Aymard, Basset, Feraoun, Hammoutène, Marchand, Ould-Aoudia : 15 mars 1962, in memoriam

 

 

I. Les faits

 

Dans l'épouvantable maelström que constitua la fin de la guerre d'Algérie, avec ses innommables cortèges d'atrocités, un fait demeure vivace aux mémoires, parmi tant d'exactions : le massacre d'El-Biar (aujourd'hui Ben Aknoun).

Le 15 mars 1962, six Inspecteurs de l'Éducation nationale étaient réunis dans le centre social Château-Royal à El-Biar (banlieue d'Alger), sous la présidence de l'un d'entre eux, Maxime Marchand : européens ou arabes, ou kabyles, musulmans ou chrétiens, ou tout bonnement libres penseurs, ils avaient à s'occuper d'une tâche noble entre toutes : la cause des enfants en difficulté. Un commando revêtu de tenues léopard survint interrompre leurs travaux. Il fit sortir les six hommes dans la cour, et les abattit de rafales de mitraillettes. Le crime impardonnable fut aussitôt attribué aux tueurs de l'OAS, qui n'en étaient pas, il est vrai, à leur coup d'essai. Et le Ministre de l'Éducation de l'époque (M. Lucien Paye), demanda qu'une minute de silence fût observée dans les écoles en mémoire des six Inspecteurs "tombés au champ d'honneur de leur travail".

 

 

II. Les réactions

 

On raconte que le soir même, Germaine Tillion, qui avait été à l'origine de la création des "Centres sociaux" en Algérie, prit sa plume pour écrire un texte, "La bêtise qui froidement assassine" que Le Monde publia dans son édition du 18 mars :

"Entre l'écrivain Mouloud Feraoun, né en Grande-Kabylie ; Max Marchand, Oranais d'adoption et docteur ès lettres ; Marcel Basset, qui venait du Pas-de-Calais ; Robert Aimard, originaire de la Drôme ; le catholique pratiquant Salah Ould-Aoudia et le musulman Ali Hammoutène, il y avait une passion commune : le sauvetage de l'enfance algérienne - car c'était cela leur objectif, l'objectif des Centres Sociaux : permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques qu'on appelle 'sous-développement'. Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre.
Apprendre à lire et à écrire à des enfants, donner un métier à des adultes, soigner des malades - ce sont des choses si utiles qu'elles en paraissent banales : on fait cela partout, ou, à tout le moins, on a envie de le faire.
[...]. Et c'était de quoi s'entretenaient ces six hommes, à 10 heures du matin, le 15 mars 1962 ..."

Quant à Jules Roy, c'est à l'hebdomadaire L'Express, très engagé contre la guerre d'Algérie, qu'il confia son indignation, dans un article intitulé : "Pourquoi 'pas ça'?".

Article Express, mars 1962
Le bas d'un mur criblé de balles et éclaboussé de sang noir dans la cour d'une villa mauresque sur les collines d'El-Biar, c'est tout ce qu'il reste de l'attentat contre les six inspecteurs français et musulmans [on notera la curieuse confusion entre nationalité et religion] des centres sociaux condamnés à mort par l'O.A.S. Six hommes qui consacraient leur vie à sauver des gosses, donner un métier à des misérables et soigner des malades.

Devant ce meurtre sauvagement préparé et perpétré, certains se sont écriés "Pas ça !" Pourquoi "pas ça" ? Le reste était-il donc permis ? Il y a des années que nous poussons ce cri devant les enfants et les justes assassinés des deux côtés, et c'est pourquoi il y a longtemps aussi que les larmes ont séché dans nos yeux et que la colère a remplacé la trop longue et magnanime mansuétude dont nous aurons fait preuve à l'égard d'une communauté que le nazisme a rendue folle. En aucun cas, puisque les nervis de Bab-el-Oued se prétendent les héros de la civilisation, le crime ne devait répondre au crime. Les hommes qui ont tué Mouloud Feraoun ou qui se sont réjouis de sa mort ne peuvent plus être mes frères et je ne les connais plus. S'ils gagnent, je sais qu'ils nous réservent le sort des inspecteurs sociaux, mais s'ils perdent, qu'ils ne comptent plus sur moi en rien. Il m'est arrivé de partager avec eux les biens de la terre et du ciel, mais cela ne se reproduira plus. Nous ne sommes pas sortis du ventre de la même mère.

Pourquoi Mouloud Feraoun ? Parce que, ayant reçu le don d'écrire, il avait, lui, un raton, l'audace de l'exercer. Parce qu'il osait conter son enfance pauvre et son pays, son attachement à ses amis et à sa patrie, et que cette liberté représentait à elle seule un outrage intolérable et une provocation à l'égard des seigneurs de l'O.A.S.

"L'O.A.S", écrit un Algérien anonyme dans la revue "Preuves", tue ceux des siens qu'elle considère comme des traîtres : tous ceux qui veulent nous traiter d'égal à égal et sont prêts à accepter de vivre dans ce pays arabe, administré par des Arabes
[on notera que les Berbères sont complètement oubliés]. L'O.A.S. estime que les Européens doivent former bloc et lutter à mort contre nous, à moins que nous n'acceptions de vivre sous leur loi". Aux yeux des patrons de bistrot qui épongent de la même main négligente l'anisette et le sang et des ex-colonels théoriciens de la guerre subversive, un "instituteur arabe" devait tourner toutes ses forces à célébrer leur intelligence et leurs vertus, en hommage à cette France qu'ils ont, pour notre honte, représentée pendant plus d'un siècle.

"Puisqu'ils sont si sûrs d'eux-mêmes, écrivait Mouloud Feraoun en mars 1960 dans le seul article politique qu'il ait jamais pu signer, pourquoi ne répudient-ils pas purement et simplement la France afin de se consacrer à leur pays plongé dans le malheur depuis bientôt six ans ? Seulement, si la France s'en va, et son armée, et ses capitaux, resteront quand même les Arabes. Ils ont peur des Arabes, que la France, faute de vouloir les détruire ou soumettre, s'apprête à émanciper. Ils ne veulent pas que la France émancipe les Arabes, ils la méprisent de ne pas les avoir ni soumis ni supprimés. Et maintenant, les voilà exhortant l'armée à se joindre à eux non seulement pour supprimer les Arabes, mais pour appeler la ruine sur la France qui les a tant gâtés". Pour un jugement formulé avec tant de modération, Mouloud Feraoun fut condamné à mort.

Il aurait pu l'être, tout aussi bien, au début de la révolution algérienne, parce qu'il ne reniait pas ses amis français avec qui la guerre avait resserré les liens du cœur et de l'esprit. Il n'évitait aucun problème mais les résolvait autrement que par des insultes. Ses racines et les nôtres plongeaient dans les mêmes profondeurs : nous savions, sans aucune équivoque assurément, que la France et l'Algérie qui comptaient, pour lui et pour nous, étaient bien les mêmes.

De cet homme à la droiture inflexible, de cet analyste qui allait au fond des mots et des pensées, de ce poète-né, comme Jean Amrouche, sur les montagnes de Kabylie, rayonnait une bonté que rien n'avait pu atteindre. Sans craindre les dangers que ses amitiés pouvaient lui valoir dans une ville quadrillée par les espions, il ouvrait ses mains et sa maison et demeurait fidèle à ce qu'il considérait comme le seul avenir et l'unique salut : la tolérance. Au plus noir de la nuit traversée, il désignait l'espoir sur lequel on devait naviguer au compas, sans visibilité, et dénonçait nos petites complicités innocentes avec ce qui pouvait nous sembler une voie moins âpre.

Je ne suis pas seul à lui devoir beaucoup car il m'a aidé plus d'une fois à discerner, dans les ténèbres où tout se confondait, ce qui était possible de ce qui était interdit. Pour lui, rien ne le satisfaisait que la rigueur du raisonnement conduit, pas à pas, vers les évidences qui engendraient alors une sérénité contagieuse, malgré les menaces. "Dites bien à X... ma sympathie, ma profonde tristesse, écrivait-il voici quelques mois à propos du meurtre d'un Français libéral. En tuant Y... c'est un peu vous tous qu'on a tués, et si le même sort m'arrivait, vous pourriez pleurer aussi puisque je suis votre frère... "

Accepter des compromissions avec l'O.A.S. ou avoir peur d'elle, c'est se préparer à voir les meilleurs massacrés sous nos yeux. La peur ne paie pas.

Quarante-trois années ont passé : je n'ai, personnellement et dans le secret de mon cœur, pas manqué un seul anniversaire. Mais depuis, j'ai été frappé, lisant l'ouvrage fort instructif d'un ancien "soldat perdu", André Rossfelder, enfant de l'Algérie, par les remarques qu'il formule concernant la confusion des genres (et des uniformes), dans cette époque éminemment troublée (on trouvera infra, sous le titre "La patrie étrangère", un extrait de son ouvrage). Et puis, je me souviens d'un collègue m'apostrophant avec violence, alors que je parlais devant lui, un jour, des exactions de l'OAS. "Si l'OAS n'avait pas existé, me lança-t-il avec véhémence, je ne serais pas sorti vivant d'Algérie !". Tout cela m'a fait réfléchir. Je me suis aussi aperçu que la post-face du livre-souvenir rédigé par le fils de l'un des suppliciés(1) était due à la plume de P. Vidal-Naquet : ce n'est pas, pour moi, un gage de certitude, ou même de qualité. Vidal-Naquet est par excellence le modèle du "Zolhutaire" (Je suis Zola, voyez mon Dreyfus ; je suis Hugo, admirez mon Valjean ; je suis Voltaire, dégustez mon Calas), selon l'heureuse expression du magistrat Didier Gallot(2). Cet historien "progressiste spécialisé dans la bonne conscience" est, entre autres causes défendues, à l'origine de la campagne de presse ayant conduit à la libération de Tangorre, le "violeur des quartiers Sud de Marseille", qui put continuer ainsi sa triste besogne(3). Enfin, le livre poignant d'un autre "soldat perdu", ancien fellagha, m'a profondément troublé. Il s'agit de "J'ai été fellagha, officier français et déserteur", de Rémy Madoui, ex Si Salah, torturé par les siens (car intellectuel et francophone) et laissé pour mort, avant de rejoindre l'armée française, puis les rangs de l'OAS (ouvrage publié en 2004 au Seuil, 400 p.). Cet homme, qui sait de quoi il parle, parle justement des multiples luttes intestines (lavées dans le sang) au sein des indépendantistes : Arabes contre Kabyles, FLN contre MNA, et bien d'autres courants antagonistes encore. Madoui en vient à écrire : "Sans exagérer, on peut avancer que plus de la moitié des martyrs algériens ont dû leur mort au FLN". Que les anciens porteurs de valises essaient de le contredire.

C'est pourquoi je m'interroge sur les certitudes énoncées par les défenseurs de la mémoire des martyrs d'El-Biar, parlant tantôt d' "une horde sanguinaire de l'OAS", tantôt d'un commando "puissamment armé", invoquant aussi un "commando Delta" et désignant même leur chef, Roger Degueldre(4). Je ne suis pas aussi sûr que lors de mes vingt ans, que ce crime soit effectivement imputable à l'OAS. Il s'agit, en tous cas, d'un douloureux témoignage, parmi tant d'autres, hélas ! de la folie sanguinaire des hommes, dès lors que de solides institutions répressives ont perdu toute efficacité. Et me revient en mémoire une pensée bien attristante, mais au demeurant tellement vraie, que j'ai lue jadis sous la plume de Philippe Lamour : "J'ai appris, pour toujours, que les hommes livrés à eux-mêmes sombrent dans l'entraînement de l'instinct, dans l'émulation de l'ignominie et de la lâcheté. La bête humaine n'est pas naturellement civilisée. Il n'y a pas de civilisation hors des disciplines d'une société et il n'y a pas de société sans gendarmes. C'est profondément triste, mais évident"(5).

 

 

III. La patrie étrangère

 

L'hiver s'achevait. Le printemps noir de 1962 s'approchait.

Le 14 mars, Mouloud Feraoun, l'écrivain, mon ami, était assassiné. J'étais bouleversé. Il participait à une réunion avec cinq autres collègues de l'enseignement au centre social d'El-Biar. Trois hommes armés, masqués et vêtus de tenues léopard étaient entrés, les avaient rassemblés et les avaient conduits dans la cour. Là, selon un témoin, leur chef avait lu leurs noms sur une liste qu'il avait sortie de sa poche et leur avait déclaré que l'OAS les avait condamnés à mort.

Mouloud Feraoun était le plus notoire des six fusillés. "Assassinés par l'OAS", dit la presse. Le gouvernement en fit aussitôt un martyr utile en demandant à toutes les écoles de France d'observer une minute de silence et d'entendre un message du ministre de l'Éducation nationale condamnant les exactions de l'OAS.

Ces centres sociaux de l'Éducation nationale passaient pour être devenus des foyers de contacts et d'influence des nationalistes. Mais Mouloud Feraoun, que j'avais toujours connu paisible, sincère et réfléchi, un militant dangereux au point d'être ciblé pour exécution ? Et ces hommes masqués en tenue léopard, un commando Delta agissant sur l'ordre de l'OAS ? À ces deux questions, j'ai cherché longtemps des réponses que personne n'a jamais pu m'offrir. Quelles qu'elles soient, je ne voyais pourtant qu'un seul coupable dans ce crime insensé : le gouvernement français qui en avait créé les circonstances et qui l'utilisait maintenant sans vergogne à ses propres fins.

19 mars 1962, la date qui marque pour l'histoire le commencement du pire de ces temps diaboliques.

Ce jour-là le cessez-le-feu était proclamé et les modalités de la retraite française, retouchées à Évian pour répondre à quelques dernières exigences du FLN, étaient rendues publiques sous le titre pompeux qui leur restera : ces Accords d'Evian, conclus sans signatures valables, qui remettaient par écrit, non-écrit et non-dit, les vies, les biens et les travaux des ressortissants français au bon vouloir d'un adversaire dont le visage n'était déjà plus perceptible. Les derniers des treize mille cinq cents fellaghas et suspects FLN détenus en Algérie étaient relâchés et plusieurs milliers d'autres l'étaient en France, libres de revenir au pays les rejoindre à la curée. Un exécutif provisoire était mis en place avec une majorité FLN sous la présidence d'Abderhamane Farès, toute rondeur souriante et intrigue comme au temps où il présidait l'Assemblée Algérienne et venait prendre le café chez mon père.

Les barrages des frontières s'ouvraient à l'ALN du colonel Boumediene, tandis que son allié du moment, Ben Bella, libéré, s'envolait avec ses compagnons vers Genève dans la Caravelle présidentielle et de là pour le Maroc dans un avion mis à sa disposition par le président Kennedy.

Un mythe s'effondrait. On s'apercevait alors que ce GPRA avec qui les accords venaient d'être conclus n'était qu'une façade chancelante que Paris avait édifiée en puissance souveraine pour parvenir à cette signature. Présidé par Ben Khedda depuis la réunion de Tripoli, il ne représentait plus le CNRA éclaté en factions, ni le FLN lui-même et encore moins l'ALN qui s'avançait sur l'Algérie avec le vent d'Orient.

Paris n'avait pourtant pas d'autre choix que de maintenir la fiction d'Évian jusqu'au jour de l'Indépendance et de briser les dernières résistances du parti de la France. L'armée française et la gendarmerie mobile tournaient leurs armes contre les leurs. À Alger, face aux civils, des tirailleurs algériens d'obédience équivoque apparaissaient à tous les points de friction.

Le 23 mars, vers neuf heures du matin, un camion des transmissions se présentait à l'entrée du quartier ouvrier de Bab-el-Oued que les habitants avaient prétendu ériger en zone protégée, interdite aux barbouzes, gardes mobiles et fedayin ; un groupe de civils arrêtait le camion ; un jeune tirailleur algérien armait son pistolet-mitrailleur ; c'était l'escarmouche sanglante.

Les journalistes informés par l'état-major télégraphiaient : "L'OAS tue des appelés".

À quatorze heures, les automitrailleuses et les chars entraient dans Bab-El-Oued avec leurs 12-7 et leurs canons de 37. Ils fracassaient les façades des immeubles. Les T6 de l'armée de l'air venaient à leur tour mitrailler les rues et les balcons, tandis que les troupes à terre, gardes mobiles en tête, bloquaient le quartier et progressaient derrière leurs véhicules blindés. L'assaut sans merci se poursuivit jusqu'à la nuit. Bab-El-Oued mis à genoux cessa le feu. Mais ceux qu'on appelait les "gendarmes rouges" n'en avaient pas fini avec ses habitants. Pendant sept jours, ils allaient mitrailler tout ce qui bougeait, briser les devantures, piller les magasins, saccager les appartements, tuer ceux qui résistaient et violer quelques femmes. L'eau et le ravitaillement étaient coupés ; les morts restaient sur les lits et parfois, sur ordre d'officiers inébranlables, dans les rues, abandonnés aux rats.

26 mars 1962, une journée que les Algérois porteront gravée dans leur mémoire et que les métropolitains ne pourront ni voudront connaître. Ce jour-là, la bourgeoisie du centre-ville avait décidé de témoigner sa solidarité aux assiégés du quartier ouvrier. Peu avant quinze heures, une foule désarmée se rassemblait devant la Grande Poste et se mettait en marche derrière des drapeaux français. Elle amenait aux assiégés des fleurs, des vivres et des médicaments. Canalisée par le service d'ordre vers la rue d'lsly, elle se trouvait aussitôt devant un barrage de tirailleurs algériens, fusil en main et cartouchières croisées sur la poitrine, dont certains portaient sur leur casque une marque de peinture verte, la couleur du Prophète. Un témoin, Nelly Laurent, se souviendra d'avoir dit à sa voisine : "On dirait des fellaghas". Ce qui était bien observé puisque nombre d'entre eux avaient été transmués quelques semaines plus tôt de l'état de djounoud à celui de tirailleurs du 4e RTA.

Leur barrage s'ouvrit légèrement puis se referma en nasse hérissée d'armes. Leur lieutenant qui, aux dires des témoins, paraissait en plein désarroi, prévint les manifestants qu'il avait l'ordre de tirer. Ce qui arriva soudain sans préavis dans une furie qui n'épargna ni ceux qui se réfugiaient dans les couloirs des immeubles, ni les blessés à terre, jeunes ou vieux, filles ou garçons, ni même les ambulances arrivées vers la fin du carnage. Quatre-vingts morts, plus de deux cents blessés. L'électrochoc.

Impitoyablement, on taira la présence et l'origine de ces soldats musulmans ; on ne relèvera pas qu'ils avaient été amenés de Berroughaïa pour mater les Algérois sur les instructions de l'état-major et avec l'accord de Paris ; on ne dira rien des autres cortèges mitraillés au même instant par les CRS au carrefour de l'Algha ou par l'armée régulière devant les facultés, ni des rescapés de la rue d'lsly pris à revers dans leur fuite par le feu des blindés de la gendarmerie mobile tirant depuis le haut des jardins Laferrière ; on ne rendra les victimes à leurs familles qu'au moment de leur enterrement mené dans le secret. La presse était là, française et étrangère, avec ses stylos et ses caméras, et pourtant le gouvernement annoncera sans broncher que les premiers coups de feu étaient venus de ces cortèges pitoyables de civils aux mains nues, que des manuels d'histoire finiront par transformer en commandos OAS lancés contre des soldats de France. Criminelles victimes.

Le 30 mars, le ramassage de la population mâle de Bab-El-Oued était terminé. Les gardes mobiles et les CRS avaient arrêté près de quatre mille hommes, dont le plus jeune avait douze ans, le plus vieux soixante-treize, et parmi eux un bon millier d'anciens des campagnes de la Libération.

Avant de les parquer dans des "centres de triage" de la banlieue d'Alger ou de les expédier vers les camps d'internement du Sud, maintenant vidés de leurs fellaghas, on les avait exhibés sous la garde de jeunes du contingent dans des camions débâchés à travers les quartiers arabes des alentours, pour que les foules prévenues du spectacle puissent leur cracher dessus et leur jeter des pierres. Ceux qu'on avait charriés de la sorte racontèrent que les jeunes appelés s'en étaient beaucoup divertis, car c'est ce qu'on leur avait appris à penser de leurs compatriotes d'Algérie.(6).

 

Notes

 

(1) Jean-Philippe Ould Aoudia, L'assassinat de Château-Royal, Postface de Pierre Vidal-Naquet, Éditions Tirésias (BP 249 21, rue Letort 75866 Paris Cedex 18), 1992, 200 p.
On pourra aussi contacter l'Association des Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons, 48, rue la Bruyère 75440 PARIS Cedex 09.
(2) Didier Gallot, Les grâces de Dieu (le scandale des grâces présidentielles), Albin Michel, 1993, 213 p.
(3) Avant d'être définitivement confondu (à l'occasion de nouvelles exactions) et mis hors d'état de nuire.
Didier Gallot écrit : Vidal-Naquet "a beaucoup publié pour parvenir à cet admirable résultat. La lecture de ses articles fascine, tant elle illustre les dangers que font courir à leurs concitoyens des hommes que n'effleure jamais le moindre doute..., sur eux-mêmes et leur action".
(4) Triste assassin, à la vérité, à la fin de sa vie, mais au service d'une idée qu'il croyait juste, l'Algérie française. Le Lieutenant Roger Degueldre, dans sa prime jeunesse résistant au sein des FTPF communistes, officier au 1er R.E.P, exécuté en juin 1962, avait fait partie, effectivement (au titre de chef ?) des "commandos Delta" de l'OAS, spécialisés dans la lutte contre les "barbouzes gaullistes". Si l'on peut avec certitude désigner les légionnaires Dovecar et Piegts (fusillés, eux aussi) comme les assassins du commissaire de police Gavoury (complètement oublié, lui), en revanche un certain doute plane s'agissant des vrais responsables du massacre d'El-Biar.
(5) Philippe Lamour, in Le cadran solaire, Éditions R. Laffont, 1980.
(6) André Rossfelder, Le onzième commandement, Gallimard, 2000, 677 pages [extrait des pp. 548-551].

 


 


Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.

 

 



Couverture ouvrage Onzième Commandement
Note
: André Rossfelder (né en 1925), l'auteur du Onzième Commandement, dont on a pu lire un extrait supra, est décédé à San Diego (Californie), le 8 février 2011. Sa disparition serait passée inaperçue, n'était une notice nécrologique parue dans Le Figaro des 26-26 février : "Docteur ès Sciences, géologue, médaille militaire, Croix de guerre 1939-1945, député suppléant du 8e Arrondissament d'Alger, homme de Lettres, Prix Interallié, Prix Goncourt historique, Prix d'honneur de l'Algérianiste..."

 

 

IV. Courrier reçu

 

Je viens de prendre connaissance de votre exposé. Dès les premières lignes, je n'ai pas pu m'empêcher d'établir un parallèle avec les époux Monnerot, qui n'ont jamais trop eu droit quant à eux aux mêmes indignations sélectives, toutes orientées cela va de soi dans "le sens de l'Histoire".

Vouloir établir l'inventaire respectif de la folie meurtrière m'a toujours semblé surréaliste, totalement décalé, seul souci en tout cas d'intellectuels en chaise-longue. Vouloir moraliser la guerre, changer l'Homme, me paraît incongru. L'horreur absolue, c'est la guerre. Il faut tout faire pour l'éviter, mais faisant partie de la Nature Humaine, lorsqu'elle devient inévitable il est vain de tenter d'en modérer l'animalité. Car la seule règle qui dès lors prévaut, est celle de la victoire à tout prix. Celui qui perd, perd tout. Son Honneur, son Droit à sa vérité, à s'exprimer, à honorer ses morts...

Dans les derniers mois du drame Algérien, après l'échec du putsch, s'est ouverte une période de folie meurtrière durant laquelle tout le monde tuait tout le monde. Les malhonnêtes de part et d'autre qui tentent de se draper d'un voile virginal justifient implicitement cette règle macabre, dérive pathologique ultime, commune à tout conflit tout au long de l'Histoire. Savoir qui a torturé "le plus" présente-t-il objectivement un intérêt ? Quand il est établi que provocations, intox, agit-prop, guerre psy, coups bas, infiltrations, compromissions, trahisons, ... alimentent le quotidien de ce type de conflit qui s'apparente beaucoup plus à une guerre civile. À qui attribuer le pompon, aux valeureux fellaghas de Melouza ? Aux commanditaires du massacre d'El-Biar ? (dont on n'a jamais pu établir avec certitude l'appartenance), à ceux du 26 mars 62 ?

Il aura fallu un demi-siècle pour que certains (... certains) des belligérants, en nombre significatif, commencent à se demander s'ils n'ont pas été totalement manipulés par des intérêts aussi complètement étrangers aux leurs ! Mis à part bien évidemment les nouvelles nomenklaturas qui puisent dans les mythes fondateurs, la justification de leurs privilèges.

 

Cordiales salutations.

 

[Patrick S. 4 septembre 2007]

 

 

En lisant l'article sur El-Biar, deux noms ne sautent à la figure : Aymar, Marchand...

Je me souviens que mon père Louis C., Inspecteur des Centres Sociaux Éducatifs, devait faire partie de la réunion d'El-Biar (son nom semble d'ailleurs avoir été appelés par les tueurs qui, manifestement, ne connaissaient pas physiquement les personnes qu'ils devaient exécuter).

Le préfet [Petibon] lui ayant offert de profiter de son hélicoptère, mon père a donc embarqué avec lui et l'hélico est tombé en panne en cours de route. Le mécanicien a réparé, ils sont repartis et arrivés... après le massacre.

Panne réelle ? Information du préfet ? Comment savoir ? Est-ce que cet épisode vous rappelle quelque chose ?

 

[Yves C., 3 novembre 2012]