"Il est tentant de [...] s'en prendre à cette bonne vieille méthode globale d'apprentissage de la lecture. Ces querelles sont usantes et en partie insolubles tant les arguments avancés, plus idéologiques que techniques, sont difficiles à réfuter [...]. Il faut croire qu'on préfère en France débattre d'idées susceptibles de conforter des opinions préconçues plutôt que de prendre le temps de s'informer sur des outils qui permettraient d'argumenter de façon moins subjective. L'ouvrage de M. Le Bris, souvent cité ces derniers mois, illustre ce biais, en énonçant un ensemble de points de vue qui seraient tout à fait respectables s'ils ne prétendaient aboutir à une condamnation aussi générale que hâtive". (Jean-Pierre Jaffré, Leaple, Umr 8606 du CNRS, 11-02-2005)
"Comme d'habitude, ce genre de littérature de combat n'est pas avare de missiles qui s'égarent en pure perte… quand ils ne reviennent pas dans la figure de l'envoyeur". (G. Record, lettre personnelle, 14 octobre 2005)
Cet ouvrage est une sacrée volée de bois vert administrée en dix "leçons" (Ex : leçon 5, l'autorité) et quelques annexes. On a cependant de la peine, il faut l'avouer dès l'abord, à rendre compte - même de façon parcellaire - d'un pamphlet non seulement outrancier, ce qui est peut-être la loi du genre, mais qui dénote un manque préoccupant de "culture" pédagogique. M. Le Bris, à qui il faut d'emblée accorder un sens certain de la formule, nous révèle que son ancien instituteur, à qui il tient à rendre hommage (ce qui n'est pas une originalité, d'ailleurs : c'est un acte de piété laïque que nous commettons tous), lui apprit "à tourner sept fois [sa] langue dans [sa] bouche avant de parler" (ouvr. cit., p. 115). Quel dommage qu'il ne se soit pas souvenu de ce sage précepte et qu'il ne l'ait pas davantage appliqué ! Car si nombre de ses charges font, il faut le reconnaître, mouche, dans l'ensemble les condamnations prononcées sans nuances et surtout sans preuves (d'où le succès de ce livre auprès des parents d'élèves(1), si souvent prompts à prôner pour leur progéniture les "méthodes" dont ils sont, pour nombre d'entre eux, sortis meurtris) ne sauraient recueillir sans examen, même superficiel, l'assentiment de tous ceux qui, connaissant un peu le système éducatif et son histoire, savent combien sa réalité est complexe à décrire.
Un exemple parfait de cet excès ? On peut le relever à partir d'une interview donnée au Figaro littéraire (du 29 avril 2004) : L'école primaire a failli à sa mission. Elle ne forme plus d'élèves sachant lire et compter à leur entrée au collège. L'origine du mal ? Les méthodes que l'Éducation nationale impose depuis la loi - dite Jospin - de 1989, notamment celle de la lecture semi-globale, qui n'apprend plus à déchiffrer avec les syllabes mais à "deviner" les mots.
Il faudrait ici reprendre chaque mot, chaque phrase, et modérer des certitudes d'autant plus assénées qu'elles sont parfaitement infondées, pour ne pas dire mensongères. En effet, si l'on peut éventuellement reprocher pas mal de choses à la loi "dite Jospin" - et on y reviendra - on chercherait en vain les "méthodes" qu'elle "impose", en particulier s'agissant de l'apprentissage lexique. Un mot d'explication, à cet égard : une méthode dite "semi-globale" comporte une page de "global", pour faire moderne (?), et cent pages de "syllabique". Si on s'appuie là-dessus pour étayer des convictions concernant la "faillite obstinée" de l'école, il faudra vraiment repasser. Sauf à passer pour un incompétent. Par exemple, on notera que notre instituteur, après avoir encensé la "méthode Boscher" (sic. p. 23), fait de Daniel & Valérie une "méthode approximativement semi-globale" (re-sic. p. 26). On aura tout lu.
C'est donc ne strictement rien connaître au problème que d'accuser la "semi-globale" et autres fariboles prétendument "modernes" d'être à l'origine d'une catastrophe sans précédent, touchant absolument toutes les étapes de l'enfance ("Cette déliquescence est visible à tous les niveaux : de notre temps, nous étions propres dès dix-huit mois. Aujourd'hui, il n'est pas rare de rencontrer des bambins de cinq ans en couches-culottes" !!!). Et quand Le Bris écrit : "La méthode globale, c'est avant tout l'absence de méthode" (sic. p. 34), on pourrait justement lui retourner le compliment : il n'y a aucune méthode, sinon celle de l'accumulation, dans son incroyable charge(2).
Toujours à propos de cette pauvre "globale", on peut lire, sous sa plume vitriolée : "La méthode globale pure a été appliquée par décision volontariste à partir de 1938 en plusieurs tentatives successives […] Chaque fois, la catastrophe est si soudaine et si grave que, très vite, les parents des premiers élèves globaux se mettent à protester contre les écoles qui l'appliquent" (p. 34). Mais où l'auteur est-il donc allé chercher cela ? La seule tentative "volontariste" d'application de la "globale pure" a eu lieu chez nous dans les années 70, et dans une petite dizaine de CP, sous la conduite de Foucambert (que le Bris traite comme il le mérite, mais la question n'est pas là) : on ne sache pas que cette expérience ultra, ultra minoritaire (comptons, à la louche, environ 35 000 classes de CP), ait entraîné les "catastrophes" dont il nous abreuve…
De même, quand il écrit : "Pourtant, les élèves des maîtres plus anciens, qui osaient continuer à faire des dictées ou à apprendre la lecture par syllabage systématique, obtenaient de meilleurs résultats", à quel moment entreprend-il de nous prouver de telles assertions ? Bien au contraire, on peut lui opposer un court passage des I. O. de 1938(3) dont on peut pour le moins tirer qu'à la veille de la seconde guerre mondiale, à une période où le consensus social était fort, au contraire d'aujourd'hui, et où les attentes vis-à-vis de l'école étaient non contradictoires, les méthodes "anciennes", tant prônées par Le Bris et ses semblables, étaient loin d'obtenir les résultats qu'ils leur prêtent bien généreusement ! De même encore, lorsqu'il avance : "Il semble que les méthodes globales-naturelles-phonétiques atteignent systématiquement un ou deux degrés de moins que ce qu'on aurait atteint avec une méthode ouvertement syllabique et s'il y a des lecteurs globaux, ils sont nuls en orthographe" (p. 64), on s'interroge une fois de plus : sur quoi s'appuie-t-il pour énoncer de telles contre-vérités (certes, tempérées par le "semble") ? De même enfin, quand il affirme : "La méthode naturelle fait étudier aux enfants leurs textes d'enfants. Elle utilise leur langue enfantine telle qu'elle est. Elle n'apporte pas de littérature. Elle n'apporte pas de livres" (p. 45), on peut lui opposer le démenti le plus formel (et le plus indigné), et lui demander s'il considère le langage bébête de la "méthode" Boscher comme de la littérature…
Bref, nombre de ses assertions sans contrôle ne sont que caricatures éhontées de ce que souhaitent faire les "méthodes nouvelles"(4) : dire des enfants qu'ils sont "acteurs de leurs apprentissages" ne signifie pas du tout "qu'ils se débrouillent seuls" ! (p. 34. De la même manière, il est mensonger d'asséner, p. 139, que "la pédagogie moderne exige que l'enfant découvre tout par lui-même"). Vouloir travailler sur l'acte lexique à partir d'hypothèses ne signifie pas faire procéder par devinettes. Enfin, confronter les enfants à divers types de textes (Tiens ? On venait de lire que la "méthode naturelle" n'apportait pas de littérature…) n'est pas infondé, et il n'y a là aucune "carabistouille" (p. 168). Il est facile, quand on n'a qu'une culture limitée, de faire ricaner en affirmant que "la quasi-totalité des théories pédagogiques qu'on nous impose sont fausses" (p. 112). Cela se nomme, au vrai, du poujadisme pédagogique. Mais c'est une autre paire de manches de s'atteler à le prouver.
On pourrait, de même, montrer que Le Bris caricature outrageusement les activités d'éveil (leçon 4, la formation), mais pour ne pas alourdir ce survol, on ne s'y arrêtera pas.
En revanche, on dira que si la charge contre la loi Jospin est parfois sans nuances, ce que l'auteur dit sur le projet d'école, sorte de nouvelle religion issue du texte du 10 juillet 1989 est bien vu (pp. 260 sq.), de même que ses quelques remarques sarcastiques (et qui font mouche) sur les IUFM. Quant à la "conférence de Georges Truc" (pp. 118 sq.), elle est réellement croustillante, plus vraie que nature. Et notre Directeur d'école nous met encore davantage en joie en nous donnant à lire des extraits fumants de rapports d'inspection, il faut le dire plus que cocasses.
Mais si le passage qui nous rappelle que "ce n'est pas la démocratie dans la cour du collège, c'est la loi du plus fort, du plus fourbe, du plus cruel" (p. 189), juge, et juge bien, ce que l'on nomme trop commodément "autodiscipline", notre auteur omet de dire qu'il n'y a là qu'une caricature de l'apprentissage de l'autonomie, tel que souhaité par les pédagogues "modernes"(5).
Il faut maintenant ne pas rater, last but not least, le protocole d'acte d'inspection qui nous est donné à lire. Pour des raisons évidentes, il m'a passionné, meurtri, abasourdi : Jospin et les siens voulaient, au départ, supprimer les Inspecteurs. Ils ont fait mieux : supprimant le concours de recrutement fort difficile, national et sur épreuves anonymes, ils en ont fait une vague liste d'aptitude pour gens parfaitement lisses, politiquement corrects et bien dressés (l'entrevue, l'audience, comme vous voudrez, que rapporte Marc Le Bris est fort éclairante, hélas). Bref, ils ont ridiculisé le corps qui les gênait, ils l'ont même humilié hiérarchiquement. Belle ouvrage. Mais revenons à cet hallucinant protocole "volontairement technique", qui mériterait de figurer in extenso dans un dictionnaire de la connerie issue des amours contre-nature de l'Administration et de l'Université. Retirons-en au moins une phrase (pp. 357-358), si savoureuse : "Cette évaluation (sic) doit faciliter le repérage d'orientations du travail (sic) compatible d'une part avec le contexte de l'exercice professionnel (sic), mais aussi, d'autre part avec l'évolution des demandes institutionnelles (sic). Cela suppose donc de l'acte d'inspection qu'il oscille (sic) en permanence (sic) entre la dimension de contrôle (sic) pour référer (sic) aux enjeux (solécisme !) (re)connus (sic) et la dimension d'évaluation (sic) pour élaborer conjointement les pistes de travail en leur donnant du sens (sic) par rapport à la pratique déjà mise en place" (sic et ouf !). Cela signifie, en clair, j'ai la trouille d'inspecter, je ne me sens guère en mesure de procéder à ce contrôle qui est pourtant une des facettes de mon activité. Alors, je vous enfume avec un verbiage que vous ne maîtrisez certainement pas - et comme vous n'aurez pas la présence d'esprit, ni l'outrecuidance, de me demander si, moi, je le maîtrise, je reste donc le patron… Bon, il se trouve que ce matin même, je lis ce titre dans un quotidien : "Le professeur agressé pourrait poursuivre l'Éducation nationale" (il s'agit, à Étampes, d'une lamentable et symptomatique agression - au couteau ! - d'une enseignante de vingt-sept ans par un "jeune" élève de dix-huit ans). Eh bien de même, à la réception du torchon dont je n'ai donné qu'un court extrait, je comprends parfaitement que les enseignants aient pu se sentir agressés. Je comprends moins qu'ils n'aient pas, en masse, porté plainte. Le Bris, lui, à sa manière, l'a fait. Cependant, si, sans doute l'Éducation nationale est, "quelquefois, assez minable" (p. 163), son ouvrage l'est à son tour, et beaucoup trop souvent. Il convient pour terminer de se demander pourquoi.
Écrit dans le même registre que "Un poisson rouge dans le bocal", et autres brûlots plus ou moins étayés, Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter ! La faillite obstinée de l'école française, est un ouvrage qu'on pourra cataloguer "à droite", de la même veine que tant d'articles, publiés à longueur d'années dans Le Figaro (entre autres) et mettant en cause, de façon préférentielle, l'école publique. Il y a, semble-t-il, une explication à cette attitude, qui à l'évidence n'est pas politiquement correcte. Depuis la Libération, on ne le dira jamais assez, le Parti communiste et ses "compagnons de route" font peser sur la société française une chape de plomb dont l'ouvrage de Jean Sévilla, Le terrorisme intellectuel, ne donne qu'une assez faible idée. Cette chapelle n'est aujourd'hui ultra-minoritaire que dans les urnes : dans l'Éducation nationale (entre autres services), elle régit tout en sous-main, et pas seulement les carrières (on notera que, contrairement à ce qui se passe dans le pays, les votes au sein des syndicats enseignants donnent une majorité sans appel à la tendance issue du P. C.). Elle a noyauté toutes les formes de "rénovation" de la pédagogie (songeons par exemple que les "grands noms" de la linguistique - autant "universitaire" que "scolaire" - appartiennent, ou appartenaient pratiquement tous au P. C.), et quand elle n'a pu les contrôler, alors elle les a sabordées : l'exemple du devenir du Plan Rouchette est éclairant à cet égard. Il n'y a de place médiatique, il n'y a de tribune que pour ceux à qui l'imprimatur stalinien a été fourni, ouvertement ou discrètement, par la Place du Colonel-Fabien… Il ne reste par conséquent, à ceux qui n'ont pas envie d'être embrigadés de la sorte, qu'à manier l'outrance, la caricature grossière, pour pouvoir se faire entendre. C'est ainsi qu'il faut interpréter, je pense, cette "littérature" marginale, mais qui a tant de succès.
Si le débat était plus libre, il serait plus serein. Hélas ! Nous n'en sommes pas là. Nous en sommes même encore fort loin.
Notes
(1) "La plupart des praticiens de l'éducation nouvelle ont fait la même expérience : ce sont les parents qui constituent souvent le principal obstacle à l'application des méthodes actives. Il y a à cela deux raisons combinées et faciles à comprendre. La première est que, si l'on a confiance en des méthodes connues, en usage de longue date, on éprouve quelque inquiétude à l'idée que ses propres enfants puissent servir de sujets d'expérience, de "cobaye" suivant le cliché connu (comme si tout changement de programme, de manuel ou de maître, dans l'école traditionnelle, n'était pas aussi une expérience !). La seconde est que le souci dominant des parents, à tous les niveaux de la scolarité et même de l'éducation familiale préscolaire, est que leurs rejetons ne se trouvent pas "en retard " : il faut qu'un bébé sache marcher à x mois, au risque de devenir cagneux ; il faut qu'un bambin de l'école maternelle sache lire et compter jusqu'à 20, à x années, alors que tout conseille de ne rien bousculer artificiellement et de consacrer cette période d'initiations, précieuse entre toutes, à établir les fondements les plus solides possibles : or, les activités multiples de manipulation et de construction, qui sont nécessaires pour assurer la substructure pratique de l'ensemble des connaissances ultérieures, apparaissent aux parents comme un luxe inutile et une perte de temps, retardant simplement ce moment solennel et attendu par toute la tribu où le néophyte saura lire et compter jusqu'à 20 ! Et il en va de même à chaque nouvelle étape..." (Jean Piaget, Où va l'éducation, Denoël, 1948, pp. 78-79).
(2) Le laisser-aller généralisé (largement post-soixante huitard), le mépris de toute règle et… les problèmes de discipline afférents (M. Le Bris y fait une courte mais explicite allusion) sont des causes autrement plus responsables de la "faillite" de l'école. Si "faillite" il y a.
(3) "Les programmes de l923 ont estimé que les élèves, après les trois premières années de scolarité, c'est-à-dire dès le début de la première année du cours moyen, doivent posséder complètement le mécanisme de la lecture. Ces vues exprimaient plutôt un idéal que la réalité. Des constatations faites dans de nombreuses écoles, il résulte que la "lecture courante", n'est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves. Tant que les enfants en seront encore à la lecture hésitante, obligés de consacrer un certain effort d'attention au déchiffrage des mots et des syllabes, la lecture ne pourra être utilisée efficacement pour l'étude de la langue".
(4) Je prends ce terme dans son acception générique, ce qui correspond en gros à l'article éponyme publié en 1939 par Jean Piaget, dans le tome 15 de l'Encyclopédie française.
(5) Et ce serait (peut-être) pousser le paradoxe trop loin si on lui faisait observer que, précisément, la démocratie, c'est la loi du plus fort, du plus fourbe, du plus cruel. Il n'y a qu'à observer les jeux politiciens, qui n'ont rien à voir avec les Béatitudes.