Au moins pour saluer son courage, je propose ci-après quelques bonnes feuilles d'un ouvrage que je tiens pour assez médiocre, assez naïf, sans grand lyrisme - certains l'ont comparé à Eugène Sue, soit. Il s'agit, au vrai, du parcours assez chaotique d'un fils de famille particulièrement fortuné, Georges Roustan, qui traîne, après la Grande guerre, son ennui dans nombre de capitales européennes. Achevant son parcours en France, naturellement : il y vit entre deux femmes, la sienne et une grande artiste, qu'il a jadis déniaisée... Au moins les jeunes générations - et les autres, peut-être - apprendront ce qu'était le "passeport Nansen", et découvriront avec stupeur que dix années avant certain chancelier Hitler, les socialistes allemands songeaient très fortement à une opération dite Anschluss, en direction de l'Autriche...
- Heureux, heureux, murmura-t-il. Vous me demandez si je suis heureux ? Mais je ne connais même pas le sens de ce mot. Ce mot atroce désigne une chose qui n'existe pas ! L'homme qui l'inventa était un fou. Mais, Madame, il n'y a pas de bonheur. Comment y aurait-il du bonheur dans la vie d'un malheureux, d'un esclave du bonheur ? Oui, c'est bien ça, d'un esclave du bonheur !
Et il répéta :
- Nous sommes tous les esclaves de cette fiction : le bonheur !"
P. Jeanneret
Lise Leprieur, épouse de Roustan
Aujourd'hui Lise est heureuse. Les souvenirs qu'elle évoque, dans la chambre de son ami Georges Roustan, produisent la plus vive impression sur le jeune étudiant. Il est étendu sur son lit et pense à son enfance, aux femmes qui le soignèrent, à son père qui prévoyait tout, chacun de ses gestes, chacune de ses occupations. "Il y a donc des enfants qui sont libres, se dit-il, dont la conduite ne dépend que d'eux-mêmes ! Qui peuvent faire les pires sottises sans que leurs parents s'en occupent ou en soient même prévenus ! Qui peuvent agir en héros sans que personne le sache".
Et il imaginait Lise enfant chantant dans les cours des maisons de Troyes, ces cours où des tonneliers attendaient la vendange, et il la voyait jeune fille apportant une grande cuvette d'eau dans la chambre pauvrement meublée du lieutenant Boussaroque, tandis que celui-ci, par derrière, s'avançait à pas de loup pour l'embrasser sur la nuque. Georges éprouvait un immense amour pour cette jeune fille seule au monde, dont les parents étaient morts misérablement, et qui n'avait plus qu'un frère, ce petit Arthur qui vivait en Roumanie où il courait, Dieu sait, quelles aventures !
Les semaines passèrent, puis les mois, Georges et Lise étaient de plus en plus attachés l'un à l'autre. Ce qui se produisait de plus singulier, c'est que Georges qui, avant de s'être lié à la jeune fille par des sentiments d'une rare sincérité, n'était qu'un collégien riche et libre parmi cent autres collégiens, affirmait maintenant de plus en plus sa personnalité.
Cette synthèse du monde, des couches sociales, des lois morales, des nuances psychologiques, des sentiments, des émotions qu'est une femme, cette synthèse du monde qu'il avait sans cesse sous les yeux en la personne de Lise permettait à Georges de comprendre une foule de choses dont jusqu'ici il avait ignoré jusqu'à l'existence. Lise par son passé, ce passé qu'elle lui avait raconté, devenait pour lui le symbole d'une classe de la société française besogneuse, peu préoccupée d'éthique ; Lise dans le présent c'était une femme qui avait tout vu, qui connaissait le monde et les hommes, qui avait un goût bien à elle, qui savait choisir un chapeau ou une robe, qui savait juger une cravate, qui avait des penchants, les uns pour de beaux objets, d'autres pour des spectacles magnifiques, d'autres encore pour la nature, les forêts, les rivières, les champs, la mer, cette nature que Georges méprisait, à laquelle il reprochait, lui l'enfant de la ville, de trop ressembler aux descriptions de Jean-Jacques Rousseau ou aux toiles des impressionnistes ; Lise, dans le présent, c'était surtout pour lui la femme avec tout ce qu'elle a de nuancé et d'entier, de contradictoire et d'absolu, de finesse et de vulgarité, de tendresse et de cruauté, d'humanité et de misanthropie, de santé et d'hypocondrie.
Au contact de la jeune femme ses yeux s'étaient ouverts sur le monde, sur les hommes, sur la société. Ce qu'il n'avait pas trouvé au lycée, ce que ses professeurs ne lui avaient pas enseigné, il venait l'apprendre dans la vie.
Georges qui était toujours le dernier de sa classe, le cancre, allait dans quelques mois être majeur. Lorsque pour la troisième fois il se présenta au bachot, comme il le prévoyait, il échoua. Ses professeurs avaient pour lui une sorte de haine. Ils ne le comprenaient pas, le jugeaient inintelligent alors qu'il n'était que paresseux, ou plus exactement encore, un rêveur. Mais sur les bancs du lycée, le rêve est interdit : maladresse des pédagogues qui gouvernent le monde et dont un jour on mesurera toute la gravité. C'est à l'âge où les hommes devraient pouvoir rêver librement que l'on canalise leurs pensées, qu'on leur enseigne des choses qui, oubliées plus tard, auront à peine servi à discipliner leurs esprits, et auront fait de leurs âmes des âmes esclaves. C'est dans la révolte que nous sommes grands et non pas dans la répétition béate de quelques vérités primaires. Or Roustan, dans sa classe, faisait pour ses professeurs figure de révolté. Il était anarchiste en ceci qu'il était indifférent. Souvent, lorsque la cloche sonnait, alors que ses camarades remettaient à leur professeur les quelques pages d'un thème rédigé avec conscience, lui se contentait de jeter sur le pupitre du maître une page blanche sur laquelle il avait inscrit son nom. Un jour même, alors qu'un de ses professeurs lui demandait : "Pourquoi n'avez-vous rien écrit ?", il répondit : "Personne ainsi ne contrôlera ma science !".
Cependant, le révolutionnaire Roustan était doublé d'un affreux petit bourgeois. Si à certains moments de sa vie, l'élève du lycée Henri-IV était téméraire, avait des réactions d'anarchiste, était pris soudain de l'envie de briser tout ce qui l'entourait, souhaitait l'abolition de toutes les lois qui le protégeaient, il n'était la plupart du temps qu'un être timide, peureux, craignant d'offusquer ceux avec qui il vivait, afin de ne pas être lui-même offusqué.
Habitué dès sa plus tendre enfance à un certain luxe, il supportait mal la saleté des petits restaurants du Quartier Latin, leurs nappes aux taches de vin, leurs serviettes humides. Il ne s'y rendait d'ailleurs jamais lorsqu'il était seul, mais était parfois obligé d'y aller pour y accompagner des amis plus pauvres que lui. Il en sortait généralement écœuré, prétendait s'être abîmé l'estomac et aspirait alors à s'installer dans un des élégants cafés qui commençaient à faire la fortune des Champs-Élysées. Comme les petits bourgeois, Roustan était jobard. Avec quelques-uns de ses amis, il parlait de la patrie en se frappant la poitrine. Et dans la rue il regardait d'un œil plein d'envie les boutonnières décorées de quelques passants affairés. Il en parlait, s'échauffait. Au passage d'un vieillard il s'écriait : "C’est un commandeur, rosette sur barrette d'argent !" "Mais non, lui répondait un camarade, la barrette était d'or !" "C'est impossible, ce bonhomme ne peut pas être grand officier, c'est un ancien colonel !"
Et il allait, énumérant toutes les dignités de l'ordre de la Légion d'honneur ou les classes du NichanIftikhar.
Roustan était jobard et, comme le petit bourgeois dont le portefeuille est bien garni de billets de banque, il était snob à ses heures. Mais il l'était à la manière des Parisiens. N'a-t-on jamais dit que le snobisme est le fait du provincial ? À Paris l'admiration de ce qui est en vogue ne saurait être ni factice, ni sotte, car ce dont on s'émerveille sur les boulevards, aux Champs-Élysées, au Quartier Latin, à Montmartre, à Montparnasse est digne de cet émerveillement. Aussi Roustan, en s'embarquant dans le "dernier bateau", était-il, parce qu'il vivait à Paris, à bord d'une solide construction et avait-il de grande chance d'atteindre à la rive où il se proposait d'aller. Or son snobisme, si l'on peut encore l'appeler du snobisme, était avant tout littéraire. Quoi d'étonnant, d'ailleurs, à ce qu'un jeune étudiant, à une époque où bientôt Paris allait applaudir aux petits chefs-d'œuvre de Raymond Radiguet, se passionnât pour les découvertes les plus récentes, s'engageât dans les méandres proustiens, méditât longuement en levant ses regards vers les ciels de L'annonce faite à Marie ou se laissât charmer par la poésie intense et libératrice des Nourritures terrestres !
Un jour, Lise Leprieur entra dans la chambre de Roustan un livre à la main. Georges, étendu sur le ventre, relisait pour la dixième fois l'Imitation de Notre-Dame la Lune. Il leva les yeux sur son amie.
- Tiens, tu lis aussi, lui dit-il.
- Oh! ce n'est rien, répondit Lise.
Et elle jeta l'ouvrage sur le lit. C'était les Mystères de Paris. Roustan le prit. Il en parcourut la première page.
- Pouah ! que c'est mal écrit, fit-il. L'histoire du tapis-franc lui semblait insipide. Le Chourineur, la Goualeuse, le Maître d'école, Rodolphe, tous ces êtres étaient ignobles ou conventionnels ! Surtout il les trouvait sans vie. Cependant, Lise ayant oublié son livre, il le reprit après minuit. Or à sept heures du matin, il lisait encore.
Ce fut pour Roustan, qui n'avait pas lu Balzac, une sorte de révélation. Il existait donc, à côté des morceaux de Proust, magnifiques par l'infinité de leurs nuances psychologiques, par la beauté même de leur style, à côté de la poésie puissante et rythmée de Claudel une littérature romanesque, des livres mal écrits capables de l'émouvoir, de le tenir réveillé jusqu'à l'aube. Le Chourineur, la Goualeuse c'étaient des êtres qui maintenant existaient pour lui. Ils étaient là, dans sa chambre. Il les voyait. Leurs aventures étaient passionnantes.
Quand à midi Lise vint le retrouver, à le voir si pâle elle s'inquiéta.
- Qu'as-tu ? lui demanda-t-elle.
- Je suis fatigué, répondit Roustan.
Et en souriant il ajouta :
- Comme Christophe Colomb, j'ai découvert un monde nouveau !
Puis, devant la glace, il regarda longuement son visage.
- En effet, j'ai mauvaise mine, murmura-t-il. Je suis vert comme un mort. Mais, au fait, les morts sont-ils verts ? Et mes yeux sont cernés de bleu... Je puis à peine les tenir ouverts. Mon palais est horriblement sec.
Il se versa un grand verre d'eau qu'il but d'un trait.
- Oui, cette nuit j'ai découvert un monde nouveau ! Devine lequel, Lise ?
- Mais je ne sais pas, je ne puis pas savoir, répondit-elle.
Et soudain, devinant, elle s'écria :
- Aurais-tu lu les Mystères de Paris ?
- Oui, et je trouve ce livre admirable. Comment t'en parler, poursuivit-il. Avant tout, c'est un roman "horizontal". Mais voici que tu ne me comprends pas. Un roman horizontal ! ça ne peut pas avoir de sens ! C'est stupide ! C'est même grotesque de parler ainsi ! Et pourtant, j'ai quelque chose à dire... C'est que les héros d'Eugène Sue ne sont pas peints en profondeur... mais que derrière eux se tiennent mille et mille personnages semblables à eux...
Lise, qui s'était assise, regardait Georges. Silencieuse, elle se contentait de temps à autre de faire un petit signe de tête, comme pour lui dire qu'elle le suivait. En réalité, elle devinait le sens de ses paroles bien plus qu'elle ne les comprenait.
- Le Chourineur, la Goualeuse, ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des masses ou leur symbole, continuait Georges Roustan. Ils sont grossiers comme la masse, simples comme la masse. Moi qui lisais hier Jules Laforgue qui a écrit pour une dizaine d'amis, moi qui exaltais mon individualisme devant une œuvre comme l’Imitation de Notre-Dame la Lune, témoignage d'un prodigieux particularisme, où un écrivain affirme son plus complet isolement, je pouvais, mieux que tout autre lecteur, comprendre Fleur de Marie ! Ce n'est pas un type, parce qu'un type est toujours individualisé, mais c'est la femme que nous rencontrons tous les jours, la riche ou la pauvre : les malheureuses que nous croisons et qui ont les unes et les autres les mêmes bonheurs ou les mêmes désespoirs. Cette nuit j'ai brisé la Tour d'ivoire dans laquelle mes professeurs, mes amis, m'avaient enfermé, dans laquelle d'ailleurs ils se sont enfermés eux aussi... Oui, aujourd'hui je vais vivre au grand air et sacrifier mon "moi" sur l'autel du collectivisme !
Georges Roustan était dans un état d'extrême agitation. Il avait prononcé les dernières phrases de son discours avec feu. Lise sentit que son ami venait d'élargir ses horizons, qu'il était devenu un autre homme, qu'il se passionnait dès lors pour des choses dont il n'avait pas jusqu'ici soupçonné l'existence. Et elle eut pour lui une immense admiration.
Sortant quatre mois plus tard du lycée où il avait pour la troisième fois échoué au baccalauréat, Georges Roustan songea à son père. "Que va-t-il dire ? pensa-t-il. Peut-être que - puisque la porte de l'Université m'est fermée - j'ai dans ma poche la clef des champs ! Car après tout c'est mon père qui, en m'installant rue Cujas, me fit goûter les charmes de la plus complète liberté".
Et il rentra dans sa chambre pour écrire au consul. Mais il ne savait comment s'y prendre. II déchira quatre ou cinq brouillons, se dit un instant : "Je vais lui télégraphier ! Non, je le ferais si j'avais réussi..." et enfin se décida à partir pour Cluj. Il croyait qu'il lui serait plus facile d'annoncer de vive voix la nouvelle à son père, et surtout il voulait lui parler de ses projets d'avenir.
Il se rendit dans un bureau de voyage, s'informa du départ des trains pour la Roumanie, commanda un billet et attendit l'heure du dîner dans un café du boulevard Saint-Michel où il avait rendez-vous avec Lise.
Georges Roustan, gosse de riches oisif
Voici Roustan dans sa chambre. Il y est entré sur la pointe des pieds. Tout dort dans l'appartement. "Un bain", pense Georges. Il s'avance vers le cabinet de toilette. Un livre posé sur un fauteuil le retient au passage : Les Faux Monnayeurs, de Gide. Il l'ouvre au hasard et lit dans le journal d’Édouard : "Lorsque j’étais plus jeune, je prenais des résolutions..."
- Prendre des résolutions ! Mais je n'ai cessé d'en prendre, murmure Georges. J'ai sacrifié ma fortune, j'ai sacrifié mon moi, j'ai combattu ma paresse... Si je prenais aujourd'hui la résolution de vivre ! De me laisser vivre... Non. Il faut organiser sa vie. Je ferai de moi un personnage. J'aime l'équilibre.
Il ferma le livre et le posa sur la table. Lentement, il se déshabilla. À demi nu, il reprit le volume. "Que disait encore Édouard", se demanda-t-il. Il feuilleta à nouveau le roman. Il n'y retrouva plus le passage qui, à l'instant, l'avait frappé. Alors il chercha dans sa mémoire l'image du héros gidien. "Un vieillard, cet Édouard ? Un vieillard aux cheveux gris, au costume gris, aux guêtres blanches. Je l'imagine même légèrement basané. Les yeux bleus, sans éclat. Ainsi il est un âge pour les résolutions et un autre pour la méditation ! Non. II est des hommes d'action et il est des méditatifs. À Sainte-Hélène, Napoléon n'a pas médité. Le Mémorial n'est qu'une dernière action. Une action, à la mesure d'un mourant. Que suis-je ? Un homme d'action ou de méditation ? Hostalier ? C’est un méditatif... Tout au plus un déductif. Mentignac ? Un homme d'action... Tout au plus un escroc. Et moi ? Peut-être un homme d'imagination. L'imagination serait-elle à mi-chemin entre l'action et la méditation ?"
Georges Roustan regarda autour de lui. Sa chambre lui apparaissait comme le reflet de lui-même, elle était meublée de solitude. Un lit, une grande table, trois chaises, un fauteuil, une armoire et deux rayons de bois sur lesquels étaient posés une centaine de livres. C’était tout. Les murs, percés de deux portes, celle qui donnait accès à la pièce et celle du cabinet de toilette, et de deux fenêtres qui s’ouvraient sur le boulevard, étaient couverts de cartes de géographie. Il y avait une grande carte de l'Europe : celle des traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon. Il y avait aussi deux cartes de France, l'une départementale et l'autre historique : une carte où l'on voyait la Bourgogne, la Provence, la Gascogne, la Touraine, l'Île-de-France... en rouge, en bleu, en vert, en jaune... Et puis il y avait des plans de Paris, de Berlin, de Vienne. C’était sur ces taches de couleur, sur les noms qu'on y lisait, que Georges Roustan promenait son rêve. C’était devant ces images abstraites du monde qu'il imaginait un monde nouveau.
Renonçant à son bain, il se coucha. Il ferma les yeux, les rouvrit et vit au plafond une scène de sa vie. Ainsi, du visage de Greta Garbo, de sainte Geneviève, que l'on voit apparaître sur un mur blanc après l'avoir fixé quelques secondes sur une carte postale noire et blanche. Que de chemin parcouru depuis cette nuit de la rue Cujas où, dans sa petite chambre de lycéen, il découvrait le monde d'Eugène Sue ! Depuis la découverte des fictions collectives de ce prodigieux fantaisiste qui unissait la fantaisie et le socialisme, qui opposait des types d'hommes, des hommes en série, aux hommes vivants de Balzac, depuis le chourineur et le maître d'école, Roustan avait rencontré le passant de Berlin dont le visage se reflétait dans cent mille autres visages. Il avait vu des choses singulières, il en avait vu d'effrayantes, mais il ne les comprenait pas. Il était dépassé par les mouvements d'une multitude, celle du monde slave, celle du monde germanique, et pour avoir voulu lui opposer une autre multitude, celle du monde latin, il n'en avait que mieux mesuré l'immensité de la solitude où s'abîme tout Occidental.
Roustan, d'ailleurs, ne vivait pas comme l'ascète qui se sacrifie aux exigences de la masse et, si la masse l'attirait, c'était pour développer, à son contact, un personnage qu'il portait en lui.
Dans un cahier où, au jour le jour, il aurait voulu noter ses pensées, relater ses actions, Roustan avait écrit ces mots : "Devenir un personnage". À la page suivante, il énumérait les actes, les gestes d'une journée.
"Ce personnage que je voudrais devenir, qu'a-t-il fait aujourd'hui ? Rien d'éclatant. C'est pourtant les actes éclatants de ma vie que je devrais transcrire ici. Je me suis réveillé à deux heures de l'après-midi. Adrienne venait de commencer ses gammes, je devrais dire ses exercices de piano, trois notes qui se suivent à intervalles réguliers, puis quatre notes, puis cinq et de nouveau trois. Elle joue très lentement. Quelle patience ! Ses mains pourraient courir sur le clavier, voltiger, comme dit Musset, y faire quelque acrobatie... Mais Adrienne préfère assouplir encore sa main, déjà pourtant si souple, et répéter pendant une heure, deux heures les mêmes exercices monotones. J'arrive cependant, dans ce jeu, à distinguer des nuances. C'est peut-être l'effet de mon imagination ! Mais non. Elle joue fort, toujours plus fort, puis décrescendo. Étendu dans mon lit, je tends l'oreille à ces exercices qui me remplissent de je ne sais quelle nostalgie. Chaque jour, lorsque je me réveille, j'ai un épouvantable "cafard". Le plus petit problème me paraît insoluble. Si j'avais, en cette minute, un revolver sous mon oreiller, j'aurais peut-être le courage de me tuer. Mais je sais qu'en faisant passer mon corps de la position horizontale à la position verticale, mon pessimisme disparaîtra. Lise entre dans ma chambre. Son beau visage est décomposé par la colère. "Va-t-elle me casser les oreilles pendant longtemps !" me dit-elle en parlant d'Adrienne. Je ne sais que répondre, De plus en plus, je le sens, grandit en Lise une haine profonde pour Adrienne. Je saute hors du lit et passe sous ma douche. La journée est splendide. Dehors, la chaleur doit même être intolérable. Pourquoi n'avoir pas encore quitté Paris ? Autre reproche de Lise. Tous nos amis, depuis le 14 juillet, sont à la campagne. Je n'ose pas avouer à Lise que je m'y ennuie terriblement. J'ai soutenu, un soir, que je préférais le macadam des villes à une prairie ombragée. Tout le monde a cru que je faisais du paradoxe. J'étais pourtant sincère. Je préfère les hommes aux plantes. C'est parce qu'il préférait les plantes aux hommes que Rousseau a été si malheureux. Rien n'est plus beau qu'un bel arbre, si ce n'est la machine humaine ! François, qui est à mon service depuis huit jours, m'apporte mon café noir. Je vois dans sa manière d'être qu'il trouve singulier que l'on se lève à deux heures de l'après-midi. En somme, c'est un petit bourgeois. Il n'a rien d'un domestique de classe : ceux qui ont des airs d'éminence grise ! Il ne restera pas longtemps à mon service. Lise, qui s'est installée en face de moi, me raconte une histoire qui me plonge dans le plus cruel embarras. Elle a acheté, la semaine dernière, un sac à main de crocodile d'une forme, en vérité, assez originale. Or hier, Adrienne, n'a-t-elle pas acheté le même sac ? "Faudra-t-il, me dit Lise, que nous portions bientôt la même robe ?" Elle ne veut pas renoncer à son sac et me demande de dire à Adrienne de renoncer au sien. Mission délicate. Depuis notre rencontre de Prague, Adrienne partage donc notre vie. Je l'aime et je l'admire. C'est une femme supérieure. Mais j'éprouve pour Lise une tendresse qui, sans doute, m'attache à elle d'une manière beaucoup plus profonde. J'aurais voulu que ces deux femmes devinssent amies. Mais Lise ost belle et Adrienne est laide. Cause de jalousie pour Adrienne ! Adrienne est une grande artiste, impulsive, vibrante, Lise est une petite femme exquise pour laquelle la tendresse est tout. Cause de jalousie pour Lise ! Je soupçonne Lise d'avoir beaucoup de pitié pour moi. C'est même fort probablement ce qui domine ses sentiments à mon égard. Adrienne, au contraire, m'admire, D'ailleurs, il n'y a aucun rapport charnel entre nous... Lise le sait, mais elle commence à trouver, néanmoins, que la présence d'Adrienne sous notre toit a trop duré. Que m'importe, après tout. Je joue avec le feu ? Peut-être. Mais j'ai besoin, auprès de moi, de ces deux êtres si différents l'un de l'autre.
À quatre heures, je suis allé m'asseoir à la terrasse des Deux Magots, à peu près désert aujourd'hui. Décidément, tous les Parisiens sont à la plage. Le vieux clocher de Saint-Germain-des-Prés suffit à mon bonheur. Cette immense église, à laquelle Paris donne un air campagnard, me ravit. Et, lorsque je regarde la lucarne du Petit-Chose, toute mon enfance se déroule devant moi. Lise, qui m'avait promis de venir me retrouver à cinq heures, n'est pas venue. Rien dans les journaux du soir. La politique est en veilleuse. À six heures, je suis allé faire un tour au Luxembourg. Puis, j'ai feuilleté quelques livres à l'étalage d'une librairie, boulevard Saint-Michel. Aucune nouveauté. Décidément Paris dort. À sept heures, je suis rentré en taxi au boulevard Raspail. J'y ai retrouvé Lise en larmes. "Pourquoi m'abandonnes-tu ?" me dit-elle. Je lui répondis que je l'avais attendue aux Deux Magots. "Si je n'y suis pas venue, c'est que j'ai pensé que tu me chercherais ici !" Adrienne venait de partir. Elle prépare un concert qu'elle doit donner à Salzbourg avec Cahuzac, le virtuose du violon. Hier en effet, elle a répété pendant deux heures l'accompagnement d'une sonate de Beethoven. Je ne cessais de penser, en l'entendant, que cet accompagnement, d'une si grande richesse, se suffit à lui-même. À huit heures, nous sommes allés dîner au Bois, Lise et moi. Nous y avons rencontré Jacques Lebœuf et Ivanoff. Lebœuf, plus élégant que jamais, costume gris, guêtres blanches, canne de jonc, eut l'air enchanté de nous voir. Il avait, disait-il, des nouvelles sensationnelles à nous raconter. Un cheval, dont il suivait les exploits depuis plusieurs mois, qui avait couru à Londres, puis à Vienne au Puk, venait enfin à Auteuil. Il se proposait d'engager, sur la victoire certaine de cet animal, une somme énorme. "Et il gagnera, vous verrez, il gagnera... Et savez-vous que c'est un cheval espagnol... En somme, un cheval arabe... Les journaux d'hier en ont donné la photographie. Le voici !" Il nous montre, en effet, la photographie d'un cheval. Il était fort beau. Peut-être trop beau. Les chevaux qui sortent vainqueurs des courses sont souvent curieusement bâtis. Ils ont même quelque chose de disproportionné, des jambes trop longues, par exemple, ou un cou trop étroit. Ils ont aussi quelquefois des têtes de poitrinaires, trop petites, Ies narines largement ouvertes. Ils ressemblent aux coureurs cyclistes qui finissent presque toujours leur vie dans un sanatorium de tuberculeux. Moi, je ne miserais pas sur le cheval dont Lebœuf vantait les mérites ! Je le lui dis. Il en fut navré. Pendant que nous parlions de la sorte, Ivanoff demeurait immobile près de nous. Je l'observais à la dérobée. Lui aussi, il était d'une rare élégance, costume bleu, de drap anglais, guêtres, chapeau de feutre léger et... je ne pus m'empêcher d'en sourire, un monocle ! Lorsqu'il me vit, d'ailleurs, Ivanoff le décrocha de son arcade sourcilière et le laissa pendre à un large cordon noir. C'était donc là le vagabond sans patrie de la frontière Tchécoslovaque, l'ancien commis voyageur de Vienne, le petit commerçant qui gagnait si mal sa vie à Bucarest ! Mon ancien chauffeur de Prague et de Bruxelles ! Décidément, il avait fait du chemin. Je ne l'avais pas revu depuis plusieurs mois et j'eus l'impression, dès la première seconde, que cette rencontre ne lui était pas agréable. Il baisa la main de Lise, puis attendit. J'aurais dû, à ce moment-là, l'inviter à s'asseoir avec nous, je ne le fis pas intentionnellement. Comme la conversation sur le poulain espagnol ou... arabe se prolongeait, il montra quelque impatience. Lorsque Lebœuf, ayant assez vanté son animal, voulut enfin s'en aller, je les retins alors tous les deux, les invitant à passer la soirée à ma table. Je le faisais pour être agréable à Lise, pensant qu'elle me reprocherait de n'avoir pas invité Ivanoff plus vite, sous prétexte qu'il avait été notre chauffeur. Aussi quel ne fut pas mon étonnement de voir Lise se lever, au moment où Lebœuf allait s'asseoir, et me dire, sur un ton qui voulait être indifférent : "Georges, je suis horriblement fatiguée ! Pourquoi ne rentrons-nous pas ?" Sur le seuil du restaurant, Ivanoff nous proposa de nous reconduire dans sa voiture. "Il a donc une voiture !" pensais-je. "Merci, monsieur Ivanoff, fit Lise, nous allons suivre le lac à pied. Bonsoir, monsieur Lebœuf". Les deux jeunes hommes disparurent dans la nuit. Lise se pressa contre moi, m'embrassa. "M'aimes-tu ? Georges, m'aimes-tu ?" me demanda-t-elle. Je lui pris la taille et nous partîmes par le sentier qui longe le lac. La nuit était fraîche. Lise se mit à tousser. "Aurais-tu froid ?" demandai-je. "Non, mais serre-moi bien fort !" Nous marchâmes ainsi pendant une demi-heure. Lise, bientôt, se dit fatiguée. Nous prîmes un taxi. Nous fûmes à minuit à la maison. "Pourquoi, en somme, as-tu voulu quitter le bois si brusquement ? lui demandai-je alors. Nous étions bien loin des boulevards et Lebœuf est un garçon amusant !" "Je t'ai dit que j'étais fatiguée et je ne trouve pas Lebœuf amusant ! Quant à Ivanoff..." "Quant à lvanoff ?" interrogeai-je. Mais Lise ne me répondit point. Elle simula un bâillement, m'embrassa : "Bonsoir chéri ! Je pense qu'Adrienne va bientôt rentrer". Puis elle sourit, mi-moqueuse, mi-chagrine, et disparut dans sa chambre à coucher. "Que se passe-t-il ? Qu'a-t-elle ? Un caprice féminin, rien de plus ! Est-elle jalouse d'Adrienne ? Ce serait absurde !" La chambre où j'écris ces lignes est pleine de fumée. Mon cendrier plein de cendres. J'entends Adrienne qui rentre. Si je l'appelais. Je pourrais lui lire ces quelques pages. Peut-être m'éclairerait-elle sur les sentiments de Lise. Mais non ! À quoi bon ? Et puis, elle est certainement fatiguée. Cahuzac l'aura encore fait travailler pendant deux ou trois heures. La musique, c'est sa véritable passion. Elle ne s'intéresserait pas à ces problèmes mesquins. L'année dernière, Adrienne et moi, nous parlions encore de politique, de littérature, de Lise ! Aujourd'hui, c'est fini. Elle est possédée par la musique. Elle ne lit plus jamais ; les lettres, pour elle, sont devenues inintelligibles. Seules les notes lui parlent un langage capable de l'émouvoir. Hier encore elle s'enthousiasmait devant une partition qu'un jeune compositeur venait de lui envoyer. Là où je ne voyais que des portées et des croches, des doubles croches, elle découvrait tout un monde, celui du sentiment, celui de la sensation. Voilà ma journée terminée. Il est tard. J'ai grand besoin de dormir. Qu'ai-je fait ? Rien. Je me suis posé quelques questions ! Je n'ai répondu à aucune. En somme, la journée d'un oisif. Si j'étais pauvre, j'aurais dû travailler ferme. J'aurais aussi mieux pensé, mieux vécu. J'ai des lettres à écrire, je ne les ai pas écrites. J'ai un article à rédiger pour la Revue d'Europe, je ne l'ai pas fait. J'ai des livres à lire, je ne les ai pas lus !"
Georges Roustan, rentrant de cette réunion politique où il avait tant parlé, et où on l'avait si peu compris, jeta le cahier où il venait de relire les quelques pages auxquelles il n'en avait jamais ajouté d'autres. "Ah ! se dit-il, le mois d'août, c'était encore un beau mois. Aujourd'hui, je serais incapable d'écrire des choses pareilles !"
Il ne se doutait pas que le lendemain il pourrait, dans ce même cahier, compléter les portraits de Lise et d'Adrienne, en y donnant simplement l'explication de la singulière attitude de Lise au Bois de Boulogne.
II. Compléments...
2.1. - La recension qui m'a conduit à m'intéresser à Les Esclaves
Le Roman
Pierre JEANNERET
Les Esclaves (Gallimard)
Ce livre est d'un pessimisme à peine croyable. Et pourtant il n'est pas déchirant. Il ne touche pas en nous les fibres de la révolte ou de l'indignation. Au contraire, il nous emplit d'une mélancolie et d'une amertume pour ainsi dire loyales et non dénuées de tendresse. Sans doute l'auteur savait-il qu'à l'époque qui nous est échue en partage (celle-même dont ce roman nous offre l'affligeant tableau) le drame boursoufflé, le lyrisme exacerbé, le style tragique traditionnel enfin, à quoi les romanciers font généralement appel pour exprimer des situations désespérées, n'ont plus aucune place ; que la vie est trop vraie déjà, la vérité trop nue, la Misère trop évidente ; et qu'il convient de la voiler d'une manière funèbre, de l'excuser d'être horrible à voir, plutôt que de la peindre avec des couleurs exagérément vives pour nous faire mieux sentir ce que nous sentons déjà trop, ce qu'il ne faut qu'un geste, qu'un signe, et quelquefois moins encore, pour nous rappeler. Les personnages de ce livre sont pris dans toutes les couches sociales, ou à peu près. L'auteur les confronte sans cesse les uns avec les autres, parfois d'une manière insolite, mais nullement invraisemblable. Déjà l'on pouvait remarquer ce dessein dans le Roman de quatre jours [publié en 1932]. Les personnages ne sont pas dépeints introspectivement, psychologiquement, mais presque uniquement sous l'angle social. Si le procédé n'est pas nouveau, il y a dans la manière dont P. Jeanneret s'y adonne quelque chose qui est nouveau et vivant. Par la comparaison sans cesse poursuivie, par le mélange un peu hétéroclite où l'auteur maintient ses personnages, il n'arrive pas seulement à les préciser singulièrement, à leur donner ce poids, cette tangibilité (qui manque si souvent aux personnages purement psychologiques et pris en soi comme des êtres absolus), à établir des différences personnelles exactes, il fait aussi ressortir (même cela paraît être son souci le plus cher) une ressemblance, une identité essentielles, ici parfaitement misérables et tragiques. Voilà : toutes les valeurs sont brouillées, dégénérées, déchues. L'argent seul compte. Il n'y a même plus la Richesse en face de la Pauvreté, mais l'Argent en face de la Misère. Tous les désirs, toutes les naturelles opinions humaines prennent cette forme : la monomanie de l'argent. Le vagabond comme le banquier, l'aventurier comme le ministre, l'artiste comme le marchand, la femme comme l'homme, l'employé comme son patron, le travailleur comme l'oisif, le possédant comme le dépossédé, toute la société est esclave de l'énorme excitation de l'argent. Tout semble suspect, empoisonné, vidé de son contenu réel que la seule puissance de l'argent remplace partout. Les forces vives, la pureté, la révolution, la beauté même semblent cacher de l'argent, cette avidité absolue d'argent auprès de quoi tout le reste n'est que prétexte commode à profiter sans fin de l'homme. Et lorsqu'un être pur (comme il n'en manque pourtant pas !) vient naïvement parler de liberté, on lui répond : "il n'y a pas de liberté, il n'y a que la domination". Alors naturellement, l'argent entre en scène et devient le grand, le magique, le seul acteur. "La raison dit Virgile et la rime quinaut". On rêve de liberté et on pense à l'argent. Drôle de rime à liberté. Ne pourrait-on, en quelque sorte, exorciser l'argent ?
Je ne crains pas de dire que ce livre, pourtant mal écrit et trop touffu, parfois facile même, est d'un romancier véritable, d'un "romancier-né". Mais l'atmosphère si réellement désespérante qui saisit et pénètre le lecteur serait somme toute banale et sans force si les innombrables personnages n'étaient que des fantoches inventés pour habiller les idées de l'auteur. "La tendresse et la pitié sont de bonnes conseillères, écrit Jeanneret dans une précieuse dédicace. Elles animent le médecin lorsqu'il se penche sur son malade, mais elles conduisent aussi le romancier dans la poursuite de ses héros et de ses rêves". C'est parce que Jeanneret s'est inspiré de cette tendresse et surtout de cette pitié aux pattes de colombe pour nous peindre des êtres souvent sans charme s'agitant par contagion dans une société aux abois, parce qu'il nous oblige à les regarder comme des hommes tout de même, alors qu'ils ont à peu près tous complétement perdu leur visage, que ces esclaves nous attirent malgré nous pour nous remplir nous-mêmes de pitié. Ici, même un banquier véreux est dépeint d'abord comme une personne humaine, simplement, sans le "chiqué" de la haine, sans cette indécente imagination sanguinaire, obscène même et de plus paranoïaque, qui veut qu'il y ait des êtres ignobles en soi afin que leur châtiment ne laisse aucun remords. Je me rappelle cette phrase de Mauriac : "Dieu n'a pas nos dégoûts ; Dieu n'a pas de dégoûts". C'est cela qui, pour moi, fait la qualité inappréciable des Esclaves, la vie et la vitalité, la simplicité et la mesure de ce livre.Hélas ! C’est le dernier que nous lirons de cet écrivain jeune et qui était plein d'avenir. Pierre Jeanneret s'est donné la mort au printemps dernier. Nous ne connaissons pas les causes exactes de ce suicide. Les connaît-on jamais réellement ? Nous savons seulement qu'il était pauvre, découragé par des échecs continuels que sa générosité ne méritait pas, par moins que des échecs peut-être : le sentiment que la vie est un mur, qu'on ne peut ni abattre ni escalader. Ce que nous savons surtout, c'est que les meilleurs des hommes de tous les temps sont morts désespérés, morts de leur désespoir même, qu'ils se soient suicidés ou non. Et toujours au seuil d'un renouvellement total, comme s'ils n'avaient pu supporter une mue douloureuse qui les eût retrempés. Il n'est même pas besoin de nommer Dabit, Crevel, d'autres... Et sachant cela, on se demande à quelle indignité persistante, à quelle imperfection vraiment misérable nous devons de vivre encore. À quelles défaites supportées, à quelles concessions. Nous qui sommes à demi-morts pouvons-nous condamner ceux qui mus par une noblesse aussi mystérieuse que la pureté ont préféré d'être morts tout à fait ?
2.2. - Une autre recension : celle de la maison Gallimard
Pierre Jeanneret, dont nous avons eu à déplorer la mort prématurée, il y a quelques semaines, venait d'achever son dernier roman Les Esclaves pour les Éditions de la Nouvelle Revue Française.
On lit en tête de cette œuvre, trois épigraphes. On ne saurait mieux résumer les idées contenues dans ce roman, qu'en les reproduisant.
" Vous croyez connaître la vie parce que vous vous souciez de vos intérêts ? Intérêts, ignoble carapace du monde ! Hommes, pourquoi donc ne croyez-vous plus à rien ? Parce que vous n'êtes rien et que vous voulez mesurer le monde sur vous-mêmes". Leo Ferrero.
"L'évolution sociale dans le sens du collectivisme se fera fatalement et s'accomplit sous nos yeux ". Maurice Barrès.
" On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l'entre-deux ". Pascal.
Tous les personnages de ce roman, que ce soit Georges Roustan, d'abord riche collégien insouciant, puis capitaliste aux idées dirigées vers un terrain de construction entre les revendications sociales des classes ouvrières, et les prérogatives nationales du pays ; que ce soit Rudolf Yvanoff, pauvre courtier d'assurances, fréquentant des milieux de petits commerçants : les Karmazine, les Vlasoff ; que ce soit le banquier véreux Mentignac ou ses collègues de la compagnie d'assurance La Confiance, on encore Adrienne Malpart, la pianiste virtuose qui partage la vie conjugale de Georges Roustan et de Lise Leprieur ; nous nous trouvons parmi des êtres pris dans toutes les couches sociales et qui, à tout prix, veulent affirmer leur individualité. Ils sont tous des esclaves de l'argent, de pauvres hères qui cherchent à dominer par l'argent.
Georges Roustan, cependant, le personnage principal, individualiste aux abois, sentant le monde s'effondrer sous lui, est à la recherche d'un ordre nouveau auquel il pourrait se soumettre. Il trouve en Hostalier, fondateur de la Revue d'Europe à Vienne, l'homme qui le fait adhérer au socialisme et qui l'entraîne vers l'internationalisme. Après avoir mis ses capitaux à la disposition des hommes politiques qui dirigent le mouvement collectiviste de l'Europe Orientale, il est entraîné dans la Révolution de Vienne qui échoue lamentablement.
Roustan voyant fuir devant la mort ces hommes qui entendaient fonder une société nouvelle, se rend compte qu'Ils ne cherchaient qu'à assouvir leurs ambitions. Il renonce alors à ses idées. Il a voulu adhérer à la masse, mais c'est l'individualisme qui l'aura emporté.
"Remplir tout l'entre-deux de ces extrêmes auxquels nous nous laissons aller : l'individualisme frénétique et égoïste de l'Occident, le collectivisme absurde, la passion grégaire de tout l'Orient européen, mais c'est l'homme qui les remplit, l'homme qui a en lui une âme unanime et un moi, l'homme qui appartient à la foule mais qui est aussi l'hôte de la solitude".
On retrouve dans cette œuvre les dons éclatants du romancier-né que Pierre Jeanneret avait déjà révélés dans Le Roman de Quatre Jours et dans Figures sous les Lampions.
On a pu dire que ce nouveau roman Les Esclaves rappelait tout à la fois Les Mystères de Paris et l'Éducation Sentimentale. Il est en tout cas le reflet des préoccupations de toute notre génération.
2.3. - Une "réclame" de Gallimard, ou sic transit gloria...
La parution de l'ouvrage de P. Jeanneret a fait l'objet d'une annonce, dans la NRF, comprenant les douze autres titres diffusés en même temps que Les esclaves. Prendre connaissance de cette liste donne sérieusement à penser sur l'impitoyable tri effectué par le passage du temps. Soit cette liste (in La Nouvelle Revue Française n° 278, novembre 1936] :
- Jacques de Lacretelle L'écrivain public
- Armand Praviel, Les imposteurs
- Jeanne Galzy, Catherine de Médicis
- Salvador de Madariaga, Anarchie ou hiérarchie
- Jean Fontenoy, L'école du renégat
- H. G. Wells, Une tentative d'auto-biographie
- Emil Ludwig, Le meurtre de Davos
- Stephen Hudson, Une histoire vraie
- Jean Variot, Le prince de Hombourg
- Raymond Guérin, Robain
- Robert Honnert, Madame Étienne Mettraz
- Joseph Conrad, La rescousse
On notera qu'aucun des titres parus il y a à peine plus de trois quarts de siècle n'a survécu. Et que les trois auteurs que la postérité a retenus (Jacques de Lacretelle, H. G. Wells et Joseph Conrad - on pourrait discuter le cas d'Emil Ludwig), ne l'ont pas été pour les ouvrages qu'ils publièrent cette année-là.
2.4. - La précieuse dédicace de Pierre Jeanneret
La page de garde de Les Esclaves contient un curieux envoi, particulièrement fervent : cela mérite enquête.
"À Monique et Charles Lannegrace
La tendresse et la pitié sont de bonnes conseillères. Elles animent le médecin lorsqu'il se penche sur son malade, mais elles conduisent aussi le romancier dans la poursuite de ses héros et de ses rêves.
Puissiez-vous, mes chers Amis, rencontrer dans ce roman un personnage inspiré d'un peu de cette tendresse et de cette pitié, je voudrais oser écrire de cette humanité, inhérentes à la profession que vous avez choisie par vocation, et trouver surtout dans cette dédicace le témoignage de mon amitié la plus profonde et de mon affection.
P. J.
"La tendresse et la pitié sont de bonnes conseillères. Elles animent le médecin..." On apprend ainsi que Pierre Jeanneret comptait parmi ses amis (mais en avait-il beaucoup) un jeune couple de médecins dont il était très proche : Charles Lannegrace et son épouse Monique, née Parturier. Ce couple avait un enfant, une petite fille très exactement, prénommée Edwige et née en décembre 1932. Lors de la parution de l'ouvrage de l'écrivain ami de ses jeunes parents, la fillette allait donc sur ses quatre ans. Bien.
Dans un ouvrage rédigé par le sieur Nahoum, David-Simon, je lis, à propos d'Edwige : "Sa mère, Monique Parturier [1905-1996], était docteur en médecine. Elle avait chassé son mari, Charles Lannegrace [1904-1979], médecin bohème, père d'Edwige, alors que celle-ci n'avait que cinq ans. Puis elle était devenue chef de clinique à l'Hôtel-Dieu, et avait épousé Guy Albot [1903-1987] rencontré à La Salpêtrière, grand spécialiste du foie, élu membre de l'Académie de médecine, etc. etc.".
Je tire de ces lignes la conclusion que la mère d'Edwige a "chassé" son premier époux peu après le suicide de Jeanneret, grand ami du jeune couple (32 et 33 ans en 1936). Bien entendu, qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, et je ne prendrai pas pour argent comptant les affirmations de Nahoum qui d'ailleurs n'ont pas d'importance, ici. Ce qui m'intéresse, c'est à la vérité que le sieur Nahoum parle de sa propre compagne décédée (Edwige Lannegrace, 1932-2008), qu'il avait épousée, en troisièmes noces, en juin 1982 (plus infatigable qu'inconsolable, il a par la suite convolé une quatrième fois : bon courage au personnel de l'état civil pour les mentions marginales au regard de son acte de naissance !) ; et en mémoire de laquelle il a commis un ouvrage publié après un an de veuvage, "Edwige, l'inséparable". Il y raconte, entre bien d'autres anecdotes, que sa compagne "fumait" en cachette. Et qu'après sa mort, il a découvert "avec émotion" tous les endroits où elle dissimulait son poison. Il confesse que lui-même ne peut aller au lit sans avoir, au préalable, tiré sur sa "cigarette d'herbe douce". Joli exemple offert aux masses admiratrices. Souhaitons que durant la Covid, il ait pu normalement se fournir par le biais de l'Ubershit. Mais il est maintenant temps de donner le nom de plume de ce sieur Nahoum : dans les milieux germano-pratins, et au-delà, c'est un ponte incontestable de la pensée unique dont tous les journaux de gauche recueillent avec ferveur la moindre parole - et Dieu sait qu'il n'en est pas avare, comme de publications : Edgar Morin...
Dans la notice que lui consacre Wikipédia, on peut lire : "avec l'appui de Maurice Merleau-Ponty, de Vladimir Jankélévitch et de Pierre George, il entre en 1950 au CNRS et fait partie du Centre d'études sociologiques dirigé par Georges Friedmann..." Si l'on sait lire entre les lignes, on comprend que ce membre (ou ancien membre) du Parti communiste français, avec l'aide de membres (ou de compagnons de route) du Parti communiste français a pu être recruté, en dépit de diplômes d'un niveau très insuffisant, au sein d'un établissement d'enseignement supérieur. Et qu'il y a fait toute sa carrière de sociologue, ou de je ne sais quoi. Finalement, j'en éprouve encore plus de tendresse et de pitié pour l'auteur dont j'ai présenté, supra, quelques bonnes feuilles. Et qui est mort d'être trop pur.
Mais ce que j'ai relaté s'agissant du sieur Nahoum, dit Morin, est loin de me scandaliser. Pour cela, il n'eût pas fallu que j'entendisse de mes propres oreilles que telle personne avait été recrutée comme enseignante dans le Supérieur parce qu'elle était... mère d'un enfant handicapé, ni que je visse de mes yeux cette caravane amarrée près d'une Fac que je connais fort bien, sérigraphiée de mille phrases vengeresses destinées à apitoyer le passant sur l'injuste sort fait à l'occupante en grève de la faim, protestant contre son non-recrutement ; et que croyez-vous qu'il arriva ?
C'est pourquoi, parmi tous les constats dénonçant la désagrégation de notre enseignement supérieur, je suggère la lecture (et la méditation) de celui de François Kersaudy (un ancien prof de Fac - un vrai) sous le titre "Tous unis vers Cythère" (on appréciera le jeu de mots), publié dans l'hebdomadaire Le Point en avril-mai 2018. J'en extrais le tout début : "Que l'université française puisse entrer en effervescence à l'occasion d'une réforme aussi anodine et nécessaire que celle consistant à remplacer le tirage au sort des étudiants par une timide mesure d'orientation, voilà qui révèle une nouvelle fois l'état de déliquescence de notre enseignement supérieur. Mais, en vérité, il n'y a rien là de bien nouveau…". Kersaudy parle des "invariants" qui gangrènent l'Université française depuis 1968 (cinquante ans, déjà !) : "les facultés de lettres et sciences humaines comme foyers privilégiés de contestation permanente ; le règne dans ces facultés d'enseignants marxistes minoritaires mais très influents ; la toute-puissance des syndicats étudiants d'extrême gauche, tempérée d'une guéguerre sournoise et permanente entre staliniens, trotskistes, et anarchistes ; le peu de goût de beaucoup d'étudiants pour des études universitaires trop théoriques, admirablement exploité par les sectes politiques précitées…" Et il ajoute : "Bref, rien n'a vraiment changé dans l'université française depuis le triste constat du général de Gaulle en 1969 : Dans l'Éducation nationale, les organisations de professeurs et d'étudiants ne se complaisent qu'aux théories extrêmes, n'avancent de solutions que les plus outrecuidantes, ne cessent de se diviser suivant toutes les catégories du marxisme et de l'anarchie, et ne s'accordent que pour faire de l'instruction publique le grand levier destructeur de l'actuelle société". Fermez le ban.
Ou plus exactement, ne le fermez pas avant d'avoir porté vos yeux sur la sortie assassine de Marc Zamansky qui date, elle, d'avant 68. C'est dire !
Et puis, à la même époque, les réflexions de l'immense Georges Gusdorf sur La Nef des Fous me paraissent incontournables...
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