Mais gageons que des dents vont encore grincer...
[…]
Aurions-nous perdu le goût du risque, de l'aventure ? Aurions-nous l'âme du petit fonctionnaire dont la vie rêvée se déroulerait monotone, régulière, avec un effort minimal, un confort maximal, un pouvoir d'achat toujours croissant, une retraite assurée de plus en plus tôt ? Souhaitons-nous vraiment, dans notre ensemble, travailler moins, évoluer peu, jouir tranquillement d'une existence facile, et défendre ce que certains appellent des droits et d'autres, des privilèges ? Et croyons-nous naïvement qu'une telle situation pourrait durer longtemps ?
Corporatismes
En fait, la plupart des catégories socio-professionnelles sont fortement organisées. On assiste à une poussée très vigoureuse des corporatismes. Chaque groupe lutte pour son intérêt particulier et manifeste souvent violemment sans se soucier des autres. L'égoïsme catégoriel, une des menaces les plus lourdes pour l'heureux épanouissement des Français, apparaît presque chaque jour. Non seulement les routiers, les agriculteurs, mais tous ceux qui peuvent gêner l'existence des autres n'hésitent pas à entrer en action.
Ainsi, le 20 juin dernier, impossible de circuler dans Paris tout est bouché. Pourquoi ? J'ai eu le fin mot de l'histoire par un de mes amis, pris lui aussi dans ces embouteillages. Il s'agissait d'auto-écoles réclamant je ne sais quoi. Probablement voulaient-elles manifester parce que leur monopole risquait d'être supprimé : actuellement, en effet, il est difficile de réussir le permis de conduire sans le feu vert d'une auto-école, ce qui est d'ailleurs scandaleux. Ici, les auto-écoles, qui possèdent beaucoup de voitures, ont la possibilité, par une action "escargot" bien concertée, de bloquer la circulation dans Paris pendant plusieurs heures, alors que des centaines et des centaines de professions d'importance comparable n'ont pas ce genre de facilités. Le ministère devait recevoir leurs délégués. Si j'étais ministre, jamais je ne recevrais une délégation sous la menace ou sous la contrainte; il existe aujourd'hui assez de comités, de commissions paritaires, etc. pour régler les conflits. Et puis ces manifestations, trop fréquentes (celle des ambulanciers, en décembre 1984, en est une nouvelle preuve), correspondent à une attitude tout à fait antidémocratique, en ce sens que certains peuvent bouleverser l'activité alors que d'autres ne le peuvent pas. On met en échec cette fameuse égalité des chances qui est à la base de tous nos discours.
Voici un autre exemple, plus personnel, d'une action qui ne m'a guère convaincu. J'ai subi, le 26 mars 1984, la colère corporatiste des viticulteurs du Midi. À Perpignan, où j'étais arrivé la veille par l'avion de Paris pour une conférence du dimanche à l'université populaire, tout s'était merveilleusement passé, avec une affluence débordant largement les possibilités de la salle du palais des Congrès. Le lundi, je devais, à Toulon, parler des problèmes de la Communauté dans le cadre du "Mouvement européen"(1). J'avais tout mon temps pour voyager, regarder le paysage, prendre un peu de soleil éventuellement. De Perpignan à Narbonne, le matin, par le train, j'ai droit à cinquante minutes de beaux paysages entre lagunes et vignobles sur fond de collines lumineuses. Mais, à la gare de Narbonne, un grouillement insolite m'accueille. On annonce : "Pas de train pour Montpellier, la voie est coupée. Le train en provenance de Toulouse repart vers Toulouse". Que faire ? Je vois un couple, accompagné d'une vieille dame, la grand-mère, qui semble être dans mon cas. Effectivement, ils doivent prendre l'avion à Marignane en fin d'après-midi. J'associe mon sort au leur. On cherche un taxi pour gagner Montpellier : aucun taxi à l'horizon. Sans doute ont-ils peur de voir leur voiture incendiée, comme cela s'est produit l'avant-veille dans la région. Alors nous essayons de téléphoner du café de la gare pour louer une voiture sans chauffeur : impossible, les communications sont curieusement coupées. On erre dans la ville et on trouve les garages Hertz et Avis : plus une voiture à louer. Nous revenons place de la gare, ne sachant que faire. Je téléphone à Toulon pour dire mon impossibilité de quitter Narbonne. L'autoroute elle-même est coupée, nous a-t-on dit; rien ne passe. Enfin, après plus de deux heures d'attente, voici un taxi qui se présente. Il accepte d'essayer de nous conduire à Montpellier en évitant l'autoroute. Le voyage va s'effectuer prudemment. Par endroits, de magnifiques platanes centenaires bordant la route ont été abattus à la tronçonneuse. Quelle pitié que ces destructions définitives et gratuites ! Les vandales !... Ils savent bien que cela ne sera pas réparé demain. Une grille de préfecture, cela se remet en place dans la semaine ou dans le mois, mais un platane centenaire...! Parfois nous devons rebrousser chemin car, même sur les petites routes, des platanes sont abattus. Nous parvenons enfin à Montpellier. Coût 500 F. À la gare, même scénario qu'à Narbonne, rien vers Nîmes ou Marseille. En revanche, les TGV pour Paris quittent Montpellier. Peut-être donc, en passant par Avignon, pourrait-on parvenir à Toulon, mais certainement pas avant la nuit. Finalement on trouve une Samba à louer, et en route pour Marignane où l'on viendra me chercher. L'auditoire attendait depuis plus d'une heure et demie, écoutant notre délégué de Marseille mandé d'urgence pour improviser un exposé européen.
Ce sont là deux exemples d'organisations professionnelles privées, une petite et une grande, qui manifestent leur puissance, leur "potentiel de perturbation". On pourrait en citer des centaines, nous les connaissons bien. Mais il y a pire, ce sont les grèves des services publics, de ceux qui sont effectivement au service du public et qui devraient considérer cette activité comme un honneur dont il faut être digne : être choisi, avec une sécurité totale d'existence et de retraite, pour rendre service à la collectivité, pour lui permettre d'aller à son travail ou à ses lieux de vacances, de faire tourner les entreprises, d'éduquer ses enfants, de s'éclairer, se chauffer, se cultiver, de communiquer par courrier, appelle à respecter ses concitoyens. J'ai déjà évoqué ce problème dans Le Grand Merdier ou l'espoir pour demain ?
Car mon appartenance à une famille comptant beaucoup de fonctionnaires depuis plusieurs générations m'a sensibilisé à ces questions. Hélas, les années passant, la conscience professionnelle ne s'améliore pas. On a subi, en 1984, des grèves perlées, " grèves sans franchise ", par centaines, dans les P et T, ce qui a terriblement désorganisé le service du courrier. Ailleurs, c'est Air Inter qui se met en grève au moment précis du départ de centaines de milliers de familles pour les vacances. Un soir, c'est à Saint-Lazare que les agents de la SNCF ont tout arrêté pendant que cette immense gare se remplissait de tous les banlieusards regagnant leur domicile après le travail. D'où les manifestations de mécontentement dont la spontanéité et la force ont fait réfléchir - je l'espère - le personnel.
Ces grèves, lancées par des fonctionnaires ou quasi tels, sont d'autant plus mal perçues par la population que, dans beaucoup de secteurs, la sécurité du travail est loin d'être garantie et que rôde le spectre du chômage, voire de la fermeture de l'entreprise. Autant l'on comprend les réactions violentes de ceux qui vont perdre leur travail, leur salaire, leur activité, qui vont voir leur vie se transformer brutalement, leurs espoirs professionnels réduits à néant, autant les manifestations de colère provenant des éléments les plus stables, les plus tranquilles, les plus assurés, bref, les plus privilégiés du régime, apparaissent misérables, ridicules, inopportunes, scandaleuses.
Fonctionnaires et décadence
Une des caractéristiques les plus redoutables de la France est sa transformation progressive en une nation de fonctionnaires - transformation lente, continue, avec parfois, comme en 1981-82, une embauche massive. Il peut s'agir des services de l'État mais aussi de ceux des collectivités publiques, les municipalités par exemple, où souvent chaque changement de majorité apporte un contingent supplémentaire d'employés.
Dans son beau livre, clair et persuasif, Un pari pour l'Europe(2), Michel Albert réagit vivement contre le fonctionnarisme. À propos des industries de pointe, celles de la communication, il jette ce cri d'alarme : "Trois ans de perdus le temps d'un soupir pour des administrations qui prospèrent et gardent leurs dossiers sous le coude, une éternité pour cette industrie d'avant-garde".
L'excès de fonctionnaires constitue une plaie pour un pays. Non seulement cette masse, largement irresponsable, freine les activités, empêche les initiatives, mais elle pèse de tout son poids sur l'économie active du pays car il faut payer ces fonctionnaires, même s'ils ne font pas grand-chose, et ces prélèvements coûtent cher à l'ensemble des citoyens et surtout aux entreprises industrielles qui voient leurs charges s'alourdir et leur compétitivité se réduire. Ils constituent un élément redoutable de sclérose. Une réforme judicieuse ne serait-elle pas la limitation du temps de séjour dans un service public ? On embaucherait un fonctionnaire pour quinze ans maximum, le reste de la vie professionnelle se déroulant avant ou après, dans le secteur privé. Nos syndicats ne montreraient-ils pas une grande clairvoyance en soutenant un projet de ce genre ?
Voici un modeste exemple de freinage administratif que notre "Mouvement européen" vient de subir de la part des administrations. Il s'agit d'une toute petite chose, à savoir l'obtention d'une autorisation pour lancer une tombola d'un montant global de cent mille francs seulement. Car il faut, pour une tombola au niveau national, obtenir l'autorisation de plusieurs instances.
On dépose d'abord un dossier dans le bureau compétent de la Préfecture de police, rue des Morillons. Ce dossier est ensuite transmis au ministère de l'Intérieur, ministère de tutelle, où il reçoit un avis, favorable ou non. Puis il part vers le ministère des Finances qui donne également son avis, favorable ou non. Si l'avis est favorable, il est accompagné d'une ouverture de compte spécial au Trésor public où l'on peut retirer les sommes en justifiant de leur utilisation. Le dossier est alors transmis au secrétariat d'État au Budget qui consulte le bureau des Loteries avant de donner son avis, favorable ou non, définitif. En cas de refus, tout est bloqué. En cas d'acceptation, le dossier est retourné à la Préfecture de police et l'on retire l'arrêté interministériel au commissariat du quartier. On adresse alors la maquette des billets à la Préfecture de police qui donne son avis et son accord sur le libellé au bout de quelques jours. Pour nous, la totalité des démarches pour obtenir une autorisation de tombola de cent mille francs a pris exactement six mois, du 20 janvier au 20 juillet. Ouf ! Or nous pensions tirer la tombola avant les élections européennes de la mi-juin : innocents que nous étions !
Cette mésaventure n'est rien à côté de celle du père François Lefort, jeune prêtre s'occupant des immigrés et chargé par Georgina Dufoix, secrétaire d'État aux Travailleurs immigrés, d'une mission relative aux miséreuses cités de transit. Il dû démissionner à cause des lenteurs paralysantes de la bureaucratie. Sur la demande du Préfet des Hauts-de-Seine, il crée un centre d'accueil, à la Défense, pour les toxicomanes. Mais il ne parvient pas à obtenir l'accord de l'administration pour établir un centre d'hébergement de deux lits, destiné à accueillir les mineurs qui sortent de désintoxication. Les différents services lui ont fait refaire ou compléter le dossier... cent quatre-vingt et une fois! Comme il est tenace, il l'a fait (3). En vain.
On pourrait citer des milliers d'exemples analogues. D'ailleurs, sur certaines radios, des émissions régulières commentent ou dénoncent ces comportements.
En dehors des fonctionnaires d'État, on trouve, en très grande quantité, des agents régionaux ou municipaux dont le statut n'est guère différent. Voici l'exemple d'une cité pour laquelle j'ai une sympathie particulière car elle fut le berceau du merveilleux Robert Garric, fondateur après 1918 des Équipes sociales, ce grand mouvement de rapprochement et d'amitié entre les jeunes de toutes formations, qu'il anima grâce à son potentiel inégalable de vie et d'enthousiasme. Je fus, à ma sortie de Polytechnique, en 1922, conquis par Robert Garric et militai avec ardeur pendant de longues années dans ces équipes très fraternelles. Garric repose en paix dans le cimetière d'Aurillac et une grande cérémonie lui fut consacrée lors de son inhumation, il y a quelques années. Je fus invité dans cette ville au printemps 1984. C'est une préfecture de trente et un mille habitants. Le budget de 1984 est de 12 milliards de centimes pour la municipalité : la moitié est utilisée pour payer l'énorme masse des sept cents agents municipaux. Que peut-on faire d'une telle armée de fonctionnaires ? Comme il n'y a pratiquement pas d'industries - une entreprise de parapluies et deux fabriques de meubles de cuisine -, les taxes d'habitation et autres sont très lourdes. L'État verse lui-même quelques milliards de centimes, sous forme de redistribution de la TVA.
Puisque nous sommes à Aurillac, arrêtons-nous pour poser quelques questions qui viennent immédiatement à l'esprit. Le Cantal est pauvre. Sa plus grande entreprise est l'hôpital d'Aurillac avec mille salariés, la seconde étant la municipalité avec ses sept cents employés. C'est une région terriblement "enclavée" : on est à près de dix heures de Paris par le train et le petit avion de la municipalité revient très cher. L'hiver, le Cantal hiberne. On doit se demander quel peut être l'avenir de ces régions que les jeunes quittent (Mende, dans le voisinage, est passé en quelques années de plus de douze mille à dix mille habitants). Ces pays sont beaux, ils ont leur caractère, leur grandeur, leur authenticité; ils sont pauvres mais on n'y meurt pas de faim. Pas question d'y installer des technologies extraordinaires, des usines d'informatique, on est trop loin d'un environnement favorable et adapté. En revanche, le développement d'un artisanat multiforme pourrait être bénéfique. Henri Dreyfus, directeur d'une moyenne entreprise, qui connaît bien la région, propose des orientations. Par exemple on sait (ou on ignore) que la Chine produit et exporte des milliers de tonnes d'escargots " de Bourgogne " que nous savons parfaitement élever. Pourquoi ne pas implanter largement de telles productions dans le Cantal ou la Lozère ? De même, les foies gras et les oies viennent en partie de Roumanie, d'où également une possibilité pour nos départements. Pourquoi aussi ne pas fabriquer des copies de meubles anciens, qui se vendent bien aux États-Unis ? L'Asie, en particulier la Corée du Sud, fabrique déjà des copies de meubles anglais, pas chères, mais de qualité médiocre, et elle les écoule facilement, surtout aux USA. Nous pourrions faire beaucoup mieux, mais sans doute à des prix plus élevés, avec de meilleurs bois auxquels on aurait donné une belle patine. Tout cela nécessite de l'imagination, une possibilité de prendre des risques, une connaissance du marché et de ce qui peut plaire. On ne voit pas très bien ce qui pourrait être fait d'autre pour promouvoir ces belles régions de France, hormis le tourisme naturellement.
Sommes-nous capables d'adaptation ?
Quittons à regret Aurillac pour regagner l'espace-temps français et trouver d'autres éléments de réponse à la terrible question, celle qui devrait nous hanter tous : avons-nous pris un coup de vieux ?
Un des baromètres de notre jeunesse est à coup sûr notre degré d'adaptabilité face aux évolutions du monde et spécialement face aux transformations scientifiques et technologiques. Sommes-nous capables soit de créer de nouvelles conditions d'existence, soit surtout de nous adapter à ce qui nous apparaît comme une réalité inattendue et intéressante quelque part dans le monde ?
Le jeune écoute, regarde, explore avec attention réagit, s'adapte vite. Le vieux, encoconné dans sa routine, réagit peu, mal, trop tard et ne s'adapte pas.
Pour moi la France, à travers les siècles passés a toujours présenté un mélange comportant beaucoup de jeunesse créative et, en même temps, pas mal de résistance aux innovations. Nous développerons nos réflexions sur la création scientifique un peu plus loin, mais je voudrais donner quelques exemples montrant les réticences des Français, de la population dans son ensemble.
On peut dire que la plupart des découvertes qui devaient perturber traditions et habitudes ont été mal reçues par nos concitoyens. Ainsi le paratonnerre. Inventé par Franklin, aux États-Unis, en 1760, il fut placé sur la maison d'un ami à Philadelphie ; la foudre frappa le dispositif peu après sa construction et en fit fondre la pointe. D'où un engouement immédiat des Américains pour ce nouvel appareil. Mais, en Europe, on ne le trouve que dix ans plus tard : d'abord en Bavière puis en Angleterre, et à Venise pour la protection de la flotte. En France, on le rejette. Installé pour la première fois à Dunkerque en 1783, presque un quart de siècle après sa découverte, il est détruit par la population en réaction violente contre la nouveauté. Après quoi, d'ailleurs, la tendance initiale s'inverse, au point que les élégants parisiens portaient des parapluies-paratonnerres et même des chapeaux avec une pointe métallique reliée au sol par une chaînette traînant à terre.
Pour le télégraphe, la réaction fut curieuse. Ce sont deux Français, les frères Chappe, qui inventèrent le télégraphe optique à bras articulés, en 1791. Mais les citoyens se méfiaient. Ils soupçonnaient le nouvel appareil de pouvoir être utilisé pour l'information des royalistes. Aussi les "télégraphes" de la barrière de l'Étoile et du parc Saint-Fargeau furent-ils incendiés par la population. De belles gravures nous montrent ces actions des antinucléaires d'autrefois. Il fallut la déclaration, solennelle, de Carnot devant la Convention, le ler septembre 1794, pour consacrer le télégraphe Chappe : "Citoyens, je vous annonce une grande nouvelle qui réchauffera vos cœurs. Les Autrichiens sont en déroute, la place forte de Condé dont ils étaient les maîtres vient de nous être rendue. C'est ce que nous annonce à l'instant le télégraphe Chappe établi par vos soins"...
De même, le télégraphe électrique ne fut adopté par les Français que très tard et lentement, vingt-cinq ans après sa découverte par Morse : on craignait une utilisation subversive et on pensait aussi qu'il pourrait être coupé facilement par des ennemis ou des antigouvernementaux. Sous Napoléon III, il fallait, pour envoyer un télégramme, être muni d'un passeport ou assisté de deux témoins, et ne rien mentionner de contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs (les nouvelles politiques et celles concernant le cours des denrées alimentaires étaient contraires à l'ordre public). Ce n'était pas la grande liberté de communication. Et que dire des querelles à propos des chemins de fer et surtout des tunnels considérés comme redoutables pour la sécurité et la santé des voyageurs ? Certaines villes ont, pendant très longtemps, refusé le chemin de fer. Enfin, l'avènement des centrales nucléaires a suscité la réticence, les inquiétudes et toutes les manifestations que l'on connaît bien.
Et aujourd'hui ?
Aujourd'hui ? Un Allemand, grand, blond et jeune, m'a récemment posé à Luxembourg une question embarrassante : "On dit que nos populations sont toujours hostiles aux innovations, au moins dans leurs premières réactions. Pourtant, voyez à quelle vitesse les jeunes acceptent l'informatique, jouent avec elle, l'adoptent beaucoup plus vite que leurs aînés. Ils ne refusent pas du tout ses voies révolutionnaires. Pourquoi donc la dernière acquisition de la science et des techniques, la plus extraordinaire, la plus incompréhensive dans son fonctionnement interne, est-elle acceptée avec enthousiasme par nos enfants ?"
La raison me semble simple. Les objets de l'informatique sont petits (small is beautiful) et peuvent être achetés et utilisés par chacun de nous. Le drame de l'énergie nucléaire, c'est le gigantisme et le secret. On ne peut que regarder les centrales de l'extérieur et utiliser leur courant, mais on n'a pas la possibilité de modifier quoi que ce soit. La structure est imposée en bloc alors que, pour les installations solaires, chacun peut agir à sa guise : une petite pompe solaire, une maison solaire, voilà des réalisations à l'échelle humaine. Elles n'inquiètent pas, elles sont acceptées, voire désirées. C'est encore plus vrai avec les centaines de millions de produits de l'informatique, jeux, calculettes, etc., qui sont distribués à travers le monde. Ce sont des objets personnels qui ne coûtent pas cher. On peut les traiter comme on veut, et pourtant il s'agit de micro-merveilles de la science la plus moderne dont il y aurait autant de raisons de s'inquiéter, davantage même, que des centrales nucléaires qui nous fournissent de l'électricité à bon compte. En effet, les fichiers informatisés que les administrations commencent à établir pourront devenir de redoutables outils aux mains des pouvoirs qui possèderont ainsi les informations les plus personnelles, les plus confidentielles sur chacun de nous : nos libertés risquent alors d'être mises à rude épreuve.
Pour savoir si nous avons rajeuni ou pris un "coup de vieux", il nous faut revenir quelque peu en arrière et comparer. Si nous remontons loin dans le temps - jusqu'aux années 50, au lendemain de la Libération -, notre situation matérielle était extrêmement basse par rapport à aujourd'hui. Elle ressemblait fort à celle du Brésilien moyen actuel, ce qui doit étonner la plupart de nos concitoyens. On vivait chichement et sobrement : peu de voitures, peu de vacances au loin, des appareils électroménagers à peu près inexistants. Je me rappelle avoir expédié chez moi, à Paris, alors que j'étais aux États-Unis vers 1950, un "frigidaire" d'occasion qui fit sensation à son arrivée : c'est dire la pauvreté de nos équipements d'alors.
Et l'énergie, baromètre du confort ? Nous produisions sur notre sol (ou sous-sol) près des deux tiers de ce que nous consommions et l'importation de pétrole ou de charbon était faible. Si on compare l'énergie totale consommée chez nous entre 1950 et 1980, on constate qu'elle a presque quadruplé. Le transistor n'existait pas : il fut inventé aux États-Unis en 1948, mais n'apparut chez nous sous forme industrielle qu'un peu avant 1960. Or notre confort est essentiellement constitué par de la consommation d'énergie - moyens de transport, chauffage, éclairage, télévision, etc. - et l'utilisation des transistors - toute l'informatique en particulier. Ainsi notre niveau matériel a-t-il progressé formidablement depuis la Libération jusqu'au règne de Pompidou. C'était la fameuse croissance exponentielle de 5 % par an que j'ai déjà évoquée et détaillée dans mes précédents ouvrages. C'était l'accroissement constant et régulier du pouvoir d'achat que réclamaient avec vigueur et succès les syndicats revendicatifs. C'était la période bénie du plein emploi, de la facilité, qui vit se développer des exigences croissantes de la part des travailleurs.
Vie facile, confort accru, croissance à tout va : nous arrivons au règne pompidolien de 1969 à 1973. Finie l'expansion que l'on se figurait éternelle. Surviennent le premier choc pétrolier, un début de crise, le chômage qui s'installe. Nous ne sommes plus le pays heureux du plein emploi. Le taux de croissance se réduit en moyenne à 1 %, surtout vers la fin des années 70. Est-ce à dire que maintenant, dix ans après l'apogée de cette période faste, alors que l'existence devient morose et s'annonce inquiétante, nos concitoyens vivent moins bien qu'en 1970 ? Erreur. Les chiffres sont éloquents : ils sont parfois rappelés à notre mémoire - par Jean Boissonnat par exemple, dans ses remarquables éditoriaux et articles, clairs, directs et sans verbiage. Ainsi, la consommation par tête a augmenté depuis Pompidou de plus d'un quart en dix ans, ce qui est loin d'être négligeable. De même, le salaire moyen d'un employé s'est accru de plus d'un quart, en francs comparables. L'équipement électroménager a connu lui aussi une large progression, principalement avec la télévision couleur que possèdent 60 % des familles et le congélateur répandu dans plus d'un tiers d'entre elles. Enfin, le logement s'est considérablement amélioré. Nous devenons aujourd'hui, pour la majorité des Français, les propriétaires de nos habitations. Les neuf dixièmes d'entre elles sont maintenant équipées de salles de bains, en fort accroissement depuis les années glorieuses de Pompidou, et le chauffage central est installé dans les deux tiers des logements. Tout cela signifie que, malgré l'extension considérable et inquiétante du chômage, nos concitoyens, en moyenne, vivent mieux actuellement qu'au tout début de la crise, sur le plan matériel s'entend.
Mais toute moyenne implique des écarts. Or, aujourd'hui, toute une catégorie de "nouveaux pauvres" apparaît dans des conditions souvent dramatiques. Le chômeur de quarante ou cinquante ans, qui ne trouve pas de travail et qui ne touche plus d'indemnités, bascule dans la misère, non seulement morale, mais matérielle. S'il est chef de famille, s'il ne peut plus payer son loyer, ni les quittances du gaz et de l'électricité, ni les factures du téléphone, si sa situation ne lui permet plus d'assurer la nourriture correcte de ses enfants, c'est le désespoir qui s'installe avec ses funestes conséquences. Il menait une vie normale, avec le lot habituel des joies et des peines, et voilà que, progressivement, à la suite d'un licenciement, après des mois de vaines recherches, tout se bouche. Il risque d'être à la rue avec sa famille. C'est là qu'une solidarité doit absolument se manifester, à tous les niveaux : solidarité des voisins, d'abord, mais aussi de la cité, des instances départementales et régionales, de la nation enfin. Notre premier devoir de solidarité s'adresse à ceux qui se trouvent près de nous, frappés par la misère - une misère qui se cache souvent, qui a honte de s'afficher ne l'oublions jamais.
Les dangers d'une Sécu de luxe
Terminons ces réflexions par une anecdote sur notre Sécurité sociale, cette institution très performante, la meilleure du monde, dit-on, qui nous protège de façon parfaite.
Je n'entre pas souvent dans les pharmacies, mais, un matin de janvier 1984, j'avais bien besoin d'un produit pour me permettre, à cause d'une banale grippe, de faire face à mes engagements et de respecter l'emploi du temps de mon petit carnet où se côtoient réunions européennes, conférences, rendez-vous de tennis, contacts avec milieux ou groupes divers, sans compter le temps nécessaire au recyclage permanent, à la lecture quotidienne de kilos de documents à la réflexion, à l'écriture, à la correspondance. Donc j'attendais sagement pendant que l'officiant, sérieux comme un pape, armé d'une ordonnance, débitait lentement et successivement les produits à une petite vieille dame dont la jouissance s'accroissait avec le nombre de flacons présentés. Ce sont treize médicaments, dont certains imposants par le volume, qu'elle a ainsi engouffrés dans son vaste sac. Treize drogues différentes pour une seule personne ! Quelle folie, quelle stupidité, car chacune d'elles est toxique par certains constituants - l'une abîme les reins, l'autre l'estomac, une troisième sera nocive pour le cœur -, si bien que la petite vieille a emporté tout ce qui était nécessaire pour l'achever en toute sécurité. On la sentait si heureuse avec ses produits aux noms bizarres, aux formules étonnamment longues et indigestes, et ses yeux s'éclairaient au fur et à mesure qu'elle s'appropriait les flacons dont elle allait se délecter chez elle une heure plus tard.
Et qui donc lui paie tous ces poisons dont elle subira finalement les sinistres effets ? Vraiment, cette Sécurité sociale, cette protection sociale "de grand luxe", aurait bien besoin d'être repensée. Si par exemple on réduisait à un maximum de trois le nombre de potions ou de flacons envisageables pour une seule personne, on aurait déjà fait un grand pas. Et même, comme le laissait entendre le pharmacien qui, après le départ de la vieille dame, avait perdu sa dignité officielle et souriait malignement : "Vous venez de voir un échantillon, mais vous n'avez pas tout vu, il y a beaucoup mieux".
Notes
(1) L. Leprince-Ringuet a été président de l'organisation française du Mouvement européen de 1974 à 1990.
(2) Éditions du Seuil, 1983.
(3) La Vie, n°2040, 1984.
Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.