[Ce discours – dont il n'y a ici qu'un extrait, suivi d'un commentaire littéraire -, a été prononcé par Albert Camus (qui le dédia à son ancien instituteur, M. Louis Germain), à Stockholm, après le banquet clôturant les cérémonies de l'attribution des prix Nobel.
Publiant cet ensemble, je songe à l'aide inestimable qu'il peut apporter à quelques étudiants, futurs bacheliers ou bien au-delà...].

 

[…] Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil, chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression […].

 

 

ÉTUDE D'UN TEXTE

 

Sujet : Vous présenterez, à votre choix, un résumé ou une analyse de ce texte d'Albert Camus, extrait du Discours de Suède. Vous étudierez ainsi le rôle de l'écrivain, tel que le définit l'auteur.

 

 

- INTRODUCTION

 

Contrairement à ce que fera Jean-Paul Sartre sept ans plus tard, Albert Camus accepta en 1957 le prix Nobel de Littérature qui lui fut décerné, et il se conforma aux rites solennels de cette attribution. Après :avoir reçu le prix des mains du roi de Suède, il prononça, le 10 décembre à l'Hôtel de Ville de Stockholm, en guise de remerciement, un discours sur le rôle de l'écrivain.

C'est un fragment de ce discours, le plus important sans doute, que nous avons à étudier. Il pose le problème du rôle de l'écrivain.

 

 

1. – ANALYSE

 

Il nous a semblé qu'une analyse convenait ici mieux qu'un résumé, à cause de la densité du texte, de son caractère parfois allusif et du sujet qu'il traite. Cependant, nous respecterons presque toujours l'ordre des développements.

 

1. Le 1er paragraphe.

 

Le premier paragraphe est consacré au rapport qui unit l'écrivain ou l'artiste aux autres hommes. Il commence par deux affirmations complémentaires. L'art est, pour Camus une nécessité vitale, mais il ne le place pas au-dessus de tout. Et aussitôt, à plusieurs reprises, il écarte toute idée de supériorité ou de solitude altière. L'art unit l'écrivain ou l'artiste aux autres hommes. Il en donne une définition que l'on a déjà proposée au baccalauréat : "Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes". Chaque terme mérite d'être pesé : un moyen d'émouvoir exclut un art qui ne mettrait pas au premier plan la sensibilité, un art qui ne serait qu'intellectualité ou recherche verbale. La part du rire, du cornique y sera donc limitée. Le plus grand nombre d'hommes exclut de même la littérature aristocratique ou ésotérique. Les souffrances et les joies communes : les thèmes seront donc les plus généraux, les lieux communs de la vie humaine, l'amour et la mort. Seule l'expression image privilégiée souligne ou plutôt, suggère la qualité artistique, l'importance de la forme et du style. Sans eux, l'image serait banale ou terne, mais c'est assez indiquer que technique et moyens d'expressions sont au service du sentiment ou de l'idée.

Ici, Camus répond à une objection intime. L'homme qui s'adonne à un art le fait parce qu'il se sent différent d'autrui ; c'est parce qu'il a à dire quelque chose de différent qu'il va écrire, peindre ou sculpter. Mais il priverait son art de vitalité, s'il ne reconnaissait pas qu'il ressemble à tous, qu'il est "tout homme".

Camus en tire d'abord la conclusion que le mouvement même de l'art tient dans cet aller-retour perpétuel de lui à autrui et il en dégage les conséquences logiques : l'écrivain ne peut ni mépriser, ni juger ; il doit servir une société où tout homme sera créateur.., travailleur ou intellectuel. Cela implique qu'il ne sera pas au service d'une idéologie qui lui permettrait de juger, c'est-à-dire de condamner ou d'exclure de la cité celui qui ne s'y conformerait pas.

 

2. 2e paragraphe.

 

Dans le second paragraphe, l'auteur précise les devoirs difficiles exigés de l'écrivain. Celui-ci est au service non de ceux qui font l'histoire, mais de ceux qui la subissent. Il est exclu qu'il puisse se mettre au service des tyrannies. Ce serait pour lui l'isolement le plus complet et, malgré les apparences, la rupture avec les souffrances et les joies communes. Au contraire, s'il défend une victime, quel que soit l'isolement matériel de celle-ci, il se rattache à la condition humaine. Ainsi est-il demandé à l'écrivain un choix décisif. Il doit choisir entre les bourreaux et les victimes. Un art qui se mettrait du côté des premiers serait par là-même condamné.

 

3. 3e paragraphe.

 

Une telle vocation donne à l'artiste une grandeur extraordinaire dont il ne peut pas ne pas se sentir indigne. Quel que soit son sort, brillant ou obscur, il doit assumer deux charges : le service de la vérité et celui de la liberté. Cette proposition, Camus la justifie par la mission de l'écrivain qui est de rassembler le plus grand nombre d'hommes. Reprenant la même idée sous une forme négative, et en soulignant plus fortement les exigences de son métier, il précise que le service de la vérité exige le refus du mensonge et la résistance à l'oppression. C'est donc une prise de position active. Par le refus du mensonge, entendons le refus des propagandes qui visent à obscurcir, ou même seulement à passer sous silence, la vérité. Par la résistance à l'oppression, entendons l'action militante comportant les risques les plus graves.

 

 

II. – PRÉCISIONS

 

Précisons maintenant ce qu'impliquent ces affirmations.

 

1. Opposition à l'art pour l'art.

 

La première prend position nettement contre la notion de "l'art pour l'art". À travers tous les âges de la littérature, un double courant subsiste, exprimant deux types de tempérament. L'un ne se préoccupe que de son art, il méprise les soucis des :autres hommes, leurs préoccupations politiques, religieuses, sociales. L'autre estime que son art doit servir la cité ou l'humanité. Ces deux tendances se sont exprimées avec éclat, au XIXe siècle, la première représentée par Théophile Gautier et les Parnassiens. Une strophe de l'Art la caractérise bien :

Tout passe... L'art robuste
Seul a l'éternité.
Le buste
Survit à la Cité.

L'autre a trouvé ses accents les plus forts chez Lamartine et surtout chez Hugo. Rappelons les poèmes de celui-ci depuis le Poète dans les Révolutions des premières Odes jusqu'aux Mages, en passant par Fonction du poète des Rayons et les Ombres. On trouvera surtout dans les pages lyriques de William Shakespeare de longs développements en faveur de l'Art utile.

Si Mallarmé se fait de l'Art une notion si haute qu'il devient une religion ésotérique, la plupart des prises de position de notre temps militent en faveur de l'art engagé.

 

2. L'engagement.

 

L'engagement est à 1a mode. "C'est la faute à Jean-Paul 5artre" et à quelques autres. Le principal argument qui est donné pour le justifier, c'est que refuser de s'engager, c'est encore s'engager. Celui qui refuse de prendre parti prend indirectement parti pour le conservatisme, pour le "monde comme il va". Or, il est bien rare - sauf chez quelques poètes - que l'écrivain trouve le monde satisfaisant ; la plupart jugent sévèrement

 

Un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve(1).

Ne pas lutter pour la vérité et la liberté, c'est se faire le complice de ceux qui empêchent liberté et vérité de régner sur les hommes.

Cependant, l'engagement diffère chez Camus et chez J.-P. Sartre. Le premier admet comme un axiome que l'écrivain ne peut aujourd'hui se trouver aux côtés de "ceux qui font l'histoire". Et il dénonce les armées de la tyrannie. On comprend bien qu'il s'attaque aux dictatures totalitaires. Mais cette formule très générale ne se trouverait pas sous la plume de Sartre qui incite son lecteur à faire l'histoire, et pour cela à se "salir les mains", c'est-à-dire à user de la violence pour atteindre les buts qu'une politique de liberté ou de révolution se propose. Camus semble admettre que l'histoire ne peut se passer de victimes, et il se refuse à l'accepter. Tant qu'un homme sera victime de l'emprisonnement, il dénoncera la force qui l'opprime. C'est reconnaître que la tâche de l'écrivain ne peut être celle d'un partisan.

 

 

III. - RÉSONANCES CAMUSIENNES

 

Bien que Camus ne parle pas ici en son nom personnel, ce texte est plein de résonances "camusiennes". La première affirmation, c'est que son art a pour but une importance vitale : il suffit sans doute de lire Noces pour sentir que celui qui décrit ainsi les paysages méditerranéens ne demande pas à son art un seul plaisir littéraire. S'il insiste ensuite sur les liens qui l'unissent aux autres hommes, c'est que cette découverte est déjà pour lui une conquête. Le mythe de Sisyphe, l'Étranger nous découvraient des destins, une conscience solitaire étrangère à la solidarité humaine. Mais il ne s'agissait que d'une recherche, d'un point de départ. Les Lettres à un ami allemand nous font assister à la découverte d'autrui. Se taire, ne pas lutter contre les disciples de Nietzsche s'imposant par le fer et le feu au monde, ce serait accepter l'injustice. La Peste témoigne de la lutte contre le Mal.

Mais les livres suivants, l'Homme révolté et Les Justes, approfondissent le problème de la Révolte. S'il admire ceux qui paient de leur vie la violence qu'ils ont faite à un être humain, même dans une juste cause, Camus dénonce la terreur irrationnelle du nazisme et la terreur rationnelle du stalinisme, qui transforment le juste instinct de révolte que porte tout homme bien né en une sanglante révolution. Favorable à la décolonisation, Camus prend cependant au moment de la guerre d'Algérie une position en retrait sur celle de ses amis de gauche et il pense alors qu' "il n'y aura pas d'avenir qui ne rende justice en même temps aux deux communautés d'Algérie" (Actuelles, IV). Ici, le souci de la vérité et de la liberté le mettent dans une position où il risquait de recevoir des coups des deux côtés.

On trouve aussi dans ce texte des allusions à Nietzsche qui a condamné l'art pour l'art dans le Crépuscule des idoles, et Camus lui emprunte l'idée d'une société où ne régnera plus le juge, mais le créateur. Mais si son influence sur Camus jeune a été considérable, l'auteur de la Peste, de l'Homme Révolté s'est défait peu à peu du nihilisme où l'avait conduit sa lecture.

On peut rappeler aussi que dans la Peste, Tarrou qui se refuse à toute violence, adversaire acharné de la peine de mort, admet qu'il ne sera pas parmi ceux qui feront l'histoire. Après 1944, Camus journaliste donnera à Combat une série d'articles - Ni victimes, ni bourreaux, où il s'efforce de concilier l'impossible.

On remarque enfin que nous trouvons ici le thème du juge qui semble avoir tenu chez Camus une place importante. L'étranger nous propose une peinture sévère du juge d'instruction qui interroge Meursault et de l'avocat général qui requiert contre lui la peine de mort. Tarrou est le fils d'un avocat général qui assistait à des exécutions : il est opposé à la peine de mort que réclamait son père. Enfin, dans la Chute, le héros s'instituera juge pénitent. Il commencera par se confesser, pour amener son interlocuteur à "avouer" aussi. Bien que le sens de l'œuvre soit assez complexe, on y retrouve sévérité ou du moins ironie à 1'égard de ce métier.

0n peut déceler un souvenir de Malraux dans l'allusion à la différence. Celui-ci avait écrit, dans le Temps du mépris : "Il est difficile d'être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence - et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce pourquoi l'homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit". Les idées que Malraux exprime dans les Voix du silence ont influencé celles de l'Homme révolté (Révolte et art).

À propos de l'expression retiré l'écrivain de l'exil, on se rappellera le titre d'un recueil de nouvelles de Camus publié en 1957, l'année même du Prix Nobel. L'homme est partagé entre sa soif du royaume, c'est-à-dire d'un état où il connaîtrait la pureté et l'exaltation de l'âme et le sentiment de son exil, c'est-à-dire d'une situation difficile, où il ne peut agir sans se compromettre ou se sentir plus ou moins coupable. Pour un écrivain délicat comme Camus, qui a dans l'Étranger évoqué le thème du Malentendu, dans la Peste rappelé celui de l'Étranger, il suffit du choix d'un mot pour que de mystérieuses résonances soient suggérées. Ici recevant un Prix Nobel, la plus haute récompense littéraire mondiale, il évoque l'écrivain provisoirement célèbre.

 

 

IV. - LE RÔLE DE L'ÉCRIVAIN

 

Une telle page pose-t-elle le problème du rôle de l'écrivain ? Oui et non. Elle apparaît plutôt dans ce discours d'apparat, où convient le ton de la sérénité plus que de la problématique, comme l'expression des solutions que Camus donne aux cas de conscience de l'écrivain. Faut-il qu'il cultive sa différence ou sa ressemblance avec les autres hommes ? Camus se prononce pour la seconde hypothèse. On peut cependant se demander si en affirmant sa ressemblance, l'auteur ne renonce pas à l'originalité, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus irremplaçable en lui. S'il cherche à s'affirmer seulement par la beauté de la forme, n'est-ce pas retomber dans la recherche d'un art surtout formel ?

Camus n'est-il pas trop marqué par le pessimisme de sa pensée et par les drames de son époque ? S'il y a quelque chose d'exaltant dans l'idée de faire retentir par les moyens de l'art le cri du prisonnier inconnu, faut-il que l'écrivain renonce à faire l'histoire ? S'il n'a à se mettre au service de personne - affirmation d'indépendance absolue - et naturellement, pas de ceux qui font l'histoire, toute l'œuvre et l'action de Camus n'ont-elles pas cherché à faire l'histoire ? Et n'a-t-il pas reproché un jour à Sartre de n'avoir su que "mettre son fauteuil dans le sens de l'Histoire" ?

Comment cependant, ne pas souscrire à ces nobles paroles qui exigent de l'écrivain le service de la vérité et de la liberté ? Rappel nécessaire, rappel toujours urgent, plus que jamais à notre époque. Mais ne faut-il pas avouer que les problèmes se situent souvent au-delà de ces généralités, dans une succession de cas de conscience, de situations où l'erreur et la vérité sont inextricablement liées et où liberté et oppression ne figurent pas toujours des deux côtés, bien séparés, de la barricade ? Où sont les combats de notre temps où la vérité et la liberté sont absolument et totalement d'un seul côté ? Si même alors il faut choisir, qu'est-ce qui guidera notre choix ?

Les déclarations de Camus posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Mais n'est-ce pas justement le propre des grands textes ?

Note

(1) Baudelaire, le Reniement de Saint-Pierre.

 

© Rambert George (professeur agrégé de l'Université, Lycée Ampère, Lyon), in Les Humanités (sections classiques), éditions Hatier, n° 448, septembre 1969

 


 

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