Cet article ouvre donc pour l'Action Laïque cette confrontation ; à ce titre, elle n'engage que son auteur.
Mais parce que la question se pose à tous les laïques, nous les convions tous, quelles que soient leurs options idéologiques et religieuses, quelle que soit leur conception de la philosophie, à le lire et à exprimer leur point de vue. Ainsi peut-être pourrons-nous éclairer un des carrefours cruciaux de l'attitude laïque,
L. Jacquart".
E. Benzécri
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"Les réflexions qui vont suivre ne manqueront pas de surprendre. D'aucuns les trouveront utopiques. Nous les jugeons cependant nécessaires et plus que jamais opportunes
I. L'homme est un animal métaphysique
De toutes les définitions proposées de l'homme, la plus adéquate nous semble être celle qui le caractérise par son aptitude philosophique. L'homme est un animal métaphysique.
La bête est toute spontanéité, elle est ce qu'elle est, sans plus. Sa conscience, qui n'est pas douteuse, son intelligence même, quand elle se montre (elle ne va pas loin, mais elle existe) ne vont pas jusqu'à prendre possession d'elles-mêmes. C'est ce que l'on pourrait appeler, ce que j'ai moi-même appelé dans mon ouvrage sur l'attitude métaphysique (Presses Universitaires, 1939), la conscience au premier degré ou le premier degré de la conscience. À un niveau supérieur, qui est celui de l'homme le plus ordinaire, la conscience prend acte d'elle-même et c'est dans cette appréhension de soi par soi que réside à son degré le plus élémentaire la supériorité de l'homme sur la bête. L'homme ne se contente pas d'exister, comme la bête, et de trouver comme elle ses consolations ou ses joies dans la satisfaction de ses besoins les plus simples, faim, soif, sommeil, reproduction. Il est capable de se détacher de lui-même au point de se regarder vivre objectivement. Il se dédouble en quelque sorte et loin de s'absorber dans ce qu'il est ou dans ce qu'il fait, il est capable de se retourner sur lui-même pour porter un jugement sur ce qu'il est ou sur ce qu'il fait.
Et c'est ainsi qu'il devient "philosophe", ce qui veut dire qu'il réfléchit sur la qualité, la valeur et la signification de sa conduite et de son être même. Sachant qu'il est mortel et connaissant tout le prix de sa personne, il se sent seul et constamment menacé, sans défense au sein de ce vaste univers ami parfois, mais plus souvent hostile. Ainsi se pose le problème de sa sauvegarde et de sa destinée. Ainsi naissent les religions qui sont les premières tentatives, et certes pas purement spéculatives et désintéressées de philosophie générale. Car elles ont toutes pour commune mesure de constituer une méthode, une façon d'agir et de penser propres à rendre favorables les puissances qui se manifestent ou qui se cachent au sein de la nature et sauver l'homme, dans cette vie, s'il se peut, ou tout au moins dans une vie future que sa tendance à persévérer dans l'être et l'horreur de la mort le conduisent à imaginer au-delà de la vie présente, dans "un autre monde". Ce sont -là faiblesses bien excusables et qui témoignent tout à la fois de la grandeur de l'homme et de ses limites.
II. Les religions répondent à un besoin qu'on ne peut ni ne doit méconnaître.
C'est assez dire que les religions peuvent être fausses - ce que les tenants d'une religion déterminée admettront sans peine pour les autres religions, la leur exceptée. Cela ne signifie pas pour autant qu'elles sont artificielles.
Elles reposent sur une base humaine constante et solide. La preuve en serait, s'il en fallait une, dans l'université du phénomène religieux. Ni dans le plus lointain passé, ni dans le présent, nous ne connaissons une société humaine où ne fleurisse (ou ne sévisse, comme on voudra) une religion déterminée. Les plus frustes à cet égard, et quoi qu'on en ait dit, différent peu pour l'essentiel des plus évoluées, car on sait aujourd'hui ce qu'il faut penser de ces religions primitives que les conquérants chrétiens trouvèrent en Afrique et ailleurs, et où ils ne voulurent voir qu'idolâtrie barbare ou fétichisme sordide, s'arrêtant aux choses et aux gestes et ne faisant rien pour comprendre le sens et le symbole. À ce compte et vu du dehors, le christianisme avec ses multiples manifestations tangibles, croix, statue et image, ses prières stéréotypées et ses rites, prendrait aussi pour un observateur superficiel figure de fétichisme et d'idolâtrie, sinon de pure magie. Ce qui, pour être vrai de certains fidèles, ne laisserait pas pour d'autres de constituer une grossière erreur. La vérité, qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que la religion, la chrétienne comme les autres, répond à un véritable besoin de l'homme. On peut penser que ce besoin est mal satisfait par la religion. On peut rechercher pour ce besoin un aliment plus relevé, plus digne de l'homme et plus conforme à l'état actuel de l'humanité. Il ne saurait être question de le nier. Et ceux qui contestent la valeur des religions dans leurs cosmogonies dépassées, leurs mythologies enfantines, leurs rites dérisoires et avilissants, auraient tort de se cantonner dans une position purement négative. Ils sont dans l'obligation de proposer autre chose car, les religions détrônées, le besoin persiste. Si l'on considère que l'alimentation ordinaire d'un homme ou d'une population est malsaine, la solution n'est pas de les en priver pour les laisser mourir de faim. Il faut être en mesure de leur offrir une nourriture plus saine. Mais la pure négation n'est pas une solution. Et c'est là que réside la faiblesse de l’irréligion pure et de l'athéisme. Ils ont le tort d'être purement négatifs et de laisser les hommes sur leur faim - pis encore, de méconnaître et de vouloir ignorer systématiquement cette faim. Ce faisant, ils font preuve d'une ignorance totale de la question et cette ignorance se retourne contre eux. Même reproche peut être adressé aux doctrines dites laïques et à l'enseignement dit laïque qui, se refusant à enseigner la religion, se refusant aussi à l'attaquer, se réfugient dans le silence et pensent être ainsi dans l'équité la plus stricte. En quoi elles se trompent, car, encore une fois, le besoin persiste et, pour la grandeur de l'homme, il est heureux qu'il persiste envers et contre tout. Si bien que les tenants de la religion, hors de l'école (et parfois à l'intérieur, quand l'enfant est voué par la volonté de sa famille à une école confessionnelle), dans la famille, et de toute part dans la société (avec au besoin l'appui et la caution du pouvoir), ont beau jeu pour la propager. Et de la sorte, à vouloir être "neutre", le "laïque" se place lui-même en position d'infériorité, ou tout au moins (s'il est vrai qu'il y a des "laïques" croyants) place les non-croyants en état d'infériorité. Car la balance n'est pas égale et ne rien proposer, en dehors des religions régnantes, pour satisfaire un besoin essentiel, c'est faire la part trop belle aux religions du jour, une part qu'elles ne méritent pas.
III. Avant toutes choses, il faut replacer l'homme dans l'Univers
Le "phénomène humain" reste un mystère, comme au surplus tout le reste de l'Univers auquel le phénomène humain est lié indissolublement. Est-ce une raison, quand il s'agit de former des hommes en ce qu'ils ont de plus spécifiquement humain, pour laisser la parole à la religion seule ? Pour donner un sens à ce mystère, c'est-à-dire à notre ignorance, avons-nous le droit de laisser carte blanche à la seule religion ? Notre ignorance est grande, au regard de la richesse et de la complexité des choses. Elle n'est cependant plus totale, comme au temps des "révélations" de Moïse, de Jésus ou de Mahomet, lesquelles seraient de nos jours impensables. Une chose est désormais assurée, c'est que l'homme n'est pas au monde un être à part, hors de toute commune mesure avec les choses ou les bêtes. Il est composé des mêmes éléments, régi par les mêmes lois, et prend place dans cette évolution des espèces vivantes qui, pour être mal connue, n'en est pas moins désormais incontestable et incontestée. C'est une erreur de perspective que de dire que l'homme est dans la nature car il est proprement la nature, ou, plus exactement, un des aspects le plus parfait à notre connaissance, de la nature. Disons que la nature est ainsi faite qu'elle parvient en certaines de ses parties à une conscience fragmentaire assurément, mais très précise de soi. Par ailleurs, il faut toujours avoir présent à L'esprit, et les élèves de nos classes même primaires devraient tous être familiarisés avec ces faits, que notre système solaire n'est qu'un tout petit canton de cet immense amas d'étoiles qu'est la voie lactée (150 à 200 milliards d'étoiles), que la voie lactée n'est, elle-même, qu'un nuage d'étoiles parmi un milliard d'autres connus et décelables à des distances qui se comptent par millions et milliards d'années-lumière, et qu'il serait en conséquence bien improbable que la terre seule fût parvenue au niveau de la conscience de soi, de la réflexion et de l'invention. Pour qui veut réfléchir sur la condition humaine et sa signification, il est philosophiquement indispensable de replacer ainsi l'homme au sein de l'immense univers. Ce n'est pas le rabaisser que de le situer de la sorte, c'est le grandir, et c'est poser en termes actuels les données premières de son être et de son destin.
IV. La charge de la preuve
Libre à chacun, selon sa foi religieuse préalable, d'accorder tout cela avec les dogmes et les rites d'une religion vieille de deux mille ans ou plus. Avec un peu d'adresse, il y parviendra toujours. Mais on doit savoir que la charge de la preuve lui incombe en totalité. Comme il est bien évident que l'investigation de l'univers ne sera jamais totale et de loin, la marge restera toujours très grande pour toutes affirmations dogmatiques se référant à l'inconnu. Mais encore faudra-t-il apporter quelque semblant de raison, qu'il appartiendra à toute pensée libre d'apprécier. Ce qu'il faut savoir - et l'on peut s'étonner que cela ne soit pas dit dans toutes les écoles même primaires - c'est qu'à ce jour aucune preuve de l'existence d'une vie future post mortem n'a été apportée, j'entends aucune preuve convaincante, car toutes successivement ont succombé sous le poids de la critique, et ce n'est pas d'hier, tant et si bien que depuis Kant on a pris le parti de renoncer. S'il me prenait la fantaisie d'affirmer qu'il y a des hommes sur la Lune ou sur Mars, c'est à moi qu'il incomberait d'apporter des raisons, et non aux autres qui n'en croiraient rien. C'est toujours en bonne logique celui qui affirme qu'une chose est qui doit apporter la preuve, non celui qui ne dit rien ou qui nie, faute de raisons pour croire.
Cela dit, il restera toujours permis de croire selon son cœur et sans raison. Encore faut-il alors se rendre très nettement compte de ce que l'on fait.
V. Un enseignement philosophique élémentaire n'est pas plus paradoxal qu'un enseignement élémentaire des sciences
C'est pourquoi nous pensons qu'une éducation métaphysique est nécessaire à tous les degrés de la culture. En plaçant l'enseignement de la philosophie au terme des études secondaires, l'Université française a fait preuve d'une initiative très heureuse, rarement suivie à l'étranger. Nous pensons qu'il faut aller plus avant et commencer cet enseignement dès le niveau du premier cycle des lycées (ou de son équivalent dans les collèges d'enseignement général) ou de la fin du cycle primaire ou pratique pour ceux qui, entre 11 et 12 ans, n'entrent ni dans un collège d'enseignement général ni dans un lycée. Et nous prétendons que cet enseignement très élémentaire de la philosophie n'est pas plus paradoxal que l'enseignement très élémentaire aussi qui est donné aux mêmes âges, des mathématiques, de la biologie, de la physique ou de la chimie, ou même de l'histoire et de la géographie. J'entends bien que ces disciplines, pour être mises à la portée des enfants, subissent quelques schématisations toujours très fâcheuses aux yeux des spécialistes. Il y aura toujours un monde entre ce qu'à cet égard pourra entendre un enfant et ce que pourront aborder des adultes bien doués en pleine possession de leurs moyens intellectuels. Cela est vrai de la philosophie, mais ne l'est pas moins des mathématiques, de la biologie et des autres sciences, et nul ne songe pour autant à laisser les enfants dans la plus complète ignorance.
Qu'on ne dise surtout pas que les problèmes philosophiques sont d'une telle complexité et nécessitent un tel effort d'abstraction qu'ils sont hors de la portée des enfants. Cela est vrai de certains problèmes philosophiques, comme cela est vrai de certains problèmes scientifiques. Mais si la philosophie occupait à cet égard une place à part, ce serait à son avantage bien plus qu'à son détriment. N'oublions pas que l'humanité a fait de la philosophie bien avant de parvenir au stade de la science. Les hommes les plus primitifs, dont les connaissances scientifiques, c'est-à-dire proprement expérimentales, sont réduites à un très maigre savoir-faire ont leur philosophie. Quant aux enfants, il est difficile de savoir sur ce point très exactement ce qu'ils pensent, car ils ont la pudeur de certaines préoccupations et ne se livrent pas facilement. Mais que chacun se souvienne de ses premières années. Pour ma part (et j'ai le sentiment d'être un homme ordinaire et normalement constitué), j'ai le souvenir très précis d'avoir été dans mon enfance un petit animal religieux ou métaphysique, et cela sans avoir reçu aucune éducation de ce genre, ni religieuse ni métaphysique. J'avais inventé ma "philosophie", laquelle, on s'en doute, se réduisait à très peu de chose. Je vivais dans la perpétuelle hantise de La mort. Je me sentais par ailleurs entouré de puissances obscures mal définies, mais redoutables. J'avais peur sans savoir très exactement de quoi ni pourquoi, et j'avais inventé des gestes des signes protecteurs très proches de la magie. Qui m'eût alors entrepris sur le problème de la condition humaine m'eût probablement raffermi, délivré. À coup sûr, il eût trouvé en moi un auditeur particulièrement réceptif, plus curieux en tous cas de ce problème que des secrets de la règle de trois, de la multiplication des fractions ou de la prise de Constantinople par les Turcs.
VI. On ne renonce à l'éducation philosophique que pour des raisons politiques qui n'ont rien à voir avec les possibilités de l'enfant
La vérité, c'est que si de tels problèmes ne sont pas abordés dès l'enfance, ce n'est pas parce que les enfants sont véritablement ou sont jugés particulièrement inaptes à ce genre de réflexions. En fait, ce qu'on leur enseigne communément est bien plus éloigné de leurs intérêts immédiats et de leurs préoccupations. Si, dans nos écoles publiques, ces problèmes sont laissés dans l'ombre (cependant que les écoles confessionnelles les abordent et les traitent à leur façon - et n'ont au surplus d'autre raison d'être) c'est uniquement pour des raisons d'équilibre social et de prudence politique. On redoute les réactions de certaines familles, de certains partis, ou de l'Église. Et pour éviter la bagarre, on préfère se taire. On produit ainsi des générations d'hommes qu'on livre sans défense aux fabricants d'horoscopes, aux charlatans de toutes sortes, et aussi et surtout aux tenants de religions en place. Car ces derniers ne se taisent pas, ils parlent et pas seulement aux adultes, mais aux tout jeunes enfants dans leurs églises ou dans leurs écoles. Cela étant, le "laïque", dans son illusoire "neutralité" peut-il avoir vis-à-vis des jeunes le sentiment d'avoir fait tout son devoir d'information et de culture ? Peut-il avoir la conscience tranquille ?
VII. Une éducation complète
Une éducation complète, loin de fuir ces problèmes et de les frapper d'interdit, devrait les aborder de front. Les maîtres devraient y être préparés. Et le schéma de cet enseignement qui ne serait pas neutre, au sens purement négatif qu'il est convenu de donner à ce mot, c'est-à-dire réduit à rien, mais neutre en un sens positif et vrai, c'est-à-dire honnêtement impartial et riche autant qu'il se pourra selon l'âge et le niveau des élèves, pourrait être le suivant. Position du problème de l'homme dans l'univers tel qu'il apparaît à la lumière des sciences contemporaines - éminente dignité de la personne humaine, en tant que susceptible de penser et de connaître - le tragique de la condition humaine, périssable comme tout au monde, y compris les étoiles et les planètes, mais tragique parce que l'homme en a conscience, et les astres, pas plus que les bêtes, non. La vie humaine est-elle dépourvue de sens ? Et si elle en a un, lequel ? Réponses données dans le passé et le présent par les diverses religions ; histoire sommaire des religions, des plus anciennes qui sont mortes aux plus récentes, toujours vivaces ; histoire du christianisme et de ses diverses sectes passées ou présentes ; la philosophie "spiritualiste" traditionnelle, les hypothèses de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Grandeur de l'homme, responsable de son propre destin, promis, s'il s'en donne la peine, à un avenir prestigieux de savoir, de justice et d'amour - une aventure exaltante, lors même qu'on ne lui trouverait aucune autre signification qu'hypothétique - une attitude possible étant au surplus de se reconnaître ignorant et de suspendre son jugement. Seule une information de ce genre - où la critique des pratiques toujours vivaces de divination, d'astrologie et de fétichisme aurait sa place - serait susceptible d'éclairer les jeunes et de les armer pour leur permettre à l'âge adultes de se défendre et de faire leur choix en connaissance de cause.
Au niveau de l'adolescence, un pas de plus pourrait être franchi (du moins pourrait-on le tenter), un pas capital qui aurait pour objet de conduire les jeunes à la conscience claire de cet obscur besoin d'absolu qui achève de définir l'homme comme un animal métaphysique.
Pour les y conduire, mille chemins pourraient s'offrir à l'éducateur averti. Un point de départ pourrait être, entre autres, l'accent mis sur tout ce qui fait la grandeur de l'homme, et notamment sur ses aspirations vers les grands idéaux d'amour et de beauté, de connaissance et de vérité - grandeur qui, jointe au tragique de sa condition, se traduit communément par une inquiétude mal définie, une constante insatisfaction qui fait que les biens les plus convoités semblent dérisoires dès l'instant qu'ils sont atteints. Tant il est vrai que, selon le mot profond de Pascal, "l'homme passe infiniment l'homme" - ce qui signifie qu'il est proprement au-dessus de ce qu'il est - et l'on sait que c'était l'argument capital de l'apologie de la religion chrétienne que Pascal méditait d'écrire. Nul n'a mieux que l'auteur des "Pensées" analysé ce besoin d'absolu qu'il ressentait profondément. Mais l'hypothétique interprétation théologique qu'il en donnait ne s'impose aucunement. D'autres plus simples, sont possibles, dont il serait honnête que les jeunes fussent informés, autant, du moins, qu'il se pourra.
VIII. L'absolu
Arrêtons-nous un peu sur ce point. Vis-à-vis des êtres et des choses, deux attitudes sont possibles. Ou bien l'homme se laisse accaparer par les nécessités du métier, de la vie en société et de tout ce qui peut satisfaire ses besoins les plus ordinaires - ce que Pascal appelait les "distractions". Il ne voit dans les choses que leur utilité immédiate, et leur prix en argent ou leur valeur sur le plan de la considération sociale. Par la force des choses, et parce qu'il faut vivre avant tout et se donner dans ses rapports avec les autres hommes une position convenable, cette attitude est à peu près générale et constante, et c'est elle qui constitue la trame ordinaire de notre vie et de nos pensées. Elle a pour effet d'installer l'homme dans une situation de divorce et d'oubli vis-à-vis de l'être et de faire de lui comme un étranger dans l'univers, - situation qui, pour être devenue coutumière, n'en laisse pas moins au cœur de l'homme comme un vague regret, presque un remords, un goût de quelque chose de prestigieux que l'on a perdu, une espèce de nostalgie comparable à celle de l'exilé coupé de sa patrie. Il en résulte pour l'homme, fût-il pourvu de tous les biens matériels et moraux, un sentiment tenace et oppressant d'insatisfaction, de malaise, de manque, de frustration, un "vide" comme disait Pascal, un "gouffre" que seul, selon lui, Dieu pouvait combler.
Mais il faut savoir qu'une autre interprétation est possible. Sans nous égarer dans on ne sait quelle hypothétique transcendance, sans sortir de cet univers qui seul nous est donné, on peut dire non pas : Dieu, mais plus simplement et plus concrètement : l'être. Nous parvenons ainsi à la deuxième attitude, que nous pourrons nommer métaphysique pour l'opposer à la première et qui consiste à se considérer soi-même, à considérer les êtres et les choses, ainsi que l'univers total, en tant qu'ils sont purement et simplement hors de toute considération adventice utilitaire, sociale ou théologique. L'homme étant consubstantiel aux choses, il arrive que d'instinct et dans certains instants privilégiés qui sont malheureusement trop rares, c'est l'être même qu'il sent vivre en lui avec éclat, non pas son individualité propre, mais l'être au sens très général du mot. Ainsi se dépasse-t-il lui-même dans une exaltante et parfois pathétique appréhension de l'être. De ce point de vue, l'éphémère paraît transfiguré par son appartenance à l'éternel dont il est un moment, et cette soif d'absolu qui nous étreint peut trouver un aliment à sa mesure.
Nos joies les plus hautes viennent de cette intime communion avec le réel, quand nous avons pu nous hausser ainsi au niveau de la pure contemplation. Qu'il soit littérature ou musique, sculpture, architecture ou peinture, l'art n'est pas autre chose qu'un effort pour y parvenir. Si bien que c'est une voie royale pour nous y conduire, et que, sur le plan d'une pédagogie nouvelle à concevoir en vue d'une éducation philosophique généralisée, sa place devrait être, au même titre que celle des enseignements et de la science, essentielle et dominante .
Conclusion
En toute honnêteté les tenants des religions ne devraient pas prendre ombrage d'une telle entreprise d'éducation complète. De quoi s'agit-il en effet ? D'une position d'hostilité ou de combat ? En aucune façon, car il n'est ici question que d'information pure et simple. S'ils tentaient, comme on peut le prévoir, de s'y opposer, cette opposition se retournerait contre eux. Car ils ne feraient qu'apporter bien maladroitement la preuve du peu de foi qu'ils accorderaient eux-mêmes au pouvoir de persuasion de leurs dogmes. Ils conduiraient tout esprit non prévenu à se demander si les religions ne se maintiennent plus désormais que par la contrainte spirituelle, après s'être imposées naguère par la violence et la persécution. Ils s'exposeraient à voir se poser avec force une question lourde de conséquence et pour eux redoutable : au sein des religions régnantes, combien sont-ils, ceux qui ont choisi leur foi en toute liberté ?
Notre position est très forte, parce qu'elle est celle de la loyauté et de la liberté de l'esprit. C'est pourquoi nous pensons qu'il est temps que ceux qui n'admettent pas que la pensée soit contrainte et bridée tant par ce que l'on dit que par ce que l'on tait, nous pensons qu'il est temps que les "laïques", sans prendre parti, comme tels, pour aucune doctrine, se décident à réformer leur position de neutralité négative, c'est-à-dire de silence et d'abstention. Nous disons que cette politique est un leurre, une duperie. Pis encore, c'est une mauvaise action.
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