Nous reproduisons ci-dessous une interview qui a été demandée à Jean Piaget à l'initiative de l'Association Française des Chercheurs en Didactique (A.F.C.E.D.).

 

"Mon collègue et ami Souriau nous a dit, avec son habitude des formules à l'emporte-pièce, que les mathématiques modernes constituent le plus grand fiasco pédagogique qu'on ait jamais connu en France, et qu'on s'en apercevra dans les années qui viennent. "

F. Halbwachs

 

 

Les personnes participant au débat étaient :

 

Jean Piaget (1896-1980)

Annie BESSOT, psychologue à l'I.R.E.M. de Grenoble

Francis Halbwachs (1914-1986), professeur à l'Université de Provence

Pierre Jullien (1936- ), directeur de l'I.R.E.M. de Grenoble

Jean Kuntzmann (1912-1992), professeur à l'Université de Grenoble

 


Précisons, à titre d'introduction, que le fond de tableau est la très profonde réforme de l'enseignement des mathématiques, entreprise depuis quelques années à tous les niveaux en France, en Suisse et dans plusieurs autres pays, réforme généralement connue sous le nom de "maths modernes".

Ce qui nous a amenés à demander une interview à Piaget, c'est le fait que les promoteurs de la réforme s'appuient très souvent sur des citations de Piaget. Bien entendu, et bien que les citations soient exactes, dans une œuvre aussi riche que celle de Piaget, on peut isoler les formules séparées de leur contexte et en faire toute une doctrine. Aussi nous a-t-il paru très important de questionner directement Piaget pour avoir son opinion authentique sur un certain nombre de points qui pour nous font problème.

 

 

(À propos de l'enseignement des mathématiques)

 

 

Première question

 

La notion d'ensemble occupe une place fondamentale dans la synthèse bourbakiste. Cela s'explique par la nécessité de bien préciser à quels êtres on s'intéresse (par exemple on ne peut pas définir une relation sans préciser d'abord l'ensemble de départ et l'ensemble d'arrivée). Il nous semble que les choses se passent tout autrement dans l'esprit de l'enfant. La notion d'ensemble s'y présente lorsque l'on veut parler "collectivement" de certains êtres. Par exemple passer des élèves considérés individuellement à la classe ou à l'école.

À notre connaissance, on trouve dans les travaux de votre école très peu d'allusions à la notion d'ensemble en tant que tel.

Pourriez-vous nous préciser vos conceptions ?

Piaget - Je pense que vous avez complétement raison et que la notion d'ensemble propre aux mathématiciens se trouve tard chez l'enfant et se présente sous une toute autre forme, quand on leur parle d'ensembles et qu'ils pensent simplement à des collections, à des individus vus collectivement. Dans ce cas-là, je ne parlerai pas d'ensembles pour ma part, mais je parlerai de classes.

Ce qui est primitif, ce sont les relations et les classes, mais j'ai toujours cru (peut-être que c'est dû à mon incompétence mathématique) qu'il y avait ensemble à partir du moment seulement où on pourrait faire une correspondance cardinale entre une collection et une autre, en présentant une correspondance qui ne soit pas qualitative.

On peut faire des correspondances qualitatives : par exemple, vous mettez un carré, un rond, une étoile, un losange, etc. et l'enfant mettra en face d'un carré un autre carré, en face du rond un autre rond, etc. Je ne parlerai pas d'ensemble dans ce cas-là ; ce sont deux classes mises en isomorphisme et en correspondance ; il y a correspondance qualitative et non pas la correspondance, que dans mes papiers j'ai toujours appelée quelconque.

C'est peut-être un terme abusif, mais j'entends par là qu'on fait abstraction des qualités et que chaque élément est pris pour une unité. Alors, au carré pourra correspondre un rond, à l'étoile un losange, peu importe. L'enfant conclura qu'il y en a autant, puisqu'il y a correspondance. Ça c'est un ensemble. Ainsi l'ensemble suppose, dans ma perspective, la construction du nombre, et la conservation du nombre, surtout.

F.H. - Autrement dit, la notion d'ensemble est beaucoup moins précoce qu'on ne le croit.

Piaget - Beaucoup moins. En résumé, un ensemble défini comme une collection caractérisée par des caractères communs, je n'appelle pas ça un ensemble. C'est une classe.

Alors nous assistons, entre 5 et 8 ans, à la construction des classes, qui est loin d'être aisée. Les enfants font d'abord des petites collections juxtaposées, puis des collections emboîtées, mais sans arriver encore à l'inclusion, ni surtout, à la quantification de l'inclusion, c'est-à-dire à l'idée qu'il y a plus dans B que dans A si A fait partie de B. L'enfant comparera A non pas à B, mais à l'autre partie de B. Ceci jusque vers 8 ans (à peu près en moyenne chez nous).

Alors, à partir du moment où il y a classe avec tous ces caractères, y compris la quantification de l'inclusion, à partir du moment où il y a relation avec ses caractères de sériation possible, de transitivité surtout, à ce moment-là, je pense que c'est la fusion en un même système de l'inclusion et de l'ordre, qui engendre le nombre, à la fois cardinal et ordinal (on y reviendra tout à l'heure), c'est à partir de ce moment-là que je parlerai d'ensemble. L'ensemble c'est la collection, non dénombrée, mais dénombrable. Tandis qu'il me paraît abusif d'appeler ensemble n'importe quel petit paquet d'éléments.

F.H. - Entouré d'un morceau de laine bleue.

Piaget - Oui. Bon nombre de gosses quand on fait n'importe quelle expérience et qu'on leur donne un matériel quelconque et qu'on demande : qu'est-ce que c'est que ça ? Ils commencent par vous dire : c'est un ensemble. Où cela mène-t-il ? À rien.

P.J. - Autrement dit, vous pensez qu'il n'y a pas d'ensemble s'il n'y a pas de structure.

Piaget - Il y a structure dans les classes, il y a structure dans les relations sériales : il y a organisation partout.

F.H. - Donc, si j'ai bien compris, l'ensemble serait une collection qui s'apprêterait à recevoir un cardinal.

Piaget - C'est ça.

F.H. - C'est-à-dire, quand on aurait fait abstraction de toutes particularités propres aux différents éléments.

Piaget - Les propriétés qualitatives propres aux individus.

F.H. - C'est ça. C'est un travail d'abstraction qui implique toute une histoire.

Piaget - Exactement, qui implique la construction préalable de la logique des classes et celle des relations, enfin des éléments fondamentaux. Alors je n'ai pas parlé d'ensemble. J'aurais pu le faire à partir du moment où nous avons étudié la conservation du nombre quand on modifie la configuration d'une collection, mais à cette époque, ce n'était pas à moi de parler d'ensemble à propos de n'importe quoi.

 

Deuxième question

 

Vous dites, à propos des nombres, que le cardinal et l'ordinal y sont inextricablement mêlés. C'était la position de l'enseignement ancien. C'est aussi la position finale de l'homme évolué. Nous sommes frappés du fait que les expériences sur les cardinaux dont on trouve la description dans les travaux de votre école sont à peu près toutes du type suivant :

- on aligne des objets, ou on fait une file, c'est-à-dire un être muni de la structure ordinale (passer au suivant) ;

- on effectue une succession d'actions (en général identiques). Ceci a aussi une structure ordinale (passer à l'action suivante).

C'est seulement à partir de cette base que l'on introduit les correspondances et par suite le cardinal.

Nous ne voyons par contre aucune situation où le cardinal précède l'ordinal. Qu'en pensez-vous ?

Piaget - Eh bien là, je ne suis pas entièrement d'accord avec vous. D'abord, cette file où on aligne des objets me paraît, en effet, être une succession ordinale, si on veut la traduire en termes précis, mais cela supposerait qu'on thématise la chose, qu'on la conceptualise, tandis que, aligner les objets, c'est de l'ordination en action, et cette action ne suppose pas nécessairement du tout la thématisation ou la conceptualisation de la part de l'enfant, ou ce que Henriquès appelait ce matin, l'objectivation. Ce n'est pas encore un "être de pensée".

Alors pourquoi est-ce que vous ne trouvez pas d'expérience sur le cardinal pur ? Je suis malheureusement resté à la position de l'enseignement ancien et à la position finale de l'homme évolué, c'est-à-dire que si ma conception de la formation du nombre comme synthèse de l'inclusion et de l'ordre est exacte, il est impossible d'avoir un cardinal quelconque sans ordination et un cardinal quelconque sans cardination.

La loi fondamentale qui engendre les nombres entiers, naturels, c'est le n + 1, or le n + 1 est à la fois ordinal et cardinal. Et puis comment voulez-vous définir l'ordinal sans le cardinal ? Le troisième c'est celui qui a deux prédécesseurs, le deuxième c'est celui qui n'en a qu'un, le premier c'est celui qui n'en a pas. Il y a toujours de l'ordinal derrière qui permet de les distinguer ; sans cela il n'y a aucune distinction possible. Et réciproquement, quand le sujet fait des correspondances quelconques (au sens de tout à l'heure) entre deux collections, s'il fait abstraction des qualités, ou si on prend soin de lui donner des objets tous équivalents comme qualité (par exemple des jetons de même couleur), le seul moyen qu'a le sujet de distinguer les éléments pour pouvoir les définir cardinalement, c'est l'ordre ; c'est que l'un vient après l'autre. S'il n'y a pas un ordre spatial ou un ordre temporel-spatial c'est l'opinion habituelle, ou temporel (c'était Kant et Brouwer), il n'y a pas de cardination possible. Alors je pense que les deux sont toujours liés.

Maintenant, vous dites qu'il n'y a pas d'expérience sur la cardination. D'abord, je nie qu'il puisse y en avoir à l'état pur, comme je viens de le dire, mais je crois tout de même que nous avons fait des séries d'expériences où le cardinal semble prédominer. Prenez par exemple les expériences récentes que nous avons faites sur les problèmes de conservation. Quand vous donnez une collection d'objets quelconques, ou en ligne peu importe, et que vous changez la configuration, tous les petits vous disent "maintenant il y en a plus, ou il y en a moins, ce n'est pas le même nombre".

Notre hypothèse récente (relativement récente, elle date de 3 ou 4 ans) c'est que pour qu'il y ait conservation, il faut que le sujet comprenne que si l'objet a changé de forme, c'est qu'on a déplacé les parties. Deuxièmement, et surtout ceci : il faut qu'il comprenne que si on a déplacé des parties, le déplacement n'est pas un accroissement absolu du côté du point d'arrivée, mais toujours une correspondance précise entre ce qui arrive à un bout et ce qui a été enlevé à l'autre bout.

Alors, nous avons fait des expériences de contrôle avec des collections discrètes ; c'est dès 5 ans, 5 ans et demi qu'ils arrivent à la conservation en procédant de la manière suivante :

- La collection (2 collections : une collection témoin, sans cela on ne peut pas raisonner). Vous prenez une collection semblable à la collection témoin. Vous enlevez quelques éléments, 3 ou 4, et vous demandez s'il y en a autant. Tous répondent, bien sûr, que non.

- Puis vous les remettez, mais à une autre place. On peut du reste faire la même chose dans le continu avec un boudin d'argile : au lieu de pousser en faisant un boudin, on enlève un bout derrière et on le recolle devant. Alors là, tous vous disent : "Mais c'est la même chose, on a remis ce que l'on avait enlevé".

- Vous reprenez alors, avec des gosses de 5 ans et demi, nos expériences traditionnelles sur la conservation, sans enlever et remettre, mais simplement, en changeant la forme. Ceux qui ont compris ne tombent pas dans le panneau, ils vous disent : "C'est comme avant, seulement vous avez poussé au lieu d'enlever". Voilà alors une expérience où l'aspect cardinal me paraît jouer un rôle essentiel.

- Maintenant, une autre expérience plus ancienne que j'avais faite avec Bärbel Inhelder sur la récurrence. On donne à l'enfant un bocal transparent, un autre masqué par un écran. On lui demande de mettre d'une main une perle dans l'un, de l'autre main une perle dans l'autre, et puis de faire cela un certain nombre de fois. Alors au bout d'un moment, on lui demande s'il y en a autant des deux côtés. Tous les petits vous répondent alors : "Bien sûr, j'ai mis chaque fois une".

"Maintenant, si tu continues toute la journée, toute la nuit, toute la semaine, jusqu'à dimanche, est-ce que l'on peut être sûr qu'il y aura tout le temps la même chose ?" Alors les plus petits disent: "Ah non! Ça, je ne peux pas dire, il faudrait voir". Ils refusent de généraliser. Mais dès 5 ans et demi il y en a qui comprennent et je me rappelle un petit garçon en particulier, qui a dit : "Mais c'est sûr, ce sera toujours la même chose, quand on sait pour une fois, on sait pour toujours." Ce "savoir pour toujours", c'est absolument la récurrence. Et cela me paraît beaucoup plus cardinal qu'ordinal.

Cela me paraît d'autre part une vérification de mon idée du nombre comme synthèse de l'inclusion et de l'ordre, parce qu'il y a les deux éléments dans l'action - ça n'est pas thématisé tout de suite. Dans l'action, ils rajoutent chaque fois, donc il y a l'ordre des actions successives ; mais en même temps, ils ajoutent des deux côtés, en correspondance, et il y a l'élément cardinal ; il y a les deux de nouveau et vous ne pouvez pas les dissocier.

Mais avec ce genre d'action, vous arrivez à une synthèse locale (locale : dans cette situation), tandis que avec le même gosse qui venait de dire : "On sait pour toujours", si on reprend sur la table une rangée, avec une rangée témoin, et qu'on allonge une des deux, il vous dira : "Il y en a plus de ce côté". Il n'avait pas la conservation du nombre, en dehors de la situation particulière, où il y avait en fait, synthèse de l'ordre et de l'addition. Cela me paraît joli.

P.J. - Oui, c'est essentiel, tout ça.

J.K. - En fait, si nous avons posé cette question, c'est parce que la notion de file au point de vue informatique, est une notion tout à fait fondamentale et qu'on rencontre, effectivement, dès qu'on ouvre les manuels. En particulier, dès l'enseignement élémentaire, on trouve des files partout.

Piaget - Oui, mais dans l'action. Cela ne veut pas dire encore qu'il y ait thématisation et analyse des conditions logiques.

Les actions sont toujours en avance sur la pensée. Nous le savons par une expérience joyeuse au Symposium d'Épistémologie, il y a quelques années, où Androulla Henriquès avait fait pendant l'année des recherches sur la "prise de conscience". On demandait aux gosses de marcher à quatre pattes, ensuite on leur demandait comment ils avaient fait.

Les petits vous donnaient des réponses farfelues : "Je mets les deux mains en avant, puis les deux pieds, et de nouveau les deux mains et de nouveau les deux pieds".

Second état : "Je mets une main en avant et puis un pied, ensuite l'autre main en avant puis le pied". Ce qui est logique, mais qu'ils n'avaient pas fait.

Et puis troisièmement : croisement, réponse correcte. Après quoi Androulla, avant de faire son exposé, a pris les invités pour leur demander de marcher à quatre pattes un à un et les a interrogés sur ce qu'ils avaient fait. Eh bien ! résultat admirable, les physiciens et les psychologues ont donné une description exacte, et les mathématiciens tous des réponses du second niveau. Parce que c'est le plus simple : c'est logique, ça se tient, mais ce n'est pas comme ça qu'ils l'ont fait. Vous voyez que même dans quelque chose d'aussi élémentaire, l'action est fortement en avance sur la thématisation.

F.H. - Il y avait même des cas où la thématisation empêchait l'action : après avoir analysé comment il fallait marcher à quatre pattes, le gosse devenait incapable de marcher.

Piaget - Oui, c'est ça. Enfin, c'est pour dire : la file, de quoi parle-t-on ?

 

Troisième question

 

Qu'est-ce pour vous la mathématique ?

Les travaux de votre école portent sur l'acquisition de telle ou telle notion mais à notre connaissance, on n'y trouve rien sur la mathématique dans son ensemble elle-même.

Comment l'enfant de 5-6 ans puis de 11-12 ans voit-il la mathématique ?

Ne serait-il pas possible là aussi de distinguer des stades, sans doute d'une autre nature que pour les concepts eux-mêmes puisqu'on se place sur un plan plus global. En particulier, il semble étonnant de ne rien distinguer entre une phase totalement intuitive et une phase parfaitement déductive.

Un autre aspect important de cette même question nous semble être les rapports entre la mathématique et le monde extérieur, rapports qui évoluent sans doute d'une non-distinction à un divorce complet.

Piaget - Je pense que ce problème posé à des enfants ne donnerait rien du tout jusqu'à l'âge des opérations hypothético-déductives, ou que j'appelle formelles aussi, vers 11-12 ans ; je ne vois absolument pas par quelles techniques on arriverait à faire dire quelque chose de sensé à un gosse de 7 ans, qu'on interrogerait sur ce qu'est la mathématique. Et puis là, vous savez tous que dans les échecs aux classes de mathématiques, il y a des facteurs affectifs fondamentaux, l'enfant n'ayant pas tout de suite réussi, se bloque et se dit une fois pour toutes incompétent là-dedans, et ça fait boule de neige.

Alors j'ai fait... ça touche à votre question, bien que ce ne soit pas ce que vous demandez, j'ai fait dans le temps quelques recherches sur les faibles en mathématique. J'ai demandé aux maîtres des élèves particulièrement faibles. Puis, je leur posais des problèmes de maths plus ou moins analogues aux problèmes de classe, mais sans les nombres, sans quantification, seulement l'analyse du raisonnement logique, ils s'en sortaient parfaitement. J'ai demandé à chaque gosse : "Que penses-tu des mathématiques ?" Il me disait : "C'est épouvantable, je n'y comprendrai jamais rien". "Est-ce que tu crois que ce que l'on vient de faire a un rapport quelconque avec les mathématiques ?" "Mais pas du tout, j'ai tout compris, etc." Et puis, il a été stupéfait quand je lui ai dit que c'était exactement un problème mathématique : "Il n'y aurait plus qu'à mettre des nombres si tu veux compliquer les choses".

Alors, interroger des enfants sur ce que c'est que les mathématiques, je crois que ça pourrait avoir un intérêt, mais limité, entre 12 et 15 ans. Je ne vois pas du tout ce que cela donnerait avant. C'est une abstraction terrible.

F.H. - Mais si la mathématique est quelque chose qui est, soit complétement extérieure, soit en tout cas distincte du monde extérieur de l'expérience, l'éducation en mathématique, en particulier en mathématique moderne, consiste précisément à bien fourrer dans la tête de l'enfant que...

Piaget - Qu'il n'y a pas de rapport...

F.H. - Que ce qu'on lui dit n'est pas expérimental, n'est pas dans le monde extérieur, que c'est lié à certains raisonnements logiques. Très tôt, on introduit cela chez l'enfant, actuellement. Est-ce que cela vous paraît absurde ?

Piaget - Ah oui, cela me paraît absurde.

F.H. - À nous aussi.

Piaget - Que les mathématiques, en faisant abstraction de situations concrètes, puissent donner des théorèmes plus généraux, cela il faut bien qu'ils le comprennent, mais que cela n'ait pas de rapport avec le monde extérieur, c'est de la folie pure !

J.K. - Je suis bien d'accord que ça ne rime à rien de demander à un enfant de 5-6 ans ce que c'est que la mathématique ; mais ne peut-on imaginer des méthodes indirectes pour essayer de savoir quel statut ce genre de connaissance possède chez lui ? En particulier, la situation des mathématiques vis-à-vis du monde, est-ce que c'est un outil qui fait partie du monde, ou autre chose ?

F.H. - Il y a toute une école qui considère par exemple, que le principal apprentissage des mathématiques, c'est le jeu, dans lequel on joue sur des conventions. Ça a été soutenu par Mlle Hugues. Par exemple, la preuve que les enfants sont capables de manier et de composer, de combiner des conventions, c'est le jeu, où, en fait, les notions sont conventionnelles et imaginaires. Des jeux combinatoires, par exemple.

Piaget - Oui.

F.H. - Et c'est une conception des mathématiques qui concerne les conventions et pas du tout les objets.

Piaget - Moi, je serais pour montrer la possibilité de raisonnements corrects sur des hypothèses fausses ou insuffisantes. Cela c'est justement le caractère de la pensée que j'appelle formelle, à partir de 11-12 ans. Là, ça devient très intéressant. Raisonnement juste sur une hypothèse reconnue comme fausse. En disant : si on admet ça, alors il s'ensuit nécessairement... Alors là, vous pouvez très bien faire comprendre la différence entre la puissance d'un tel appareil qui peut fonctionner sur n'importe quoi et un raisonnement asservi uniquement à des données vérifiées expérimentalement.

P.J. - En ce qui concerne justement le réel, est-ce que vous ne pensez pas que l'activité de jeu consiste, en fait, à introduire un réel qui est moins complexe que le réel qu'on veut voir ?

Piaget - Oui, c'est tout à fait artificiel.

P.J. - Mais est-ce que vous pensez que c'est utile ?

Piaget - Non.

P.J. - Vous pensez qu'il faut s'attaquer au vrai réel, enfin à un réel qu'on va chercher dans ce qu'on voit extérieurement à nous, sans en fabriquer un spécifique.

Piaget - Moi, je serais plutôt pour penser au réel tel qu'il est. Il y a tellement de situations variées, qu'on peut tout faire.

P.J. - Mais il est très complexe, le réel tel qu'il est.

Piaget - Mais c'est là l'intérêt. L'élève aurait tout intérêt à comprendre que la complexité du réel empêche de dominer d'emblée les questions mathématiquement, et que la simplification des données permet des raisonnements rigoureux. Cela revient à faire comprendre la nature hypothético-déductive des mathématiques, et ça, sur des exemples du réel, c'est bien plus compréhensible.

P.J. - Lorsqu'on donne un jeu, si vous voulez, on gomme toute l'étape qui consiste à faire cette première simplification, qui finalement, est la clé de tous les problèmes de la réalité et qui la fait comprendre.

Piaget - Oui.

 

Quatrième question

 

Très tôt, on fait utiliser aux enfants des schémas (dessins, formules...). Qu'est dans leur esprit le statut de ces êtres par rapport à ce qu'ils représentent ? Êtes-vous d'accord pour penser que les enfants acceptent facilement des représentations non figuratives (par exemple, une croix, ou un rond pour un enfant) ?

Piaget - Je ne sais pas si je réponds à votre question ; si je n'y réponds pas, c'est que je n'ai pas les données. Mais cette question me paraît soulever le problème général des rapports entre ce que j'appelle l' "opératif " et le "figuratif". Vous pouvez manipuler des opérations sur des exemples multiples à différents degrés d'abstraction, et vous pouvez aussi avoir la prétention - et je prétends que c'est une illusion - de faciliter les choses en renforçant l'aspect figuratif. Par exemple les nombres en couleur, c'est effarant !

F.H. - Oui c'est effarant !

Piaget - J'ai fait quelques expériences sur des gosses qui subissaient les nombres en couleur, imposés par l'État de Genève pendant quelques années...

F.H. - Ah oui ?

Piaget - Oui, c'est Roller qui voulait me convaincre, et il m'a fait visiter la classe de la meilleure institutrice, qui posait toutes sortes de questions astucieuses à ses élèves, et ils répondaient tous fort bien parce qu'ils étaient dressés à ce genre d'histoires. Alors, quand elle a eu fini, j'ai demandé la permission de poser, moi, une question, une seule, simplement, en plus des siennes, qui n'entrait pas dans son programme, et j'ai mis deux séries de barres en couleur, mais de couleurs différentes, permettant quand même de vérifier l'égalité des longueurs, après quoi, j'ai poussé une des deux, et j'ai demandé : "Elle dépasse de combien ?" il m'a dit: "De ça ...", "et alors de l'autre côté, l'autre dépasse de combien ?" (je l'ai caché). Il n'a pas pu répondre. L'institutrice était consternée.

P.J. - Justement on comprend quand on fait l'analyse de cette introduction des couleurs, qu'on apporte dans le schéma plus d'informations qu'il n'y en a dans l'objet qu'on veut schématiser ; et là je crois que c'est le type même de l'erreur qu'on peut faire lorsqu'on schématise. La schématisation, c'est au contraire, extraire d'une information trop copieuse, l'essence.

Piaget - C'est ça. Et à propos des nombres en couleur, j'ai toujours soutenu qu'il y a un verbalisme de l'image aussi dangereux que le verbalisme du mot. C'est la même chose.

Maintenant, des schémas opératifs, là je n'ai rien contre.

P.J. - Un exemple de schéma, c'est par exemple, la photo d'une certaine réalité. Pour moi, c'est un schéma, parce que ce n'est pas la réalité, c'est une représentation relativement honnête de cette réalité. Par exemple, quand on dessine un cube, un dessin de cube, ce n'est pas un cube ; pour moi, c'est un schéma. Et pourtant, c'est là-dessus que je vais pouvoir me promener, monter, descendre, reculer, avancer.

Piaget - Oui, mais vous avez là une définition assez personnelle du schéma. Vous prenez ici comme schéma une correspondance, terme à terme entre l'objet et l'image.

P.J. - Mais non, pas du tout. Justement quand je fais une photo d'un espace à 3 dimensions, je la fais à 2 dimensions, j'ai une grosse perte.

F.H. - Oui, l'exemple du cube est très bon...

P.J. - Quand je dessine un cube, je dis : "Je recule, je monte..." ce n'est pas vrai. J'emploie sur ce schéma, le langage que j'aurais dans la réalité.

Piaget - Je vois ce que vous voulez dire. C'est aussi un schéma dans ce sens... bien sûr.

P.J. - Et c'est d'ailleurs pour ça que je dis à mes élèves qu'il n'y a pas de difficulté à refaire un schéma d'un cube à 4 dimensions. C'est parce que notre enseignement ne nous prépare pas à la bonne utilisation des schémas, que l'on traumatise les gens en leur faisant des dessins de cubes à 3 dimensions ; sur un morceau de papier, ils ne sont pas traumatisés. C'est parce qu'on ne leur a pas expliqué que c'est un schéma, et pas un cube.

Piaget - Moi, si j'avais à faire des leçons dans ce domaine, je donnerais plusieurs positions, une coordination de perspectives sur le même objet...

P.J. - Ça, c'est pour avoir une meilleure image, c'est-à-dire, un schéma beaucoup plus isomorphe à l'objet.

Piaget - Oui, mais s'il est placé dans une série de perspectives différentes, je crois que vous renforcez de beaucoup la compréhension du schéma. Autrement dit, ça devient de plus en plus opératif, par opposition au figuratif.

 

Cinquième question

 

L'enseignement ancien, surtout à l'école primaire, donnait à l'enfant une ouverture sur les problèmes de la vie courante (économie familiale, professions artisanales). On constate aujourd'hui une tendance très nette des ouvrages d'enseignement à prendre leurs exemples dans un monde enfantin (poupées, bonbons...).

N'y a-t-il pas le danger, sous prétexte de ne pas dépayser l'enfant, de l'enfermer dans un monde factice ?

Piaget - Je pense que oui, bien sûr. Mais enfin, cela dépend des niveaux. Quand vous prenez des exemples dans le monde adulte, des problèmes de la vie courante, sur des gosses qui ne font pas encore de raisonnement hypothético-déductif, vous avez des surprises. Par exemple, ces problèmes idiots qu'on donnait autrefois dans les leçons d'arithmétique : une paire de chaussures coûte tant etc. et toutes sortes d'opérations à faire ; on trouvait des gosses qui donnaient des réponses apparemment farfelues, simplement parce qu'ils n'avaient pas admis les données : "C'est pas vrai qu'une paire de souliers coûte tant, ça coûte trois fois plus cher". Alors, ils se refusaient à raisonner sur l'hypothèse, et ça avait l'air d'un raisonnement faux.

F.H. - Et ça montrait que leur pensée n'était pas hypothético-déductive.

Piaget - Oui, alors dans ces cas-là, évidemment, avec un monde de bonbons ou de poupées, etc. ça n'aurait pas eu cet inconvénient. Mais à partir d'un certain âge, ça me paraît tout à fait artificiel de se limiter à l'univers de l'enfant. Surtout qu'il va loin aujourd'hui l'univers de l'enfant.

P.J. - Enfin, vous pensez quand même, qu'on doit être dans un univers accessible à l'enfant ?

Piaget - Bien sûr. C'est ça le problème.

P.J. - Parce que j'ai un collègue qui a rencontré la situation suivante.

La maîtresse avait posé comme problème : la marchande apporte au marché 1 000 fleurs, elle en vend 200. Combien en reste-t-il ? Alors les enfants répondent : "1 200". On refait deux ou trois problèmes comme celui-là, avec des grands nombres, et la réponse était une addition. On ne savait pas pourquoi ils faisaient une addition.

Alors mon collègue a posé le même problème : "Tu as 10 bonbons. Tu en manges 2. Combien t'en reste-t-il ?" Réponse : "Il m'en reste 8". C'est-à-dire, cela jouait simplement, sur la grandeur des nombres. Il a varié pas mal d'énoncés et finalement on en a conclu que le gosse faisait une réponse juste, là où il pouvait appréhender la grandeur des nombres proposés.

Piaget - Ça, c'est un cas typique de ce que Gréco appelait l'arithmétisation progressive des nombres.

P.J. - C'est-à-dire qu'il y a des petits nombres et des grands.

Piaget - Oui. Ça marche jusqu'à 30 et pas au-delà, etc. D'abord, c'était 7, ensuite, deuxième étape, 15, puis une trentaine, et puis plus tard, la généralisation.

P.J. - Justement, dans vos stades, à quel moment apparaît l'infinité ?

Piaget - Le niveau hypothético-déductif.

P.J. Parce qu'il y a un grave problème dans l'enseignement des mathématiques, c'est le problème de l'enseignement de l'analyse, c'est-à-dire, tout ce qui va ressortir de l'infini, et peut-être s'y attaque-t-on trop tôt ?

Piaget - Oui.

P.J. - Est-ce que vous avez des idées là-dessus ?

Piaget - Je n'ai pas étudié cela ; pour l'infini, nous avions fait avec Bärbel Inhelder une petite recherche, qui consistait à demander combien on peut mettre de points entre deux points limites. C'était très drôle comme progression avec l'âge... les petits vous disaient qu'on peut en mettre une dizaine, pas plus ; ensuite c'est passé à 30, ensuite à 100. Mais ce n'est qu'à partir de 11-12 ans qu'ils commençaient à dire : "On peut en mettre tant qu'on veut".

Alors, à ce niveau-là, on trouve des choses amusantes au point de vue de l'infini. Voilà un exemple : l'expérience consistait à tracer la ligne (sur un objet rectangulaire par exemple) à partir de laquelle l'objet va chuter, la ligne d'équilibre. Alors, problème avec un rectangle : combien est-ce qu'on peut trouver de ces lignes ? Réponse : 4. Par contre pour un cercle, c'était une infinité.

Alors, on reprenait le rectangle en disant : "Place-le comme tu veux". Et au moment où il se mettait à le tourner : "Ah, je peux le tourner ? Alors c'est la même chose, il y en a un nombre infini". Mais ça, c'est à 11-12 ans.

P.J. - Vous ne connaissez pas d'autres personnes qui ont fait des recherches sur l'infini ?

Piaget - Carreras, sur l'infinitésimal...

F.H. - L'infiniment petit est beaucoup plus pertinent à cet égard. L'analyse fait intervenir avant tout l'infiniment petit et il y a la notion du "tend vers" par exemple, qui - je ne sais pas si elle économise ou si elle implique cette notion - mais elle l'introduit d'une façon certainement beaucoup plus économique que la notion de l'infiniment grand.

L'infini grand et l'infini petit ne me paraissent pas du tout équivalents du point de vue psychologique.

Piaget - Non, pas du tout.

F.H. - On peut se passer du "aussi petit que l'on veut" quand on dit "tend vers..."

P.J. - Si tu veux, pour moi, l'infini c'est aussi l'infini de répétition. C'est-à-dire que pour l'infini grand, tu penses aux entiers successifs et moi je pense à des actions répétitives à l'infini. Alors l'infini petit, tendre vers zéro, c'est pouvoir s'approcher de moitié chaque fois. Donc finalement, il n'y a pas tellement de différences, parce que "tendre vers" c'est finalement faire une infinité d'actions. Donc c'est faire un grand nombre d'actions, même si tu fais des choses petites.

F.H. - Je ne suis pas sûr que les enfants ne trouvent pas tout de suite qu'il y ait un paradoxe dans l'histoire d'Achille et de la tortue, par exemple. L'idée qu'Achille va "tendre" à rattraper la tortue, c'est la première réponse ; l'idée que c'est répétitif, il y a 1/10, 1/100, 1/1000 etc. rend la tortue inaccessible. Ce sont donc deux façons de poser le problème, qui sont complétement différentes : l'une qui est relative au bon sens, et qui dit qu'Achille va rattraper la tortue parce qu'il "tend vers" la tortue, et l'autre qui fait intervenir l'algorithme répétitif et qui aboutit au paradoxe des nombres.

P.J. - Le gosse refuse le paradoxe. Le gosse à partir du moment où il sait qu'il va rattraper la tortue refuse de discuter et d'entrer dans un autre schéma.

F.H. - Mais, cela veut dire que c'est un autre schéma répétitif et le schéma de "tendre vers" ne sont pas au même niveau, n'ont pas le même statut. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Piaget - Oui, je le pense en effet.

 

Sixième question

 

Vos recherches sur la construction de l'espace ont montré que l'enfant parvient à saisir et manier les aspects topologiques des figures avant leurs propriétés projectives, et leurs propriétés projectives avant leurs propriétés métriques. Pour les mathématiciens "modernes" la filiation : "Topologie donne géométrie projective, donne géométrie métrique", acquiert une valeur ontologique parce que c'est la filiation des axiomatiques.

- Fréquemment, ils s'appuient sur vos travaux pour défendre les conceptions didactiques actuellement en honneur, qui adoptent la même filiation dans l'enseignement, même élémentaire, de la mathématique. En pratique, cela revient à dire par exemple que l'enfant étant très tôt sensible aux aspects topologiques, il est capable de se former des concepts purement topologiques, organisés les uns aux autres sans référence aux figures elles-mêmes (puisque les figures se caractérisent par des systèmes complets de propriétés, qui sont, inséparablement, topologiques, projectives et métriques).

- Est-ce à cette capacité d'abstraction chez l'enfant (abstraction qui serait d'emblée réfléchissante et même réfléchie), et à l'opportunité de la prendre pour base d'une pédagogie, que vos travaux vous paraissent aboutir ?

Piaget - Non, je suis d'accord avec votre scepticisme. Bien sûr, le primat du topologique ce n'est pas le primat d'opérations topologiques antérieures aux opérations projectives ou euclidiennes. Ce sont un certain nombre de notions de base, comme le voisinage et l'enveloppement, qui sont plus précoces que, par exemple, le dessin de figures euclidiennes.

À un âge où le gosse dessinera un carré comme une courbe fermée, il saura très bien, dans cette courbe fermée, distinguer un point à l'intérieur, à l'extérieur ou sur la frontière. Ils ont même quelquefois un vocabulaire à eux pour dire : sur la frontière. J'en ai vu un qui m'a dit : "Il est entre dehors". "Entre dehors", ça veut dire moitié dehors, moitié dedans. Ça, ce sont des intuitions topologiques, qui, je crois, sont primaires, et cela a été confirmé par Laurendeau-Pinard avec toutes sortes de statistiques qu'ils ont faites sur des petits Canadiens.

Mais le problème général, c'est qu'il y a deux sortes d'opérations chez l'enfant, qui se dissocient vers 8 ans en moyenne, et que j'appelle les unes logico-arithmétiques, qui sont fondées sur les notions de ressemblance et de différence, d'équivalence et de non-équivalence, etc. ; et puis les opérations que j'appellerai infra-logiques (infra, non pas au sens génétique, mais au sens de la théorie des types) portant sur l'objet et ses constituants, les morceaux de l'objet par opposition à l'objet comme élément d'une classe.

L'infra-logique et le logico-arithmétique sont indifférenciés dans toute la période pré-opératoire, et la notion d'enveloppement joue un rôle aussi bien pour une collection d'éléments discrets, et aboutit à ces résultats surprenants - et difficiles à comprendre si on ne voit pas cette indifférenciation - que entre deux collections de forme différente, on peut avoir le même nombre, mais il y a quand même plus dans l'une que dans l'autre. C'est le même nombre et pas la même quantité.

Autrement dit, l'enveloppe topologique joue un rôle perturbateur ici, pour la logique des classes. Alors c'est au moment où se dissocient ces opérations logico-arithmétiques et infra-logiques que l'on peut parler d'opérations proprement opératoires, topologiques, projectives ou euclidiennes.

F.H. - Je voudrais, en terminant, vous signaler une opinion de mon collègue et ami Souriau que vous connaissez bien. L'autre jour, à une réunion que nous avions avec les gens de l'I.R.E.M. à Marseille, il nous a dit, avec son habitude des formules à l'emporte-pièce, que les mathématiques modernes constituent le plus grand fiasco pédagogique qu'on ait jamais connu en France, et qu'on s'en apercevra dans les années qui viennent.

Piaget - Je crois qu'il exagère. Mais là où il a raison, c'est qu'une mathématique moderne enseignée avec une pédagogie archaïque, une mathématique moderne qui voudrait être d'emblée axiomatique, à un âge où c'est un mode de pensée incompréhensible...

F.H. - C'est ça, c'est bien ce qu'il voulait dire, c'est ce que nous pensons tous.

P.J. - En France, il fallait faire cette erreur pour pouvoir rectifier le tir.

F.H. - Je me rappelle, le premier cahier d'enseignement de maths "modernes" (je crois chez Colin : math 001). Il s'agissait de cahiers donnés aux élèves, avec des tas d'images, etc. On leur faisait étudier les ensembles, ensuite on leur faisait étudier les relations, ensuite on leur disait qu'il y avait des bijections entre des ensembles d'oiseaux et des ensembles de fleurs, etc. et puis, on leur disait que quand deux ensembles étaient en bijection, on leur mettait une étiquette, qui représentait un cardinal et qu'ils avaient le même cardinal. Ensuite, vous tourniez la page et vous voyiez : "On dit donc que deux ensembles ont le même cardinal lorsqu'ils ont le même nombre d'objets". L'enfant répondait alors : "Ah, c'est ça que vous vouliez dire ?" Parce que, bien sûr, les enfants savaient compter !

Piaget - ...Il fallait le dire tout de suite !

F.H. - Il me reste à vous remercier très vivement, en notre nom à tous et pour l'A.F.C.E.D., d'avoir bien voulu nous accorder cet entretien.

 

 

© Jean Piaget, in Revue française de pédagogie n° 37, 4ème trimestre 1976

 


 

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Les nombres en Couleurs Cuisenaire ne sont toujours pas morts de leur belle (?) mort : on trouve encore, dans le commerce, les réglettes Cuisenaire...
Nombres en couleur et mathématiques modernes à la mode franchouillarde constituent bien "le plus grand fiasco pédagogique qu'on ait jamais connu", pour reprendre l'expression de l'ami du regretté Francis Halbwachs... Encore une réforme prétendument "généreuse", qui a eu pour principal effet de ne profiter qu'aux habituels "happy few"...