normal dans l'enrichissement stylistique et l'expression spontanée au cours des exercices d'élocution et de rédaction".

9° "Si l'appel à la mémoire est indispensable, il ne s'agit pas de faire apprendre par cœur des règles de grammaires abstraites dans l'espoir d'une hypothétique application. La mémoire qu'il conviendra de mettre en œuvre est celle des habitudes grammaticales, ossature de l'expression orale et écrite... La mémorisation devra être considérée comme le sup­port d'habitudes d'expression plutôt que comme un moyen d'évoquer des règles abstraites".

10° "L'enfant sera conduit naturellement à utiliser des structures et des formes qu'il n'aura pas été entraîné à reconnaître consciemment dans des leçons de grammaire : l'usage intuitif et l'entraîne­ment systématique à cet usage doivent précéder la prise de conscience grammaticale".

Chacun de ces principes sera reconnu au passage au cours des émissions. Ainsi le caractère global de l'ensemble de l'exercice prenant son point de départ dans des activités de langage, de lecture, d'élocution préalables, sur lesquelles se fonde la leçon de grammaire proprement dite et dans lesquelles elle s'intègre le plus naturellement du monde. La leçon de grammaire ne peut être en effet construite qu'à partir d'éléments parfaitement compris et assimilés de l'expérience et du langage enfantins. Elle sera d'abord une approche de la langue par laquelle les élèves vont se familiariser avec des formes et des constructions diverses pour exprimer une situation ou une idée particulière, sans être contraints ou conditionnés par l'emploi d'une terminologie toute formelle ou de procédures mécanisées d'analyse ou de construction de phrases.

Dans la première émission, la mise en œuvre de procédures d'enrichissement n'aura rien de formel. Elle procèdera de l'expression spontanée enfantine et sera progressivement découverte par la manipulation et l'expérience des multiples ressources que la langue maternelle offre aux élèves d'un cours élémentaire pour dire, faire comprendre à sa maîtresse et à ses petits camarades, ce qu'il a voulu dire, ce qu'il y avait à dire, ce qu'on pouvait encore mieux dire pour que la pensée soit claire, complète, correc­tement et même joliment tournée ; sans bien s'en rendre compte, les élèves auront vu et fait "fonctionner" leur langue. Ils auront construit, créé, recréé, et, sans aucun appareil de nomenclature, fait de la grammaire, par analyse et par synthèse. Ils auront pris leur point de départ, et leur point d'appui sur l'expression et tous leurs efforts d'invention auront été orientés vers la communication d'un fait ou d'une idée qui les a vivement intéressés, retenus, et peut-être émus.

La deuxième émission, au niveau du cours moyen, tendra à présenter, dans un esprit et selon des principes analogues, l'analyse fonctionnelle d'une phrase d'auteur extraite d'une lecture ou d'une récitation connue. Partant ainsi d'une expression d'adulte, d'une situation ou d'un fait complexe, d'un niveau de langue plus élaborée, d'une pensée plus abstraite, comment des enfants de dix-onze ans vont-ils lire puis décomposer cette phrase proposée à leur esprit de finesse, à leur intuition puis à leur procédure d'analyse plus systématique des grands groupes fonctionnels d'abord, puis de chacun des termes ? Nous les verrons retrouver la structure, les rapports syntaxiques, les articulations et l'organisation interne, révélateurs du sens profond du texte dans son ensemble et chacune de ses parties, et sur lequel tout un travail de créations et de constructions nouvelles va pouvoir prendre pied en vue de mieux connaître et utiliser les ressources de la langue, instrument de communication et d'échange, moyen et fin de ce nouvel enseignement du français. S'il y a là une "révolution pédagogique", ce sont les résultats de l'expérimentation entreprise qui le diront.

Notes

(1) GUIRAUD (P.) : La grammaire, P. U. F., coll. • Que sais-je ? " n° 788.
(2) Voir : Projet d'instructions pour l'enseignement du français à l'école élémentaire, p. 3 et suiv., I. P. N., Département de la Recherche pédagogique.
(3) Voir : Évolution et tendances actuelles de la linguistique, Bull. R. T. S., n° 67, déc. 1967, et Dossiers pédagogiques, Radio, n° 5, févr. 1968, bibliogr.
(4) DUBOIS (J.) "La linguistique moderne", in Éducation nationale, 25-1-1968.
(5) WAGNER (R. L.) "Évolution du français", in Éducation nationale, 2-12-1965.
(6) RUWET (N.) La grammaire générative, Didier Larousse, 1966 ; REQUEDA (F.) Les exercices structuraux, Hachette, 1966, coll. Le français dans le monde, B. E. L. C.

 

© Roger Moline, in Atelier de pédagogie, télévision, enseignement élémentaire  - Expression orale et écrite, 1969

 

 

 

 

II. Un contrepied estimable : féroce critique (parfois indirecte) du Plan de rénovation "Rouchette"

 

L'inspecteur-professeur B. Toresse, auteur d'une série de manuels de français, présenta une série de critiques assez vives du Plan de Rénovation, axées autour de la notion de linguistique. Ses propos dépassent largement cette critique et, élargissant le débat, sont aussi particulièrement constructifs : ils n'ont pas vieilli.

 

Il nous paraît nécessaire de procéder à une mise au point à propos de la place qu'il convient d'accorder à la linguistique dans le mouvement actuel de rénovation pédagogique du français à l'école élémentaire.
Nous ne craignons point d'affirmer - après avoir lu tout ce qu'il n'est pas permis d'ignorer en la matière - que les connaissances de linguistique indispensables aux instituteurs pour la pratique quotidienne de leur classe sont peu nombreuses ; nous les résumons ci-dessous.

 

Lecture et orthographe

 

Une notion importante : les phonèmes. Il est évident que tous les maîtres doivent bien connaître les trente-six phonèmes de notre langue, unités minimales de prononciation des sons du français ; cela dit, le code graphique correspondant ne présente pratiquement aucune utilité pour les élèves, aussi bien en lecture qu'en orthographe : en effet, celle-ci n'est point phonétique et compte plus de cinq cents formes écrites différentes pour nos trente-six phonèmes ; en conséquence, aussi longtemps que l'orthographe française restera ce qu'elle est, la connaissance du code phonétique ne présentera qu'un intérêt de curiosité, sans incidence pédagogique majeure, tant à propos de la lecture (il n'est pas d'autre méthode véritablement éducative que la seule méthode globale naturelle ; or, celle-ci ne doit rien à la linguistique) qu'en ce qui concerne l'acquisition d'une orthographe correcte. Dans ces conditions, pourquoi, par exemple, enseigner aux maîtres en "recyclage" les diverses catégories de consonnes ? (les fricatives, les occlusives, etc., quel charabia !) Un instituteur n'est pas un orthophoniste, ni un acteur de la Comédie-Française.

 

Expression orale

 

Rien de nouveau à signaler, sinon quelques truismes énoncés depuis longtemps par Montaigne et Rousseau, vérités que l'école traditionnelle semble cependant ignorer, à savoir :
- priorité de l'expression orale par rapport à l'expression écrite (mais n'est-ce pas une simple question de bon sens ?) ;
- importance des automatismes oraux pour l'apprentissage du langage (ce qui justifie la pratique nouvelle des exercices structuraux - du moins dans les classes de français langue maternelle - car on sait qu'ils sont proposés depuis longtemps déjà aux élèves qui apprennent une langue étrangère) ;
- mise en évidence de la fonction essentielle du langage comme moyen privilégié de communication ; toutefois, plus que les linguistes, ce sont les psycho-sociologues qui ont démontré l'importance de cette fonction (cf. les ouvrages de K. Lewin et J.-L. Moréno).

 

Expression écrite

 

Rien ne provient des linguistes ; sinon, peut-être, une justification implicite de l'engouement récent que manifestent certains pédagogues à l'égard de la reconstitution intégrale d'un texte d'auteur, exercice que recommandaient déjà les Instructions officielles de 1938 ! En fait, toutes les techniques modernes d'expression écrite datent de cinquante ans : texte libre, correspondance inter-scolaire, etc.

 

Vocabulaire

 

Deux notions nouvelles : les sèmes et les co-occurrents.

 

a) les sèmes (ou "traits pertinents", ou "unités minimales de signification d'un mot") ne sont qu'une appellation moderne de deux notions très classiques en matière de définition, à savoir le genre prochain et la différence spécifique ; exemple : un tabouret, c'est un siège (genre prochain), sans dossier, ni appuie-bras (différences spécifiques) ; pour le même mot, le linguiste contemporain distingue trois sèmes (ou davantage) : siège, sans dossier, sans appuie-bras ; la "grille sémique" récapitule dans un tableau les divers sèmes d'un mot et, plus généralement, de deux ou trois para-synonymes ; c'est un procédé commode de visualisation des nuances de sens entre ceux-là ; sans plus d'ailleurs, compte tenu de la difficulté qu'éprouvent les enfants et les maîtres à découvrir les différents sèmes d'un mot, ce procédé ne peut être profitable qu'à partir du CM2 ; d'une manière générale, il a surtout sa place dans les classes du Ier cycle du second degré ;

 

b) les co-occurrents (ou voisins immédiats habituels d'un mot) : c'est une notion intéressante qui permet d'insister, beaucoup plus qu'on ne le fait ordinairement, sur l'emploi d'un terme selon ses divers usages courants ; soit le mot "meuble", par exemple ; les enfants établissent, par équipes de trois, en consultant divers dictionnaires, un inventaire d'expressions usuelles et de phrases telles que : acheter un meuble, vendre un meuble, vernir un meuble, etc. ; puis : le menuisier fabrique un meuble, maman essuie les meubles, ce beau meuble décore la salle à manger, notre voisin meuble richement sa villa, la terre du jardin est meuble, etc.

Une fois encore, il faut reconnaître que les Instructions officielles de 1938 conseillaient, dans ce sens, l'étude du vocabulaire ; ces Instructions conservent donc, en cette matière, toute leur valeur (avec cette restriction importante qu'un mot nouveau s'apprend "en situation" et non à un "moment" prévu et imposé par le maître ; ni, d'ailleurs, par l'étude d'un texte d'auteur : "on ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif").

 

Grammaire

 

Les linguistes-pédagogues proposent une nomenclature, des exercices, une méthode.

 

a) la nomenclature : elle est partiellement rénovée ; exemples :
- les "déterminants" : ils remplacent avantageusement les articles et les divers adjectifs de la terminologie classique autres que les qualificatifs ;
- les notions de syntagmes et de paradigmes (groupes fonctionnels : les premiers se déplaçant sur l'axe horizontal de la chaîne parlée, les seconds, sur l'axe vertical) ; ces deux notions permettent de mieux comprendre la structure de la phrase, son organisation et son fonctionnement, et justifient de nombreux exercices de permutation et de commutation ;

 

b) les exercices : en fait, sous un aspect nouveau, tous sont déjà anciens (cf. exercices de substitution de G. Prévot dans l'ouvrage "De la théorie à la pratique", recueil publié il y a plus de vingt ans chez Istra ; lire aussi l'article de R. Seguin, "Structure de la phrase" dans la revue L'École et la vie du 8.10.1949). Il y a mieux : certains linguistes-pédagogues remettent à la mode des pratiques stylistiques formellement déconseillées, à juste titre selon nous, par les Instructions officielles de 1938 (tels les exercices d'enrichissement de phrases ; pour se convaincre de leur nocivité, voir le film Grammaire et langue française I, n° PR 07210, série "Atelier de pédagogie" : tout ce qui est bon dans ce film provient de l'École nouvelle et non de la linguistique).

 

c) la méthode : elle n'est pas originale non plus ; intuitive au CE, progressivement inductive au CM ; mais n'est-ce point ce que préconisaient déjà - une fois encore ! - les Instructions officielles de 1923 et 1938 (que trop d'enseignants, décidément, n'ont jamais vraiment lues).

En somme, si la linguistique contemporaine apporte à l'instituteur quelques éclaircissements à propos du contenu de la grammaire, elle ne propose rien au niveau méthodologique. Toutefois, les linguistes modernes ont le mérite de dénoncer - au moins implicitement - deux vices caractéristiques des classes traditionnelles :
- d'une part, l'absence de communication authentique entre les élèves ;
- d'autre part, la pratique d'exercices formels qui n'apprennent ni à mieux parler, ni à mieux écrire (du genre : le chat, la chatte, par exemple).

Au total, l'inventaire des notions de linguistique utiles dans une classe primaire s'avère particulièrement décevant ; nous avons même, parfois, une impression de "bluff" et de "poudre aux yeux" : on enveloppe, dans un nouvel emballage, une marchandise que nous connaissons depuis longtemps.

 

En tout cas, nous demandons qu'on cesse de présenter la linguistique comme "la planche de salut" de la rénovation pédagogique du français. S'il est nécessaire qu'un enseignant connaisse le système de fonctionnement de sa langue, n'est-il pas important qu'il sache aussi comment l'enfant acquiert et perfectionne son langage ? (ce que ne disent point les linguistes). C'est pourquoi nous contestons l'utilité de certains stages de "recyclage" qui comportent deux heures hebdomadaires de linguistique et seulement deux heures de pédagogie du français : n'est-ce pas une aberration, voire une duperie à l'égard des maîtres ? Nous en connaissons auxquels on a beaucoup parlé de phonèmes, graphèmes, morphèmes, lexèmes, monèmes, sèmes et archisèmes, etc., et qui se retrouvent dans leur classe, après trois mois de stage, Gros Jean comme devant, incapables de rénover quoi que ce soit en français, parce qu'on ne leur a pas présenté, sous une forme concrète - faute de temps ou de compétence - les méthodes, les techniques et les procédés qui renouvellent la pédagogie traditionnelle, à savoir par exemple : la méthode globale naturelle de lecture, la méthode des projets, les diverses conceptions de l'entretien du matin et de l'exposé d'élève, la "mini-télé", "Tout l'univers en boîtes", les dix ou douze manières de corriger un texte libre et de reconstituer un texte d'auteur, la pratique précise du thème (que l'on confond presque toujours avec celle du traditionnel centre d'intérêt), les activités de découverte, d'expression ou de communication que suscitent l'enseignement individualisé, la correspondance inter-scolaire et la classe coopérative.

Disons-le tout net : les méthodes nouvelles d'enseignement du français ne doivent rien à la linguistique moderne, celles-là étant bien antérieures à celle-ci. C'est ainsi, par exemple, que le "Plan" publié dans la brochure n° 47 (collection "Recherches pédagogiques", SEVPEN éditeur) - qui a été très largement inspiré par les travaux des linguistes - ne nous a rien appris que nous n'ayons déjà lu dans les ouvrages de Claparède, Decroly, Dewey et Freinet. Il est d'ailleurs réconfortant pour les adeptes des divers mouvements de L'École nouvelle de constater que les équipes chargées d'expérimenter le "Plan" ont tout simplement redécouvert quelques-uns, mais quelques-uns seulement, des principes fondamentaux de la pédagogie préconisée il y a cinquante ans par Kerschensteiner, Claparède, Dewey, Decroly et Freinet, à savoir : pédagogie de la réussite, de la découverte, de la motivation, du vécu, de la communication, de la coopération ; pédagogie globale, ascendante, génétique, libératrice et démocratique (d'après la Charte de l'École nouvelle, 1921).

En définitive, s'il s'agit, pour les maîtres de l'école élémentaire, d'apprendre un nouveau "savoir" (en psychologie de l'enfant et en psycho-sociologie, d'abord ; en linguistique ensuite, celle-ci ne constituant pour un enseignant qu'une science annexe) il s'agit aussi d'acquérir un nouveau "savoir faire" (méthodes, techniques et procédés) et, bien davantage encore, un nouveau "savoir être", c'est-à-dire une attitude et un style de relation nouveaux envers les enfants. Comme l'ont confirmé des expériences récentes, "la manière d'enseigner importe beaucoup plus, pour l'éducation des enfants, que la matière enseignée". Rénover l'enseignement du français, ce n'est donc pas, essentiellement, en changer le contenu : c'est d'abord en changer la forme. À une pédagogie centrée sur le maître et sur les programmes, doit se substituer une pédagogie centrée sur l'enfant, ses intérêts, ses besoins et ses aptitudes.

Au demeurant, par-delà cette "révolution copernicienne", ce qui est fondamental c'est de déconditionner les enfants, les adolescents et les enseignants des rites que leur impose une éducation traditionnelle fondée sur les principes philosophiques des jésuites du XVIIe siècle (ce qu'ignorent les neuf dixièmes des maîtres et professeurs laïques !). Aujourd'hui, il ne s'agit plus de former les sujets passifs, bien instruits, certes, mais conformistes, individualistes et nationalistes que l'école - au service de la société dominante - a trop longtemps produits ; il s'agit, d'une part, de former des hommes harmonieusement épanouis par une éducation totale (corporelle et artistique d'abord ; intellectuelle, ensuite - on remarquera l'inversion des priorités) ; il s'agit, d'autre part, de former des "citoyens du monde" conscients de leurs responsabilités et de leur solidarité internationales ; mais, aussi, capables de s'adapter aux multiples mutations qu'exige la vie moderne, et de contester, s'il y a lieu, les fondements de leur société : telles sont les véritables finalités de la rénovation pédagogique, non seulement du français, mais de tout l'enseignement en général.

Comme nous sommes "loin" des petits problèmes que pose la linguistique à l'instituteur ! Que les maîtres de l'école élémentaire se rassurent : au XXIe siècle, comme au temps de Molière, on continuera de dire, en un bon français, et sans recevoir aucune information de linguistique : "Nicole, apportez-moi mes pantoufles".

 

© Bernard Toresse (1924-2009), Inspecteur départemental de l’Éducation nationale, in L’Éducation du 19 octobre 1972, pp. 11-12

 


 

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