J'écoutais récemment, ou plus exactement je ré-écoutais en podcast, une des si éclairantes émissions produites par Alain Finkielkraut sous la rubrique "Répliques". Il s'agissait du numéro diffusé en direct le samedi 8 octobre 2016, et qui s'intitulait, "De quel mal souffre l'école de la République ?". Pour débattre de cette question qu'on m'accordera absolument capitale, le meneur de jeu avait en face de lui deux invités, tous deux fort connus pour diverses raisons, et peut-être d'abord parce qu'il s'agit de deux auteurs prolifiques : Philippe Meirieu et Robert Redeker.
Le premier était qualifié de "spécialiste de la pédagogie", et de "professeur émérite à l’université Lumière Lyon 2". Le second était plus sobrement présenté : "professeur agrégé de philosophie". Tous deux sensiblement de même génération (Meirieu, de cinq ans plus âgé que Redeker).

 

"OK Redeker a peut-être été insultant. Plus insultant que certains "bouffeurs de curés" envers l'église catholique ? A-t-on appelé au respect de la culture catholique après des charges contre les curés ? Je me demande si derrière les appels à la modération, au respect des cultures différentes, il n'y a pas en fait la trouille de voir les barbus commettre des attentats en France... Les intégristes, c'est comme les fascistes : si on les respecte on est cuit..."

Guillaume S., Courrier des lecteurs, Le Monde, 1er octobre 2006.

"Il est convenu que nous soutenons Redeker au nom de la liberté d'expression, tout en nous désolidarisant de ses opinions. Fort bien. Mais dans le secret de nos consciences, nous qui avons fréquenté un peu, non pas l'islam, mais ses manifestations extérieures, nous savons parfaitement que Redeker a raison. Pas à 100%, bien sûr. A 99,5%. Mais chut, c'est un secret, ne le répétez pas, ou alors préparez-vous à devoir bien vous planquer. Sinon, la paix et la tolérance ne vous louperont pas".

Mustafa, Courrier des lecteurs, Le Monde, 2 octobre 2006.

 

 

Impressions libres sur un débat

 

Le débat me fut particulièrement pénible à suivre, tant la différence de niveau entre les deux debaters était grande : le premier, sûr de lui et dominateur, pour reprendre une formule célèbre, le second bafouillant presque ses propositions comme l'eût fait un individu pris de boisson... Qu'on me comprenne bien, je ne juge ici que la surface des choses : je veux signifier par-là que si je reprends la formule de Jean Guéhenno, Meirieu possède au plus haut point le logos, ce qui lui permet de sortir à la chaîne des énormités avec un culot insondable. Tandis que Redeker, empêtré dans ses idées et assez vraisemblablement atteint par la maladie, nous offrit surtout, j'exagère à peine, un festival de cafouillages.

Et soudain, sans aucun rapport avec le cours ou le sujet de cette émission, j'ai songé à la première grande interview du futur prix Nobel, à l'occasion - me semble-t-il, mais sans garantie - de la parution de son premier livre (La Place de l'Étoile). Jacques Chancel, dans sa fameuse émission Radioscopie, eut surtout en face de lui un jeune homme incapable de dérouler une phrase complète. Et pourtant... Et pourtant, Modiano est un sacré écrivain. Pas comme le dernier prix Nobel, une honte. Je dis ça, je dis rien. Il vaut mieux...

Mais je reviens à mes deux debaters. Le "professeur agrégé de philosophie" a été lauréat d'un concours national sur épreuves anonymes, particulièrement sélectif. Le "spécialiste de la pédagogie", en dépit de ses titres ronflants, n'a été lauréat de rien du tout : pour lui, (comme pour tant d'autres profs de Fac, pour ne pas dire la quasi-totalité), tout s'est passé de gré à gré, si j'ose m'exprimer ainsi, sur le mode de la cooptation, en bon français passe-moi la rhubarbe. Il ne s'est jamais mesuré à quelque concours national sur épreuves anonymes que ce soit. Ce qui ne l'a pas empêché de pérorer à n'en plus finir, de pondre des ouvrages assez vides, répétitifs et parfois malfaisants, et de finir comme élu écologiste à Lyon (tiens, cela n'a rien d'étonnant, n'est-ce pas ?). Et quand je dis finir... Parce qu'il continue à tenir le crachoir, le bougre, sachant tout sur tout ! Je ne mettrai qu'un bémol : sa participation active au projet "Une charte pour bâtir l'école", il y a un quart de siècle, projet pas mal ficelé du tout (à mon avis autorisé de spécialiste de la pédagogie jadis brillant lauréat d'un concours national sur épreuves anonymes !), mais aussitôt avorté, le Ministre (Claude Allègre) ayant été injustement débarqué... mais ceci est une autre (triste) histoire...

Et donc, pour finir tout de même, Meirieu est aujourd'hui un grand bourgeois ayant pignon sur rue, et l'oreille des "grands", qu'il n'en finit pas de "conseiller" : il fait consensus. Et par avance, il avait répondu longtemps auparavant à Redeker à qui il reprochait "une ignorance complète de l'histoire, un danger immense pour notre démocratie, un aveuglement sur nos véritables propositions"... Cependant que "l'ignorant complet" est à son corps défendant prolétarisé et sous protection policière depuis bientôt vingt ans, pour avoir dit des choses qu'on tait, habituellement... Inutile de préciser lequel de ces deux personnages attire ma sympathie. Quand bien même le second est un foutu footeux, mais nul n'est parfait.

 

Retour sur la "tribune" du 19 septembre 2006

 

Oui, sous protection depuis 2006. Et là, je me permets de renvoyer à mon billet du 12 septembre 2016 (bientôt sept ans, comme le temps passe, et comme les faits indubitables demeurent) intitulé "Le dérapage de Ratisbonne", qui n'a pas pris une ride, hélas, devrais-je ajouter. En deux mots, en 2006, le pape Benoît XVI (un sacré bonhomme, qu'on a ignominieusement traîné dans la boue, en le traitant, entre autres joyeusetés, de "pape nazi") avait donné une sorte de leçon de philosophie dans l'université où il avait enseigné bien des années auparavant. Et une petite citation, authentique, qu'il s'était permis entraîna le feu aux poudres dans l'univers arabo-musulman. Et voilà que notre Robert Redeker, authentique homme de gauche (Membre du comité de rédaction de Les Temps modernes, militant chevènementiste et tout et tout) se fend dans Le Figaro d'un texte pour défendre et le pape, et la liberté d'expression - citant au passage un certain nombre de faits historiques bien établis, mais qu'il convient de laisser sous le boisseau - incroyable timidité s'agissant de la religion de paix qui ne date pas d'aujourd'hui. Je n'en veux d'ailleurs pour preuve que ce que j'extrais d'un ouvrage d'Histoire (Genet-Reymond, Le monde contemporain, chez Hatier) publié en 1966 et destiné aux classes terminales. Dans le long chapitre consacré à la civilisation musulmane (soixante pages par ailleurs absolument remarquables), je lis ceci : "[...] Quant aux Juifs, ils ont été tolérés... mais du jour où ils ont créé des difficultés à Mahomet, ils ont été durement châtiés".


Ils ont été tolérés : sur une terre où ils étaient établis depuis au moins cinq mille ans...
Ils ont été durement châtiés : en effet, ils ont été complètement exterminés, c'est dur...

Mais Redeker, lui, a mis les pieds dans le plat : le premier qui dit la vérité... J'ai retrouvé, dans Le Monde de l'époque, les nombreuses réactions de lecteurs ; pour la plupart d'entre elles, je ne puis parler que de lamentables, en reprenant les aimables propos de la mère Clinton envers les électeurs de Trump (et je suis assez persuadé que la suite, si je puis m'exprimer ainsi, de Charlie Hebdo au Bataclan, en passant par Saint-Étienne de Rouvray, du colonel Beltrame à Samuel Paty, en passant par Sarah Halimi parmi d'autres, ne les a pas fait changer d'avis).

Refermant alors le quotidien du soir, je ne retiendrai que deux réactions : d'abord une autre lamentable, ô combien, celle du Ministre de l'Éducation nationale d'alors, en principe le chef du professeur Redeker : sur RTL, Gilles de Robien, avait manifesté sa "solidarité" envers Redeker, ajoutant aussitôt : "En signant une tribune libre, cet enseignant a impliqué l'Éducation nationale. Un fonctionnaire doit se montrer prudent, modéré, avisé en toutes circonstances". Timide, quoi. Obséquieux, pourquoi pas. Fort heureusement, l'honneur est sauvé par l'avocat général, cour d'appel de Paris Philippe Bilger, qui n'a pas craint de se livrer (on pourrait le qualifier d'intrépide, mot qu'on retrouve sous sa plume), alors qu'il était encore en activité :

"Robert Redeker, professeur de philosophie, longtemps membre du comité de rédaction des Temps modernes, a écrit récemment dans le Figaro un remarquable article ayant pour titre "Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?" J'ai trouvé ce texte à la fois courageux et dense, sans langue de bois et avec une acuité de perception incomparable. Je comprends bien qu'à rebours il ait pu choquer, voire scandaliser d'autres lecteurs, musulmans ou non. [...] Dans quel monde vit-on pour qu'en aval, devant l'inadmissible, il y ait certes des réactions mais modérées, tièdes, ménageant la chèvre et le chou ? Le ministre de l'Éducation nationale fait part de sa solidarité mais rappelle l'obligation de réserve des enseignants comme s'il n'était pas indécent de mettre sur le même plan ces menaces et la prétendue absence de retenue de Robert Redeker. Hier, à LCI, un commentaire sur cette affaire n'a pas été loin d'en faire porter la responsabilité sur l'auteur de l'article. [...] Va-t-on longtemps encore, devant une stratégie mise en œuvre par quelques fanatiques de l'islam, courber le dos, presque se repentir des offenses qu'on nous cause et, en définitive, perdre la partie dans ce combat du droit contre l'étouffement, de la parole et de l'écrit souverains contre la haine et l'obscurantisme ? Un processus est déjà enclenché qui risque de ruiner mortellement ce à quoi nous tenons. L'insupportable, à force d'être répété sans être véritablement défait ni même sérieusement contesté, acquiert une sorte de légitimité perverse qui met les démocrates en position de retraite [...]"

Chapeau. Et tout cela, pour en venir, comme je m'y étais engagé voici deux ou trois mois, à proposer quelques lignes de notre "professeur agrégé de philosophie", qui n'est d'ailleurs plus professeur depuis longtemps (enfin en tout état de cause, aujourd'hui il a atteint l'âge d'une retraite méritée), mais toujours sous protection policière sauf erreur.

Au fait : Redeker s'est ému, comme tant d'autres de l'attentat heureusement en partie manqué contre Salman Rushdie (toujours sous le coup d'une fatwa depuis 1989, rappelons-le !). On a appris avec soulagement très récemment, non seulement qu'il était désormais tiré d'affaire, mais encore qu'il avait pu prendre le temps de rédiger un nouvel ouvrage, Victory City, publié précisément le 6 février dernier.

 

 

Les poursuites judiciaires contre Michel Houellebecq, une atteinte à la liberté de penser

 

 

 

"Le philosophe, qui a été victime d'une fatwa l'obligeant à vivre un temps sous protection policière, apporte son soutien à Michel Houellebecq, visé par une plainte de la Grande Mosquée de Paris pour "provocation à la haine contre les musulmans".

 

Le philosophe allemand Johan Gottlieb Fichte a découvert en 1793 ce que le recteur de la Grande Mosquée de Paris ignore toujours, si l'on en juge par la plainte qu'il dépose contre Michel Houellebecq, à savoir que la liberté de penser est divine. Écoutons Fichte : "C'est une vérité humaine et divine à la fois, que l'homme a des droits inaliénables, que la liberté de penser est un de ces droits". Qu'est-ce à dire ? Qu'insulter et combattre la liberté de penser est un blasphème, que pareille colère revient à offenser en même temps la part divine qui existe dans l'homme et, indirectement, Dieu lui-même. Que pareille attaque est déshumanisante, puisqu'elle vise à arracher à la conscience l'homme ce que Dieu en personne lui a donné.

Par son action en justice, la Grande Mosquée de Paris fait courir deux risques à l'écrivain, et à notre pays : celui de contraindre le romancier nobélisable à vivre sous une protection policière rapprochée, autrement dit à devenir une sorte de prisonnier d'opinion dans son propre pays, et celui d'attiser le fanatisme de quelque illuminé prêt à verser le sang de l'homme qui aura été ciblé comme "islamophobe". Rappelons que, puisque l'islam n'est pas religion d'État en France, estimer, peut-être à tort, qu'elle est mauvaise et qu'elle est étrangère à l'âme de la civilisation française, est un droit. Discuter cette idée est un droit également, tant que l'on se cantonne au niveau des idées générales, sans verser dans la diffamation ni l'appel direct à la violence.

Qu'a dit Houellebecq précisément ? Il est important de rester précis, de proposer à ses accusateurs une explication de texte. "Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu […] Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l'envers". Et l'écrivain continue : "Le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n'est pas que les musulmans s'assimilent, mais qu'ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu'ils s'en aillent". Pour que la plainte fût recevable intellectuellement, il eût fallu que les phrases de Houellebecq fussent prescriptives.

Dans la première de ces phrases, Houellebecq prédit des événements sanglants dont nul ne peut exclure la probabilité. Chacun a pu remarquer que l'idéologie dominante diffusée par les médias et la plupart des partis politiques semble les souhaiter afin de pouvoir mobiliser la population contre les dangers de l'extrême droite. Les réactions tonitruantes de quelques-uns, criant, quasi soulagés, "on vous l'avait bien dit, l'extrême droite va passer à l'action", après l'attaque anti-kurde de la rue d'Enghien, emblématise cette ambiguïté. L'idéologie dominante tonitrue victoire en condamnant ces meurtres: l'extrême-droite, voilà l'ennemi, ouf ! Notre écrivain n'appelle personne à "des fusillades", il se fait voyant : son outil d'extra-lucidité n'est ni une boule de cristal ni un jeu de tarots, mais son écriture. Analysons dans cette voyance une sorte de catastrophisme éclairé tel que l'entend Jean-Pierre Dupuy : décrire l'intolérable à venir, comme si la catastrophe avait eu lieu, pour donner sa chance à la prévention.

La seconde de ces phrases n'est pas plus condamnable que la première. Si dans la première, Houellebecq prend le costume du voyant, dans la seconde, il revêt celui du ventriloque. Ce n'est pas lui qui parle, mais, à travers lui, la grande majorité de la population française dont l'hostilité à l'islam ne cesse, d'après toutes les enquêtes d'opinion, de croître. Il se laisse ventriloquer par cette France à qui la parole est refusée, celle de "la population française de souche" comme il prend soin de préciser. Insistons : cette attribution indique clairement que le sujet de l'énonciation dans cette phrase n'est pas Michel Houellebecq, mais "la population française de souche". Certes, la généralisation – "les musulmans" au lieu de "des musulmans" - est aussi abusive qu'immorale. Pourtant, il suffit de sortir dans la rue, d'écouter les conversations dans les supermarchés et les bars, pour l'entendre, toute fausse qu'elle soit, toute vexante qu'elle puisse être pour la majorité honnête et rêvant d'intégration réussie, des musulmans, comme une sorte de fond sonore lancinant. Ventriloquée, la voix de Houellebecq rend avec exactitude ce fond sonore.

[...]

[Rappelons qu'à la suite de diverses interventions médiatrices,  le responsable de la Grande Mosquée de Paris a renoncé à son action en justice. En tout état de cause, il aurait été débouté...]

 

© R. R., in Le Figaro du 30 décembre 2022

 


 

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Robert
Redeker
"Certes, mais la liberté de penser n'est pas une valeur pour ceux qui croient exclusivement au livre unique.
J'ai de plus en plus tendance à rejoindre Saint-Just : pas de liberté pour les ennemis de la liberté.
Notre État de droit, en ces temps de frontières inexistantes, semble malheureusement nous desservir et être très bien utilisé par ceux qui veulent notre disparition.".

[Commentaire d'un lecteur du journal, 3 janvier 2023]