0n va aujourd’hui moissonner dans un champ loin du village. On part à l'aube, comme d’habitude, d'ailleurs. Mais on ne doit pas rentrer le soir. On emporte du pain pour deux jours, la marmite et des pommes de terre pour la soupe ; deux draps pour se couvrir à la belle étoile.
La journée est chaude et pénible. Quand les bœufs sont repus, on les attache à l’ombre, et le petit berger est libéré. Son principal travail est alors de fournir d'eau fraîche les moissonneurs, et de couper, avec une faucille minuscule, le blé nain des bords du champ. Plusieurs lois par jour, Tony va à l'eau. La source est à un bon moment de chemin de là. Il part, une cruche à la main. Il disparaît presque au milieu des herbes qu’il lui faut traverser. Des sauterelles se sauvent en éventail sur son passage. De gros grillons verts et impotents se traînent lentement. À mi-chemin, un serpent qui coupe le sentier effraye Tony qui n’ose plus passer et s’en va faire un long détour. Un filet d'eau coule de la source. Tony en boit quelques gorgées. Puis, à l’aide d’une large feuille formant gouttière, il dirige le filet dans la cruche. Et pendant que celle-ci s’emplit Tony écoute les bruits étranges et sauvages de la campagne environnante. Pas un appel humain. Le grésillement de l'herbe, les chants divers des insectes lui en paraissent accentués. On n'entend qu'eux. Et parfois, dominant tout, le cri d’un pigeon traversant la vallée d'une montagne à l'autre, ou les appels des geais entre les chênes. Mais rien d’humain. Et cela impressionne Tony. Il est pourtant courageux, le petit assisté, surtout quand il y est contraint. Car il faut bien rapporter la cruche pleine ou presque. Ah! s’il pouvait, comme celte vieille fée dont lui a parlé Louis, toucher la rigole d’une baguette, et faire jaillir une source abondante, de quoi remplir en un clin d'œil !...
Mais un bruit insolite monte du chemin rocailleux... Trop tard pour s’enfuir ! Et si c’était le Drac ?... C'est justement le quartier. Subitement il se remémore cet homme sauvage dont on lui a conté l’histoire au village. Jamais personne n’a pu l’atteindre. On le voit, de loin, sortit de la forêt. S'il aperçoit un âne broutant dans le pré, il va se mettre à califourchon dessus, et reste ainsi des heures... pour s'enfuir précipitamment à l'arrivée du maître.
Le Drac a même des enfants. Mais ceux-là jamais personne ne les a vus. On ne sait qu’une chose : c’est qu’un soir d'hiver, alors que la neige était tombée abondamment, on entendit des appels et des sanglots dans les rues du village. Mais, comme bien on pense, nul ne se hasarda pour voir... C’est le Drac, dirent les mamans, et les enfants se serrèrent un peu plus au coin du feu, loin de la porte.
Le lendemain matin, on distinguait encore sur la neige des empreintes de petits pieds nus... C'étaient les fils du Drac.
En cette seconde, tout cela passe devant les yeux de Tony l'Assisté. Le Drac peut apparaître... L’enfant ne sera pas étonné. Mais il a bien peur.
Le Drac monte lentement, le dos légèrement courbé. Il a un court pantalon de grosse toile, une chemise de toile grise largement ouverte sur la poitrine. Et de cet entrebâillement sort un poil noir, serré et crépu, comme celui de Labri, le chien du berger. Il a de même une affreuse barbe embroussaillée, des cheveux longs, et, pour chapeau, une toque informe. Certainement, un Drac ne peut pas s'habiller autrement, s'il s'habille.
Il monte d'un pas régulier et indifférent sans regarder à droite ni à gauche, ni même devant lui ; il a l'air pensif...
Arrivé tout près de la source, il s’arrête, souffle, en redressant, d'un effort, le tronc et la tête, regarde Tony avec un sourire diabolique et dit d’une voix rauque :
– Ne salis pas l’eau, petit... Puis il repart en grommelant :
– Va-t-en vite, on t’attend...
Tony l'Assisté a entendu cela comme dans un rêve. Il est horriblement mal. Aussi, dès que le Drac a disparu, prend-il sa cruche et repart-il en courant comme un fou. Il traverse les prés dont les herbes s’entrelacent pour le retenir... il court...
Quand il voit enfin le père et la mère qui l'attendent à l'ombre, il a de nouveau des ailes, car il se sent sauvé. Il s’affaisse en soupirant :
– Le Drac ! Le Drac ! J’ai vu le Drac à la fontaine !...
On lui explique bien que le Drac n'est pas le Drac ; que ce n'est qu'un vieillard habitant seul le hameau de la Forêt, un vieillard qui, il est vrai, vit en sauvage, qu'on ne voit presque jamais, et qui parle très peu.
On lui dit bien tout cela. Mais rien n'y fait. Lorsqu'il lui faut aller chercher de l'eau à la fontaine du Drac, les transes le reprennent. Il y va cependant, fermant les yeux parfois pour ne plus voir. À la fontaine, il ne regarde que le fond de la cruche, il ne veut entendre que le filet d'eau chantant d'une voix changeante… Il a des sueurs froides, et repart en courant, comme poussé par une force mystérieuse.
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