Une dissertation philosophique...

 

Introduction

 

En dépit des efforts des critiques d'art et des pédagogues contemporains, c'est une conception fort répandue que l'art est d'abord imitation de la nature. Le grand public, devant un tableau, cherche d'abord à quoi il ressemble. Pensons au sens courant du mot "reproduction". L'art est par lui-même technique, habileté, même lorsque le mot finit par se spécialiser au sens de beaux-arts : ce que l'on admire d'abord chez un artiste c'est un savoir-faire pour nous donner l'illusion que ce beau paysage, ce joli visage est là, devant nous. La gloire d'Apelle n'est-elle pas qu'un oiseau soit venu picorer les raisins qu'il avait peints ? Pourtant si l'on peut admettre que le dessin soit "dessin d'imitation", on ne saurait dire que la musique soit imitative. La musique dite imitative n'est jamais qu'un genre très particulier et très limité. La notion d'imitation semble donc se limiter à la littérature, à la peinture, à la sculpture. Ni la musique, ni l'architecture, ni la danse ne passent pour essentiellement imitatives. Voir dans l'art une imitation ne serait-elle donc qu'une opinion d'ignorant et une éducation esthétique doit-elle nous en libérer ? C'est pourtant cette théorie de l'imitation qui a été la plus fréquemment reprise dans l'histoire de l'art et ceci par les artistes eux-mêmes. Léonard de Vinci ne cesse de demander de l'artiste une imitation aussi exacte que possible du réel. Ce n'est pas seulement l'académisme, ce n'est pas seulement le réalisme ou le naturalisme, c'est le classicisme, c'est le romantisme qui se réclame de la nature comme d'un modèle. Lorsqu'Oscar Wilde dit que c'est la nature qui doit imiter l'art, on peut n'y voir qu'une simple boutade d'un auteur qui appartient d'ailleurs à une époque qui se disait elle-même "décadente". Lorsque nos contemporains font de l'art une création, et refusent l'imitation de la nature, il se pourrait qu'ils n'expriment par là que la dissolution d'une saine tradition et la décadence actuelle des manifestations artistiques. Nous ne pouvons donc pas nous appuyer sur tel ou tel manifeste d'école, telle ou telle déclaration d'artistes dont les contradictions sont évidentes. Si les rapports entre l'art et le réel déterminent la valeur même de l'art et l'attitude que nous avons envers lui, nous risquons d'être aveugles à l'art lui-même s'ils ne sont pas élucidés. Notre analyse portera donc sur les notions mêmes de nature et d'imitation, telles qu'une théorie de l'art peut les utiliser.

 

 

I. La nature pour l'artiste

 

Nous avons déjà noté que, dans l'histoire des théories artistiques, les écoles les plus différentes ont successivement invoqué la "nature", le "naturel". C'est ainsi que les romantiques ont prétendu revenir à la nature, contre les classiques qui, eux-mêmes, disaient ne pas vouloir s'en écarter. Et les classiques faisaient déjà les mêmes reproches à leurs prédécesseurs. Le malentendu sur le terme de. nature est évident. En effet rien n'est plus divers et mouvant que le sens de ce mot, à ce point que "naturel" ne semble plus renvoyer à rien de déterminé ou de fixe. La nature pour l'artiste comme pour l'homme de la rue, c'est le monde perçu, vécu, le monde de l'expérience (dans tous les sens de ce mot) coloré de toutes nos préoccupations, encadré de déterminations sociales, réfracté à travers le prisme de nos traditions religieuses, idéologiques, etc. Un champ cultivé, une forêt exploitée depuis des siècles, qu'ont-ils encore de "naturels" ? Et pourtant c'est bien cela que nous appelons couramment la Nature. Il est clair que le paysage parisien de Boileau n'est pas celui de Baudelaire. La campagne de Madame de Sévigné n'est pas celle de Verlaine, la forêt de Ronsard n'est pas celle de Hugo, encore moins celle de Rimbaud. Avant Rousseau, avait-on vraiment "vu" la montagne ? Elle n'était guère qu'un obstacle sur un parcours (encore pour Chateaubriand). Plus précisément chaque école, chaque peintre a son paysage favori. Que l'on songe aux paysages de Poussin, de Claude Lorrain, des différents groupes de paysagistes du XIXe siècle (école de Fontainebleau, impressionnistes, etc.). Ce n'est certainement pas par hasard que les premiers paysages cubistes ne représentent pas les mêmes lieux que les impressionnistes. L'Île-de-France de Sisley est-elle plus "naturelle" que la campagne romaine de Poussin ?

Mais ce n'est pas seulement la même "nature" que voient les différentes générations d'artistes, ce n'est pas non plus le même sens qu'ils lui donnent. En effet la nature n'importe à l'artiste que s'il peut lui donner un sens positif, c'est-à-dire s'il peut la faire entrer dans son univers particulier qui est justement celui de l'art. On remarquera que le monde technique et machiniste n'est pratiquement pas entré encore dans l'univers artistique (en dehors peut-être de l'architecture) en dépit des tentatives du Futurisme. Mais rien ne permet d'affirmer qu'il n'y entrera jamais. Nous comprenons pourquoi chaque artiste peut se réclamer en toute bonne foi de la "nature". Il invoque la nature contre la convention, contre ce qui lui apparaît, à un certain moment, comme conventionnel. Car seuls les arts morts laissent apparaître leurs caractères conventionnels. En fait, tout art répond à des techniques, des procédés, des thèmes directeurs d'origine individuelle ou sociale. Le Romantisme n'attaque pas la nature classique, que d'ailleurs il ne comprend plus, mais la convention classique. Le propre d'un art "vivant", c'est de n'être pas conscient de ses propres procédés et conventions. En fait, toute époque, toute école a ses "poncifs". Mais ceux-ci n'apparaissent comme tels qu'avec le temps, lorsqu'une nouvelle conception de l'art survient. Il deviennent alors les signes d'une sclérose, d'un académisme.

De ces remarques, on ne doit pas conclure à un relativisme sceptique. Lorsque l'artiste croit redécouvrir la nature, il n'est pas victime d'une illusion. Véritablement, il arrache la nature à une vision toute faite, il apprend à voir, à entendre à ses contemporains que l'accoutumance avait rendus relativement aveugles et sourds. Sa vision nouvelle est vraie parce qu'elle rompt avec la convention antérieure et que, de cette rupture, dépend la valeur de son œuvre, sa valeur de révélation. Mais l'artiste se trompe sans doute, quand il attribue toute vérité à la nature : c'est de la vérité de l'art qu'il s'agit, et cela même s'il ne s'est jamais attaché qu'à représenter la nature. Quant à la vérité de la nature, elle sera affaire de savant et le mot "nature" prendra un tout autre sens que nous ne pouvons examiner ici. Il est significatif que les théoriciens du réalisme (Zola et même déjà Balzac) ont voulu faire en même temps œuvre d'artiste et de savant. Mais, si leur œuvre importe à l'art, c'est bien parce qu'ils ont été, comme on l'a souvent dit, des "visionnaires", Mais il ne faudrait pas entendre par là un refus de la réalité. Simplement la réalité de l'art est radicalement distincte de celle objective de la science. En tout état de cause, si l'artiste imite la nature, ce n'est pas celle dont parle le savant qu'il imite. Nous pouvons maintenant aborder la notion même d'imitation.

 

 

II. Imitation et Création

 

On a souvent remarqué que l'invention et le développement de la photographie avaient détourné le peintre de l'imitation. Tout se serait passé comme si l'artiste avait été déchargé par le photographe d'une fonction sociale, celle de fournir au public des images ressemblantes de la réalité : portraits, paysages, natures mortes. La peinture aurait été ainsi libérée par la photographie. De toute façon, elle ne pouvait rivaliser d'exactitude avec l'appareil d'enregistrement. Mais il serait beaucoup trop simple d'opposer la création du peintre à l'imitation du photographe. Sans même se demander si la photographie n'est pas elle-même un art, on sait que tous les portraits photographiques ne sont pas également "ressemblants" ni tous les paysages également bien "rendus" par l'objectif. Il suffit d'ailleurs de feuilleter un album de photographies anciennes pour se convaincre qu'il y a une histoire de la photographie qui n'est pas seulement une histoire technique. La "nature" du photographe peut être aussi conventionnelle que celle du peintre. Si la ressemblance ne peut être obtenue mécaniquement, objectivement, c'est que l'image artistique n'est pas une copie, si habile qu'elle soit, de la réalité, mais une création. Lorsque Pascal dénonce la vanité de la peinture qui attire l'admiration par ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux, il est abusé par une théorie de l'art comme imitation de la nature. Il suffirait sans doute de répondre que Pascal ne prouve qu'une chose : c'est que l'art est justement ailleurs que dans l'imitation.

Mais il faut pouvoir préciser en quoi l'artiste est créateur lorsqu'il s'inspire de la nature. Même les peintres contemporains abstraits partent de la réalité extérieure : dans une série de tableaux de Mondrian par exemple, on voit comment le dessin d'un arbre peut devenir un jeu de lignes géométriques délimitant des rectangles de couleurs pures. Faut-il dire que le travail créateur de l'artiste consiste à modifier plus ou moins profondément une représentation d'abord objectivement ressemblante ? Cela ne ferait que redoubler le problème d'admettre d'abord une imitation qui serait ensuite altérée arbitrairement. Il serait par exemple absurde de dire qu'Ingres a "ajouté" deux vertèbres à sa célèbre odalisque ! L'activité artistique n'est pas analysable par rapport à une objectivité supposée. Il nous paraît évident que l'art serait aussi vain s'il était déformation systématique que s'il était imitation systématique. En fait, il n'y a déformation qu'aux yeux de celui qui ne "voit" pas vraiment l'œuvre ou qui la voit par rapport à une convention artistique antérieure. Ingres n'a évidemment pas déformé son "modèle", si ce modèle était femme vivante. Dira-t-on que ce qui intervient est la personnalité même de l'artiste, que la transformation traduit sa culture, ses sentiments conscients ou inconscients ? "L'art, disait Lamartine, est la nature vue à travers l'âme d'un artiste". Nous devrions alors poser l'égalité : art = nature + homme. Bien sûr le monde de l'art renvoie à l'homme, au "Moi". Mais l'art ne saurait être ce bizarre composé d'éléments objectifs et subjectifs dont la synthèse serait incompréhensible. Paul Valéry a montré que l'œuvre a sa vie propre, indépendante de celle du créateur, et dont la signification même peut lui échapper en grande partie ("je ne suis que mon premier lecteur"). Ni la psychologie, ni la psychanalyse n'expliquent vraiment l'œuvre d'art, mais justement ce qui dans l'œuvre n'est pas proprement artistique. La folie explique l'homme Van Gogh peut-être, elle ne rend pas compte de la qualité propre de ses derniers tableaux. Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust a montré que la vie du romancier n'instruit que médiocrement sur son œuvre. La musique de J.-S. Bach ne nous parle pas de l'homme "naturel" que fut Bach, mais d'un Bach "mythique". B. de Schloezer écrit : " Une sonate n'est pas la matérialisation d'une pensée, mais elle est un corps sonore qui a une pensée propre" ; ou encore : "l'œuvre exprime l'homme à la façon dont l'arbre exprime le sol".

En fait, la conception que nous critiquons reviendrait à ajouter une nature intérieure à une nature extérieure. Là encore, nous ne ferions que redoubler le problème. L'œuvre d'art ne "traduit" pas un état d'âme. On ne peut traduire en effet que ce qui appartient déjà à un langage littéraire, plastique ou musical. Les sentiments que nous découvrons dans la musique de Chopin ne sont les sentiments de personne, pas même ceux de Chopin : ils relèvent de l'esthétique, non de la biographie. Le germe d'une œuvre musicale est lui-même musical et le tableau avant d'être un coucher de soleil est un fait pictural. L' œuvre ne prend sa signification que dans l'univers même de l'art.

Mais la notion de création n'est peut-être pas plus satisfaisante que celle d'imitation. Elle tend à mettre l'accent sur la subjectivité de l'artiste. Récemment des critiques marxistes ou freudiens ont reproché à cette notion son origine théologique et sa référence aux mystères de la génialité romantique. Quoi qu'ils expriment ou veuillent exprimer, le poème, le tableau, la symphonie sont d'abord des œuvres qui ont leurs lois propres. Elles ne sont pas expliquées par la nature qui leur est extérieure ni par l'acte créateur. Tout au contraire, elles leur donnent sens et signification esthétique.

 

 

Conclusion

 

Si nous voulons comprendre l'œuvre d'art, c'est dans le monde de l'art qu'il faut la replacer. La nature de l'artiste est déjà de l'art. Comme l'a montré A. Malraux, c'est par rapport à l'histoire de l'art que se situe l'artiste, non par rapport à une nature immuable et extérieure, mais par rapport à la "nature" des autres artistes. Kant disait que la seule norme en art est le chef-d'œuvre. Ce n'est pas un monde plus réel que voit l'artiste ou le spectateur mais un monde esthétique.

Pradines a montré que l'art reposait sur une "méprise". Par l'art "l'œil apprend à voir en désapprenant à percevoir". La couleur est vue pour elle-même et en elle-même : ce n'est plus un pichet mais une tache colorée. Il s'agit de trouver une couleur qui agisse sur nous autrement que comme une couleur. Le monde que l'art nous donne à voir est sans doute le monde que nous habitons, mais ce n'est ni la nature du savant, ni la nature utilitaire, celle de la vie quotidienne, mais celle de la contemplation esthétique. C'est donc l'art qui fait naître la beauté du monde. Chercher la beauté dans la nature, c'est la voir à travers l'art, c'est jeter sur elle le regard attentif et désintéressé de l'art. La nature n'est donc belle que si nous y retrouvons l'art, que si elle lui ressemble. On s'explique assez bien que l'on ait pu croire qu'il suffisait de contempler la nature et de la reproduire. On oubliait simplement que contempler la nature du point de vue du beau, c'était déjà lui imposer implicitement un certain art comme modèle. Chercher le beau dans la nature, c'est y mettre l'art.

 

© ***, in Les Humanités Classes de Lettres (Hatier) n° 470, novembre 1971

 

 


 

 

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