Le sujet de l'ouvrage (sous-titré "roman") c'est, pour aller vite, le traumatisme profond laissé par la guerre d'Algérie sur ceux qui, aujourd'hui octogénaires, ont dans leur jeunesse parcouru les djebels à la poursuite des fells. Bon, là dessus, il faut quand même que je m'étende, avant de proposer un extrait du septième opus de Mauvignier...
L. Mauvignier
I. Sur l'idéologie qui paraît sous-tendre ce "roman"...
Je ne dirai rien du parti-pris linguistique de l'auteur usant apparemment d'une sorte de style indirect libre, mêlé de nombreuses syncopes et de reprises, censées figurer les hésitations du langage parlé.
En revanche, s'agissant du versant idéologique, j'ai eu l'impression d'entendre la guerre d'Algérie racontée par un ancien porteur de valises... Et c'est particulièrement gênant, s'agissant d'un jeune auteur, comme je l'ai mentionné, né cinq ans après la fin des combats. On peut à tout le moins constater qu'il a beaucoup lu, qu'il a retenu le plus atroce (pour l'essentiel, s'agissant du comportement innommable des soldats français), et qu'il nous le sert tout chaud. De la part de quelqu'un né en 1967, cela ne laisse pas de donner à penser. Éventuellement, on pourra rechercher des raisons dans l'histoire, personnelle et particulièrement douloureuse, de cet écrivain. Son propre père, "appelé en Algérie", s'est ensuite suicidé. Sa grand-mère paternelle, lors de l'épuration sauvage que l'on sait, a été tondue en 44. Ces évènements tragiques peuvent-ils fournir une explication valable ? Je ne sais. Mais je voudrais proposer un autre son de cloche cinématographique. En 1990 (donc, trente ans après les faits), Bernard Tavernier - particulièrement opposé à la guerre d'Algérie, ce qui en fait un auteur assez irrécusable - a réalisé à Grenoble et dans ses environs de nombreuses interviews d'anciens "appelés", ce qui a conduit au film d'une longueur inhabituelle, "La guerre sans nom". Je retiens ici le témoignage d'un instituteur communiste "acharné" - il se trouve que je l'ai bien connu. Ce qui résume son engagement durant les "évènements", auxquels il participa, c'est l'ennui... Comparer cela aux tourments du Chemin des Dames, comme le fait un critique littéraire, c'est tout simplement honteux, l'immense majorité des "appelés" n'ayant jamais tiré un seul coup de fusil (en dehors des "classes"), ni "connu l'horreur".
On est en effet assez loin, dans La guerre sans nom, des atrocités livrées à jet continu dans la partie centrale de l'ouvrage (intitulée Nuit). Pourquoi pas Nuit et Brouillard, tant qu'on y est ? Et je songe, entre autres, à la scène (page 142) du bébé arraché à sa mère, malheureux objet d'un simulacre d'exécution, puis jeté à terre comme un chiffon malpropre. Semblable atroce incident a eu effectivement lieu, hélas, mais durant la Shoah par balles. On est également tellement proche de l'expérience vécue par Walter Mattner, policier autrichien, écrivant cyniquement à sa femme, le 10 octobre 1941, au sujet de la liquidation d'un ghetto en Biélorussie (Org. : Christopher Browning, Les origines de la solution finale, Les Belles Lettres, 2007) : "... Les nourrissons volaient dans le ciel en grands arcs de cercle et nous les abattions en vol, avant qu'ils ne tombent dans la fosse ou dans l'eau..." [signalons pour la "petite histoire" que Mattner a été par deux fois (en 1947 et en 1964) traduit en justice, et par deux fois acquitté].
C'est pourquoi, lorsque je lis certaines critiques parues à l'époque, je m'interroge. Ainsi de "Jeunes paysans, ils sont partis en 1960 se battre en Algérie et sont revenus brisés pour toujours. Ils parlent dans ce livre polyphonique et magistral"... "Des hommes", magnifique et bouleversant lamento collectif, n'est pas un roman sur la guerre d'Algérie, c'est un livre où parlent tous ceux qui ne trouveront jamais la paix. C'est un livre sur la guerre qui continue après la guerre. Aussi violente, sanglante, et injuste, elle est désormais intérieure, comme une hémorragie interne dont on ne guérit pas... le septième livre de Laurent Mauvignier est le plus accompli, le plus torrentiel, le plus étourdissant". Ce texte est dû à la plume de Jérôme Garcin, et publiée dans l'Observateur. Les porteurs de valises, on le constate, ne sont pas loin... De même, lorsque je lis que l'auteur nous "délivre les pensées de ces hommes abîmés par les ravages de la guerre d'Algérie... par les non-dits d'une honte révélatrice", mes souvenirs d'alors effectuent un sacré bond.
Et donc un seul mot écrit sans animosité aucune, ni acrimonie : pour tous ces braves gens, idiots utiles de l'islamisme, les incroyables conquêtes arabo-musulmanes acquises au prix de violences inouïes ne sauraient être que de toute éternité, tandis que la France, qui a littéralement "fait" l'Algérie, ne serait qu'une vile usurpatrice méritant tous les opprobres. Eh bien, non ! Nous étions en Algérie aussi légitimement que les colonisateurs précédents ; et, contrairement à eux, nous avons magnifiquement fait fructifier notre "conquête" ! Je ne vois donc pas en quoi nous aurions, plus que d'autres, des "comptes à rendre". Point.
Il est fort regrettable que la gauche, en France, soit le parti du mensonge déconcertant, comme le constate Alain Finkielkraut. Et Jean-François Revel, en son temps, fut infiniment plus sévère, lorsqu'il parlait de "L'Humanité, cette citadelle du mensonge". Alors, si vous voulez lire un témoignage de première main, honnête et loin d'être édulcoré sur la guerre d'Algérie, je suggère - entre cent ouvrages estimables - les lettres que Paul Mus (professeur de philosophie au Collège de France) a reçues de son fils (sous-lieutenant mort au combat) : Guerre sans visage (tiens ! Tavernier s'est inspiré de ce titre !), ouvrage publié en 1961 au Seuil.
Mais revenons à Des Hommes, dont la partie centrale ("Nuit") "rapportant" la guerre d'Algérie a la même épaisseur que les deux premières ("Après-midi", "Soir") réunies. Deux cousins, d'ailleurs relativement fâchés sont au centre : Bernard dit Feu-de-Bois, que la guerre d'Algérie a déboussolé (le mot est faible, pour expliquer la solitude assumée et l'alcoolisme) et par qui le scandale va arriver un samedi d'anniversaire (sa sœur lui oppose un refus : il perd soudain la tête, et va s'en prendre à une tranquille famille de musulmans (Les Chefraoui) installée dans le bourg) et le narrateur Rabut son cousin, aussi ravagé de l'intérieur que Bernard, mais qui tâche de garder bonne figure. Les voies de fait commises par Feu-de-Bois entraînent, comme il est normal, une enquête de gendarmerie. Il se décide que des habitants du village, dont Rabut, iront trouver, le lendemain, le coupable, aux fins d'explications, et avant la sanction méritée (quand bien même la famille un peu brutalisée ne souhaite pas porter plainte).
Après une nuit de réflexion et d'insomnie (c'est littéralement "une tempête sous un crâne"), Rabut préfère éviter la confrontation, et part en voiture : c'est l'objet de la dernière et courte partie ("Matin"), que je trouve assez extraordinaire (Mauvignier est un sacré écrivain, pas de doute là-dessus) et qui achève la tragédie en serrant le cœur du lecteur.
⁂
II. Des hommes, dernier acte
J'ai remonté lentement la vitre et je suis parti. J'ai roulé très lentement.
Sans trop savoir où j'allais.
Ce que j'ai compris à ce moment-là, c'est que j'avais décidé de ne pas accompagner les gendarmes chez Bernard. Que je n'irai pas boire un café non plus ni revoir Patou pour l'entendre si tôt le matin me dire,
Peut-être qu'il va s'excuser et que les Chefraoui ne porteront pas plainte, peut-être que,
Peut-être que ça n'a aucune importance, tout ça, cette histoire, qu'on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on n'a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi, à ce moment-là, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours ; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs. Et nous on est là maintenant à se regarder vieillir et ne pas comprendre pourquoi Bernard il est là-bas dans cette baraque, avec ses chiens si vieux, et sa mémoire si vieille, et sa haine si vieille aussi que tous les mots qu'on pourrait dire ne peuvent pas grand-chose.
Je n'irai ni chez Patou ni chez Solange, ni chez personne qui pourrait encore être tenté de me dire, de m'expliquer, de vouloir me convaincre.
Je n'ai rien à apprendre. Rien que je veuille savoir. Rien que je veuille recommencer à entendre, à attendre, à revivre à part que, peut-être, je voudrais savoir pourquoi on fait des photos et pourquoi elles nous font croire que nous n'avons pas mal au ventre et que nous dormons bien.
Algérie. Oran. 1961. Je me revois, j'avais regardé à côté d'elle, sur la table de la terrasse du café où nous nous étions retrouvés, son sac à main avec les deux scoubidous qui pendaient à la fermeture Éclair. C'est moi qui avais donné l'adresse de Bernard à Mireille, parce qu'elle était vraiment effondrée, et confuse aussi, se répandant en excuses auprès de moi, comme si on avait pu éviter cette bagarre et que tout était cause d'elle. J'ai dit, non, vous ne pouviez pas.
Mais si j'étais venue.
Si vous étiez venue, oui.
Et elle avait continué comme ça, et elle était inquiète, elle voulait retrouver Bernard et lui expliquer pourquoi ce jour-là elle n'était pas venue — son père, ses pieds de vignes arrachés, son père qui avait maudit l'armée française incapable de le défendre. C'est tout. Et maudit tous les appelés aussi, le subterfuge de de Gaulle pour éviter un putsch. C'est ça que son père avait raconté. Et les autres filles n'étaient pas venues à cause d'elle, elle avait téléphoné, elles avaient décidé de ne pas sortir sans elle.
Ce qu'elle savait, par contre, c'était comment au fur et à mesure elle voyait autour d'elle le monde en train de s'effondrer, et les amitiés aussi, les amis qui ne lui parlaient plus. Elle parlait de Philibert en disant qu'il était un traître, et je me souviens même qu'elle a dit ça avec dans la voix une colère si forte que même sa voix avait paru plus grave, presque masculine ; et elle avait remis ses lunettes pour disparaître derrière elles et continuer, sur Philibert et ses copains espagnols,
Tous des communistes, tous d'accord avec des terroristes, ils sont pour les terroristes et l'indépendance, et maintenant ils disent qu'à cause des gens comme mon père tous les pieds-noirs vont être détestés partout, par tout le monde, que personne ne voudra de nous, qu'on va perdre ici, qu'on sera chassés d'ici, de chez nous, et qu'en France on nous regardera avec mépris, dédain, avec haine, c'est ça qu'il dit, Philibert, il parle de l'Histoire avec un grand H et il prétend que nous aurons tort parce que nous aurons été d'un autre temps, trop égoïstes, aveugles, et quand j'ai dit ça à mon père, il m'a interdit de le revoir. Mais je n'ai plus envie de le revoir. Ni Philibert ni les Espagnols, ni aucun d'eux, avait-elle dit.
J'ai roulé en remontant vers la Migne, et puis j'ai longé plus loin, vers La Croix des Femmes Mortes, et de là-haut j'ai regardé en contre-bas les hameaux, la neige, les champs figés ; et j'ai roulé plus vite. Sans penser. Sans réfléchir. Simplement je me souvenais d'elle, Mireille, de comment je l'ai revue, quelques fois, et surtout cette fois-ci dans le quartier de Choupot en 1962, mais ce n'était vraiment pas longtemps avant que tout soit terminé, c'était peut-être dans le premier bar où l'on s'était vus.
Et cette fois encore elle était seule.
Je l'ai vue boire un café, livide, les mains tremblantes, fumant cigarette sur cigarette. Et elle a tout déballé comme ça, à moi, le premier venu, un bidasse dont elle, ne savait presque rien, et même qu'elle aurait dû snober et détester parce que c'était à cause de moi qu'elle ne voyait plus Bernard. Mais non. Elle ne me détestait pas. Elle ne m'aimait pas non plus. Elle avait juste besoin de parler. De parler à quelqu'un qui peut-être connaissait Bernard, et j'étais son cousin, celui qui lui avait donné son adresse, et elle m'a raconté —d'abord elle n'avait pas voulu retirer ses lunettes, et c'est seulement parce que j'avais insisté qu'elle avait consenti à seulement les relever pour, oui, me montrer, que je vois,
Il devient fou, a-t-elle dit, papa devient fou,
Et honteuse et blême elle avait baissé les yeux devant sa tasse pour raconter comment son père était devenu fou de rage parce qu’il avait trouvé les lettres de Bernard, et qu'en les lisant il avait tout compris, oui, de ce qu'ils voulaient tous les deux, aller à Paris, se marier, travailler là-bas, avoir des enfants. Le père avait hurlé et giflé sa fille — non , pas giflé, ce que j'ai vu, ce n'est pas une gifle qui fait ça, et pourtant c'est le mot qu'elle avait dit,
Il m'a giflée.
Elle n'avait pas crié. Elle s'était laissée frapper parce qu'elle savait n'avoir rien à répondre quand il hurlait, Tu ne partiras pas, ceux qui partent sont des traîtres et les traîtres on les tue, c'est tout, et l'armée, un bidasse les troufions de de Gaulle qui laissent les autres piller et , dévaster et tuer, et nos terres es , nos maisons, tout ce qui est à nous, avait-il hurlé, ils n'auront rien et toi je t'interdis de bouger. Et elle m'avait raconté tout ça, qu’elle n'a ni bougé quand son ' vair ni crié père l’avait frappée. Qu'elle avait su retenir ses larmes. Elle était fière, même à ce moment-là, orgueilleuse de me raconter qu'elle avait enduré les coups sans broncher, parce qu'elle respectait son père.
Et elle souriait. Je me souviendrai de ça, qu'elle souriait.
Et ce sourire, je me souviens aussi m'être demandé si ce n'était pas le plus dérangeant dans tout ça, plus que les traces, les marques violacées autour de son œil, plus que cette valise à côté d'elle, qu'elle m'avait dit avoir bouclée le matin même.
Et moi sur la route j'ai pensé que pas une seule fois Bernard n'avait reparlé d'elle, de comment ils avaient vécu ensemble dans la région parisienne et comment aussi, je me souviens, comment rien ne pouvait être vraiment surprenant non plus, ses mains trop douces, pas faites pour le travail. Elle n'y croyait pas du tout, à la fin de l'Algérie française. Elle était dans son rêve et elle ne croyait pas du tout qu'elle aussi elle se retrouverait à devoir partir comme les autres, sans l'avoir choisi, sans l'espoir d'un retour.
Et pourtant ça a eu lieu. Et pas quand je l'ai vue, là, avec sa valise, mais quelques semaines plus tard. Et là, ce n'était pas du tout pareil, c'était fini, je me souviens d'un seul coup que c'était fini, les accords d'Évian signés si loin de là où nous on était, et tout revenait vers nous comme les cris de joie, des youyous, les klaxons des voitures et Oran dans une folie impossible à dire, à décrire ; je me souviens de comment nous on sillonnait la ville et comment soudain la ville n'était plus la même, tous ces gens qui d'un seul coup laissaient devant nous, sans peur, enfin sans peur, échapper une joie qu'ils avaient sur le cœur et que rien ne retenait plus, un peuple entier debout et fou de liberté, tout à coup, comme si en les regardant on était face à ce que nos parents avaient connu un peu moins de vingt ans avant, quand les Allemands ont quitté la France, ce bonheur, la liesse, le grand bonheur dont est capable la foule quand elle déborde d'elle-même, je me souviens de ça, l'émotion si folle, si belle, des Algériens —
et c'est là que la voiture a glissé.
Légèrement. Une plaque de glace, du verglas. j'ai roulé un peu trop vite, trop à droite. La voiture a glissé. J'ai senti qu'elle glissait — mais lentement, doucement, j'ai pensé à ne pas freiner, ralentir, laisser la voiture glisser.
Et puis elle a versé dans un fossé.
Ça s'est fait doucement, sans violence. La voiture a glissé sur la droite, entièrement, tout le côté droit. Le fossé n'était pas très profond, suffisamment pour que je ne puisse pas dégager la voiture tout seul. Alors j'ai ouvert la portière, et j'ai essayé de sortir de la voiture. Je n'ai pas réussi. Ou j'ai renoncé, je ne sais plus. La route resterait déserte encore peut-être une heure ou deux, peut-être plus, un dimanche matin, si tôt, je me suis dit que personne ne passerait par là avant longtemps.
J'ai refermé la portière et j'ai regardé sur ma gauche le petit bois dont les cimes des arbres les plus proches venaient recouvrir de leur ombre une partie de la route. De l'autre côté, sur la droite, il y avait des champs. C'est-à-dire seulement une étendue de neige, très loin, très vaste, jusqu'en contre-bas où il y avait une ferme. Mais c'était très loin. Pas un bruit. Ou seulement ces croassements dans les arbres, le bruit des grincements des branches humides entre elles.
Et moi, dans la voiture.
J'ai laissé le moteur tourner au ralenti pour avoir un peu de chauffage. Puis j'ai coupé le moteur. Et je me souviens, devant moi, la petite route goudronnée qui continuait tout droit, et rien devant, rien, et rien non plus que cette remontée en moi et cette envie de, ce débordement — les mains trop fragiles de Mireille, elle qui n'avait pas la moindre idée de ce que ce serait de gagner sa vie en faisant des ménages ou de la couture, elle qui n'avait pas la moindre idée de ce que ce serait de se retrouver avec Bernard, là-haut, qui n'aurait pas son garage, jamais, et qui travaillerait chez Renault, à la chaîne, comme tout le monde, à l'usine, et les cadences, les horaires, le métro, cette vie dont elle n'avait pas idée et où ni la jeunesse, ni l'Olympia, ni Bécaud, ni les bords de Seine, ou alors parfois, le dimanche matin, de temps en temps, ne l'attendraient jamais que comme un grand manque, un rêve avorté et dont elle porterait le deuil, comme elle le dirait sans doute à ses parents dans de longues lettres de regrets et d'excuses que le père n'ouvrirait jamais.
Et elle en voudrait à Bernard, elle en ferait son coupable, puisqu'il en faudra un.
Je m'en suis douté dès le début, dès que je l'avais vue attendre tout de lui, et trop de tout, attendre tout alors qu'elle ne comprenait pas que plus jamais la vie ne serait facile pour elle, comme elle n'a pas compris le jour où elle avait vu son père prendre les armes et se poster à sa fenêtre pour tirer sur les premiers qui approcheraient, elle a vu ça, elle a vu un monde frémir et tomber qu'elle croyait éternel et fort et qu'elle a vu sombrer dans le printemps, elle a vu des hommes poussant des voitures, la Dauphine, l'Aronde, comme ça, à plusieurs, des voisins qui aident pour pousser la voiture qu'ils ont mis des années à payer et qu'elle tombe par-dessus le parapet dans un bruit de ferraille comme du papier bonbon qu'on froisse et qu'on jette, et on ne laissera rien, on ne laissera rien à personne, c'était sur tous les visages, on ne leur laissera rien, et elle a vu des femmes et des petites filles et des garçons qui pleuraient et croyaient qu'ils allaient mourir ici, abandonnés, seuls, et autour d'eux il y avait des hommes, des voisins, des oncles, c'était les hommes et eux ils ne voulaient rien laisser, à coups de hache ils débitaient les meubles, les vieux meubles de famille on les jetait par les fenêtres et des appartements on sentait l'odeur du feu, on brûlait les meubles dans les cours, dans les jardins, on cassait la vaisselle, tout, rien ne restera que des mines défaites et des visages hagards sur les bords des routes, sur les quais, à l'aéroport, et tout à coup des rues entières où des camionnettes chargées jusqu'à en dégueuler, des hommes debout sur les cale-pieds pour maintenir des chaises, des tables, cigarette au bec, des employés, des visages qu'on a vus tous les jours, pendant des années, et maintenant ils allaient partir et disparaître et se dire qu'ils ne reviendraient jamais ici et qu'en France on les verrait venir, les colons, ceux qui se dépêchaient de revendre une misère, avant de partir, des commerces qu'ils abandonnaient la rage au ventre, la mort dans l'âme, toute leur vie et les corps des ancêtres moisissant dans des cimetières qu'on ne verrait jamais plus et que les herbes vont ravager — et cette liesse encore je m'en souviens et des tireurs isolés aussi, là-haut, dans les immeubles, ou au-dessus, des gars qui tiraient, qui croyaient pouvoir se mettre tout le monde à dos et continuer comme ça alors que c'était fini, et à la fin c'était des tirs qui venaient des beaux quartiers, c'était des tirs qu'on n'entendait pas sous les youyous, et les femmes et les enfants dans la rue, et les drapeaux soudain qu'on a vus dressés comme venant de nulle part, ce drapeau algérien dont Mireille ne savait même pas qu'il existait et qu'elle aura vu à un moment où elle s'est retrouvée toute seule dans la rue, je le sais, je l'ai vue après, sur le quai, elle était sur le quai et là-bas nous on regardait les bateaux et les gens qu'il fallait guider, aider, ces gens qui pleuraient, les gens qui avançaient, droit devant, sans se retourner, les gens qui se battaient pour un rien, entre eux, et que nous les militaires on devait séparer parce que l'un avait à peine bousculé l'autre, et tout de suite on était prêt à s'entre-tuer, les femmes et les enfants dans les bras, les enfants et les poupées dans les bras, et les poupées au regard vide, bleu ciel, du bleu du ciel, le ciel livide et par chance la mer était douce et les bateaux qui partaient et qu'on voyait laissant dans leur sillon un remugle d'écumes et des nuques obstinées à ne pas se retourner sur ce qu'elles laissaient, et droit devant, regardons ce que nous serons, tout ce que nous serons, c'est comme ça qu'ils s'en sortaient, sans comprendre, les valises dans les bras et d'autres qui retardaient le moment, d'autres qui riaient, j'en ai vu qui riaient et faisaient de grands gestes pour saluer, en fumant, en faisant les pitres pour chasser la peur du lendemain comme une blague de collégien, et aussi c'est qu'il faudra bien le — l'avouer, le dire, le visage des autres, ceux dont on voudrait ne pas parler, comme j'ai vu ce lieutenant fondant en larmes parce qu'il ne pouvait pas leur répondre, leur dire qu'on les laisserait, qu'on les abandonnerait, ils ne l'auraient pas cru, aucun d'eux n'aurait cru, on leur avait promis, l'armée, la France, tout le monde avait promis et personne n'a tenu la promesse et moi je me souviens, et d'autres se souviennent, et tous on se souvient des harkis qu'on nous a obligés à faire redescendre des camions qui partaient, et aussi les coups de crosse pour qu'ils ne montent pas dans les camions, leurs cris, la stupeur, l'incrédulité sur les visages, ils n'y croyaient pas, on n'y croyait pas non plus et pourtant on le faisait, les coups de crosse sur les mains pour qu'ils ne montent pas, qu'on les laisse crier, hurler, pleurer et on les a laissés parce qu'on les a abandonnés et trahis et on savait ce qui allait arriver, leur arriver, par milliers, et Idir comme les autres, Idir parmi les autres, son visage qui s'efface dans la mort des autres, de tous les autres, je sais très bien parce que moi je l'ai vu, ça, j'ai vu aussi comment par centaines on les a obligés à boire de l'essence et comment on a mis le feu et les corps qui ont brûlé comme ça — Idir est mort et moi je n'ai rien fait que de regarder ça en me demandant ce que je voyais et si je voyais et si j'entendais des hommes qu'on a trahis et le drapeau algérien et les youyous et les fous furieux de l'OAS qui traînaient dans les rues pour abattre tous les Européens qui voulaient partir, et sur les murs, l'OAS, partout l'OAS, les attentats encore, jusqu'au bout, des vitres qui s'effondrent, des corps qui tombent dans la nuit, et des chiens qui traversent les trottoirs pour un morceau de viande dans une poubelle, la poubelle qui tombe et nous autres, encore là pour quelques semaines, on attendait que ça finisse, de repartir, de quitter l'Algérie, de dire c'est fini —
et.
Je suis resté dans la voiture comme ça. Et alors tout à coup j'ai été heureux que la voiture soit bloquée dans la neige, que je ne puisse plus bouger, plus du tout. J'ai pensé qu'il fallait attendre comme ça, que c'était bon aussi, un moment, que rien ne bouge et rester comme sur un fil. Un moment j'ai écouté un peu la radio, puis rien que le silence. J'ai repensé à Bernard, à Chefraoui. J'ai repensé à Solange, qui devait être avec les gendarmes. Je me suis dit pour la première fois que j'avais envie de retourner là-bas, peut-être, et que je voudrais voir s'il y a des fermes avec des cours carrées et presque blanches et s'il y a des enfants qui jouent au ballon pieds nus. Je voudrais voir si l'Algérie existe et si moi aussi je n'ai pas laissé autre chose que ma jeunesse, là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si l'air est aussi bleu que dans mes souvenirs. Si l'on mange encore des kémias. Je voudrais voir quelque chose qui n'existe pas et qu'on laisse vivre en soi, comme un rêve, un monde qui résonne et palpite, je voudrais, je ne sais pas, je n'ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l'odeur d'un corps calciné ni l'odeur de la mort — je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard.
Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.
[Extrait de Des Hommes]
Quelques articles appartenant à la même catégorie...
(Écrit le 23 April 2014 par C. Millet - Mis en ligne le 29 May 2022 - 1912 hits)
(Écrit le 25 August 1996 par J. Rouaud - Mis en ligne le 25 August 2000 - 9055 hits)
(Écrit le 23 January 2001 par W. G. Sebald - Mis en ligne le 1 February 2021 - 3803 hits)
(Écrit le 11 November 1921 par M. Proust - Mis en ligne le 11 November 2009 - 69157 hits)
(Écrit le 23 January 1979 par J. Sulivan - Mis en ligne le 15 January 2021 - 3646 hits)
(Écrit le 1 January 1955 par C. Chessman - Mis en ligne le 1 January 2003 - 8298 hits)
(Écrit le 10 June 1921 par M. Proust - Mis en ligne le 10 June 2003 - 44079 hits)