Heureuse surprise d'une fouille de "vieilles affaires" ! Je découvre qu'en dernière classe de Lycée, notre prof d'allemand nous avait fait étudier (et traduire !) - entre autres - des passages étendus de la fameuse saga que Thomas Mann publia en 1901, Les Buddenbrook (qui, dit-on, lui valut le prix Nobel). J'en avais tout oublié... En souvenir de ces années-là, en hommage aussi à notre professeur (Augustin Humbert, agrégé 1945), j'ai repris ce lourd pavé, puis décidé de publier en "bonnes feuilles" les quatre extraits jadis étudiés (mais pas dans ma traduction de lycéen, que je trouve un peu rugueuse, ma foi !).
Le titre originel de l'ouvrage, Buddenbrooks : Verfall einer Familie, révèle d'emblée que le lecteur va assister à la chute, au déclin (Verfall) d'une famille, en l'occurrence d'une lignée d'industriels de la haute bourgeoisie de la région de Lübeck.
Je n'ai pas souhaité déflorer les méandres de cet ouvrage foisonnant (et si passionnant de vérité, que les nazis le brûlèrent), c'est pourquoi je me permets de renvoyer le lecteur curieux à la fiche fort estimable que l'encyclopédie Wikipédia a consacrée aux Buddenbrook, au moins pour se repérer dans la généalogie de cette famille de l'Allemagne du nord, dont on suit les aventures et les mésaventures dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

 

"Tom, papa, grand-père et tous les autres, où sont-ils passés ? On ne les voit plus. Ah ! que c'est dur et que c'est triste !
- Nous les reverrons, dit Frédérique Bruddenbbrook en joignant les mains sur ses genoux, les yeux baissés, le nez en l'air.
- Oui, on le dit. Ah ! il y a des heures, Frédérique, où ce n'est pas une consolation ! Où l'on doute de la justice, de la bonté, de tout. La vie, voyez-vous, brise tant de choses en nous, détruit tant de croyances. Se revoir là-haut... Si c'était vrai..."

Th. Mann

 

 

[Tony Buddenbrook, jeune fille de dix-neuf ans, passe l'été à Travemünde, une station balnéaire dans les environs de Lübeck. Elle fait souvent sur la plage de longues promenades pendant lesquelles le fils de son hôte, Morten Schwarzkopf, un étudiant en médecine, l'accompagne]

 

 

I. Au bord de la mer Baltique

 

Alors commencèrent de belles semaines d'été pour Tony Buddenbrook, les plus intéressantes et les plus agréables qu'elle eût jamais passées à Travemünde. Elle s'épanouissait, rien ne l'accablait plus ; ses paroles et ses gestes retrouvaient leur désinvolture et leur insouciance d'autrefois. Le consul la considérait d'un air de satisfaction quand il venait le dimanche à Travemünde, avec Tom et Christian ; on mangeait à la table d'hôte, on prenait le café sous la tente de la pâtisserie en écoutant l'orchestre du Casino et, dans la salle de jeu, on regardait de bons vivants, tels que Justus Kroeger et Peter Doehlmann, se presser autour de la roulette. Le consul, lui, ne jouait jamais.

Tony prenait des bains de mer et des bains de soleil, mangeait des saucisses rôties assaisonnées de noix muscade et faisait de longues promenades avec Morten. Ils allaient par la chaussée jusqu'au village voisin, suivaient la côte jusqu'au belvédère en forme de temple, qui dominait une large perspective de mer et de terres, ou montaient derrière le Casino, dans le petit bois au sommet duquel était suspendue la grosse cloche de la table d'hôte… Ou bien ils traversaient la Trave à la rame jusqu'au Priwal, où l'on pouvait trouver quelque ombrage…

Morten était un compagnon intéressant malgré ses opinions assez violentes et tranchées. Il portait sur toute chose un jugement sévère et intransigeant qu'il exprimait avec fermeté, bien qu'en rougissant. Tony s'affligeait et le morigénait quand, avec un geste gauche mais courroucé, il traitait d'idiots et de misérables tous les nobles ; mais elle était très fière de ce qu'il manifestât devant elle, avec franchise et confiance, des idées qu'il cachait de ses parents… Une fois, il lui dit :

- J'ai encore quelque chose à vous raconter ; dans ma chambre, à Göttingen, je possède un squelette complet… Vous savez, un squelette d'os véritables maintenus, tant bien que mal, par un fil de fer. Eh bien, j'ai mis à ce squelette un vieil uniforme de policier… Ah ! ah ! Vous ne trouvez pas l'idée magnifique ? Mais, pour l'amour du ciel, ne le dites pas à mon père !

Tony ne pouvait se dispenser de fréquenter ses connaissances de la ville sur la plage, dans le jardin du Casino, et de se laisser entraîner à telle ou telle réunion ou promenade en voilier. Alors, Morten l'attendait sur les blocs de pierre. Ces pierres, depuis le premier jour, étaient devenues, pour les deux jeunes gens, quasi proverbiales. "Attendre sur les pierres" signifiait : rester seul et se morfondre. Un jour de pluie venait-il à envelopper à perte de vue dans sa grisaille la mer qui semblait alors couler tout entière dans le ciel profond, Tony déclarait devant la plage détrempée et les chemins inondés : "Aujourd'hui, il nous faudra tous deux attendre sur les pierres…", ce qui voulait dire : dans la véranda ou le petit salon.

- Il ne vous reste plus qu'à me jouer vos chansons d'étudiant, Morten, bien que cela m'ennuie terriblement.

- Oui, disait Morten, attendons…,  mais vous savez, quand vous êtes là, on n'est plus "sur les pierres" !

D'ailleurs il se gardait bien de parler ainsi en présence de son père ; devant sa mère, il ne se gênait pas.

- Eh bien, quoi ? demanda le commandant comme Tony et Morten se levaient en même temps après le dîner et se préparaient à sortir… Où va notre jeunesse ?

- Mlle Antonie me permet de l'accompagner jusqu'au belvédère.

- Elle te le permet ? Dis-moi, Filius mon fils, ne serait-il pas plus indiqué, en fin de compte, que tu t'installes dans ta chambre, à revoir ton système nerveux ? Tu auras tout oublié avant de revenir à Gœttingen…

Mais Mme Schwarzkopf intervint avec mansuétude :

- Diederich, mon Dieu, pourquoi ne l'accompagnerait-il pas ? Laisse-le donc aller. N'est-il pas en vacances lui aussi ? Et pourquoi n'aurait-il pas un agrément de la visite de Mademoiselle ?

Ils partirent ensemble.

Ils suivirent la plage, descendirent jusqu'au bord de l'eau, où l'on marche commodément sur le sable mouillé, poli et durci, parsemé de coquillages, les uns petits, blancs et d'espèce commune, les autres plus grands, allongés et opalins. Il s'y mêlait des herbes marines d'un vert glauque, imprégnées d'eau, aux fruits ronds et creux éclatant sous le pied, et des méduses vulgaires, couleur d'eau, ou bien rouges et venimeuses, qui brûlent la jambe quand on les effleure en se baignant...

- Si vous saviez combien j'étais sotte, autrefois ! dit Tony. Je voulais enlever aux méduses leurs étoiles irisées. J'en emportais à la maison tout un tas dans mon mouchoir et je les disposais proprement, sur le balcon, au soleil pour les laisser s'évaporer… Je pensais : les étoiles finiront bien par rester... ! Ah, oui ! C'était du beau… Quand je revenais voir, il n'y avait plus qu'une assez grande tache humide d'où s'exhalait encore un léger relent de varech pourri…

Ils marchaient au bruissement rythmé des longues vagues, le visage fouetté par la fraîcheur du vent salin qui vous arrive, dans toute sa force indomptée, enveloppe les oreilles en produisant un agréable vertige, une torpeur ouatée… Ils allaient dans cette vaste paix de la grève, faite de silence et de mugissement, qui confère une signification mystérieuse et plus haute aux moindres bruits, proches ou lointains.

À gauche, se dressaient des pentes monotones, ravinées, d'argile jaune et de galets, dont les saillies toujours renaissantes dérobaient les inflexions de la côte. C'est une de ces pentes qu'ils escaladèrent, la plage devenant trop pierreuse, pour suivre là-haut, par le bois, le chemin montant vers le belvédère. Le belvédère, pavillon en rotonde, se composait d'un assemblage de troncs non équarris et de madriers, dont la paroi intérieure était couverte d'inscriptions, d'initiales, de cœurs et de poésies… Tony et Morten s'assirent au fond, sur un banc étroit, grossièrement charpenté, dans une des cases orientées vers la mer et qui sentent le bois, comme les cabines de l'établissement de bains.

Le silence, ici, était profond et solennel, à cette heure de l'après-midi. Quelques oiseaux jacassaient ; le léger bruissement des arbres se mêlait à celui de la mer qui s'étalait très bas, à leurs pieds ; au large, se profilait le gréement d'un navire. À l'abri du vent qui, jusqu'à présent, avait fouetté leurs oreilles, ils étaient soudain envahis par un silence qui disposait à la méditation.

Tony s'informa :

- Vient-il ou s'en va-t-il ?

- Comment ? demanda Morten d'une voix appesantie ; (puis, comme s'il s'éveillait après une profonde absence, il répondit vivement) : Il s'en va ! C'est le Bourgmestre Steenbock qui fait voile vers la Russie. Je ne voudrais pas être à son bord, ajouta-t-il après une pause. Il paraît que le régime là-bas est plus révoltant encore que chez nous !

- Ah ! dit Tony. Maintenant, voilà que vous allez encore vous en prendre aux nobles, Morten, je le vois sur votre visage. Ce n'est pas bien à vous… En avez-vous jamais connu ?

- Non ! s'écria Morten presque avec indignation. Dieu merci !

.................................

 

 

II. L'automne sur la côte

 

- Comme c'est curieux, Morten ; au bord de la mer, jamais on ne s'ennuie. Pourrait-on, ailleurs, rester pendant trois ou quatre heures étendu sur le dos sans rien faire, sans même s'attacher à une pensée ?

- Oui, oui… d'ailleurs, je dois avouer que je m'y suis souvent ennuyé autrefois, mademoiselle Tony ; mais depuis quelques semaines…

L'automne arriva, le vent commençait à se faire plus violent. Des nuages gris, minces et déchiquetés, flottaient, emportés à travers le ciel. La mer, morne et bouleversée, se couvrait d'écume à perte de vue. De grandes et puissantes vagues accouraient en bondissant, effrayantes dans leur calme inexorable, s'incurvaient majestueusement en volutes d'un vert sombre aux reflets métalliques et s'écroulaient avec fracas sur le sable qu'elles recouvraient. La saison était complètement terminée. La partie de la plage que peuplait d'habitude la foule des baigneurs et dont maintenant les cabines étaient déjà en partie démontées, semblait morte avec ses guérites clairsemées. Tony et Morten cependant campaient l’après-midi dans un coin solitaire ; c'est là que commençaient les jaunes falaises d'argile, et les vagues y projetaient très haut leur écume sur la Roche aux Mouettes.

Morten avait édifié un monticule de sable solidement pétri. Elle s'y adossait dans sa légère jaquette grise et mœlleuse à larges boutons, posant l'un sur l'autre ses pieds chaussés de souliers à rubans croisés et de bas blancs.

Morten, étendu sur le côté, le menton dans la main, était tourné vers elle. Par moments, une mouette filait comme un trait au-dessus de la mer et l'on entendait son cri d'oiseau de proie. Tous deux regardaient les glauques murailles des vagues, enchevêtrées d'herbes marines, qui s'avançaient menaçantes et se fracassaient sur le bloc de pierres dressé contre elles… dans ce tumulte confus, éternel, qui stupéfie, vous laisse sans voix et supprime jusqu'au sentiment de la durée.

Enfin, Morten fit un mouvement comme pour se réveiller lui-même et demanda :

- Vous allez bientôt partir, mademoiselle Tony ?

- Non… comment cela ? dit Tony lointaine et sans comprendre.

- Oui, mon Dieu, nous sommes au 10 septembre… mes vacances, de toute façon, tirent à leur fin… Combien de temps cela peut-il durer encore ? Vous réjouissez-vous par avance de vos réunions mondaines en ville ?... Dites-moi un peu : il y a certainement des messieurs aimables avec qui vous dansez… Non, ce n'est pas cela que je voulais demander ! Maintenant, vous allez répondre à ma question, dit-il, la regardant, son menton enfoncé dans sa main, avec une résolution soudaine.

C'est la question que je réserve depuis si longtemps… Voyez-vous ? Eh bien, voilà ! Qui est ce M. Grunlich ?

Tony sursauta, le fixa brusquement, puis promena autour d'elle un regard égaré, comme si on lui rappelait un rêve lointain. Et soudain se ranima en elle ce sentiment qu'elle avait éprouvé sitôt après la demande en mariage de M. Grunlich : le sentiment de son importance personnelle.

- C'est là ce que vous voulez savoir, Morten ? demanda-­t-elle gravement. Eh bien, je vais vous le dire. Il m'a été, en effet, extrêmement pénible, comprenez-vous, d'entendre Thomas citer ce nom l'après-midi de notre arrivée, mais puisque vous l'avez entendu… il suffit ! M. Grunlich, Bendix Grunlich, c'est une relation d'affaires de mon père, un gros négociant de Hambourg, qui a récemment demandé ma main… mais non, répondit-elle vivement à un geste de Morten, je l'ai éconduit, je n'ai pu me résoudre à lui donner ma parole pour la vie.

- Et pourquoi pas… si vous me permettez cette question ? demanda Morten maladroitement.

- Pourquoi ? Mon Dieu, parce que je ne pouvais le souffrir, cria-t-elle comme indignée… Si vous aviez vu l'air qu'il avait, et quelles manières. Tenez, par exemple, il portait des favoris du plus beau jaune d'or… mais qui n'avait rien de naturel, cela va sans dire. Je suis convaincue qu'il se teignait avec la poudre dont on dore les noix de l'arbre de Noël... et, par surcroît, c'était un hypocrite. Il flagornait mes parents et leur servait sans pudeur leurs propres idées…

Morten l'interrompit :

- Mais que veut dire - il faut encore m'expliquer ceci - que veut dire : "Quel merveilleux effet" ?

Tony fut prise d'un rire nerveux et étouffé.

- Oui… c'est ainsi qu'il parlait, Morten. Il ne disait pas : "C'est joli à voir", ou "Cela garnit la pièce", mais : "Quel merveilleux effet"… tant il est stupide, je vous assure !… Et, avec cela… importun au dernier degré ; il ne me lâchait pas, bien que je l'aie toujours traité avec ironie. Une fois même, au cours d'une scène, peu s'en fallut qu'il ne pleurât… je vous demande un peu ! Un homme, pleurer !…

- Il fallait qu'il vous aimât beaucoup, dit Morten doucement.

- Mais en quoi cela me touchait-il ? cria-t-elle, étonnée, en se tournant de biais vers son monticule de sable…

- Vous êtes cruelle, mademoiselle Tony… Êtes-vous toujours cruelle ? Dites-moi… Vous ne pouviez souffrir ce M. Grunlich, mais avez-vous jamais ressenti de l'inclination pour un autre ?… Je pense quelquefois : aurait-elle un cœur insensible ? Je vais vous dire une chose… dont je vous garantis la vérité : un homme n'est pas forcément stupide parce qu'il pleure sur votre indifférence à son égard… voilà. Et je ne suis pas sûr du tout que moi aussi… Voyez-vous, vous êtes une créature choyée, raffinée… Vous moquez-vous toujours des gens qui sont à vos pieds ? Avez-vous vraiment un cœur de glace ?

La gaieté de Tony tomba ; sa lèvre supérieure se prit à trembler. Elle tourna vers lui deux grands yeux affligés, où lentement des larmes brillèrent, et dit avec douceur :

- Non, Morten, est-ce votre opinion ?… il ne faut pas penser cela de moi.

- C'est que je ne le pense pas non plus, jeta Morten dans un rire ému où éclatait une irrésistible allégresse. Il tourna sur lui-même, si bien qu'il se retrouva allongé à plat, à côté d'elle et, s'appuyant sur les coudes, prenant sa main dans les siennes, ravi, délirant, il leva jusqu'au visage de Tony le regard confiant de ses yeux bleus d'acier.

- Alors vous… ne vous moquerez pas de moi si je vous dis que…

- Je le sais, Morten, interrompit-elle tendrement ; et elle détourna les yeux vers sa main libre qui faisait glisser avec lenteur entre ses doigts le sable fin et blanc.

- Vous savez !… Et vous… vous, mademoiselle Tony ?…

- Oui, Morten. J'ai de vous l'opinion la plus haute. Je vous aime bien, je vous aime plus que tous ceux que je connais.

Il sursauta, agita les bras comme hors de lui. Il se releva d'un bond, se jeta aussitôt à terre auprès d'elle, criant d'une voix qui, de bonheur, défaillait, tremblait, se cassait dans le fausset le plus aigu, puis reprenait toute sa sonorité :

- Ah ! je vous remercie, je vous remercie ! Voyez-vous, maintenant, je suis plus heureux que je ne l'ai jamais été de ma vie !…

Alors, il se prit à lui baiser les mains.

Soudain il dit plus bas :

- Bientôt vous repartirez pour la ville, Tony, et dans quinze jours, mes vacances seront terminées… Il me faudra alors retourner à Göttingen. Mais voulez-vous me promettre de ne pas oublier cet après-midi d'aujourd'hui sur la plage, jusqu'à ce que je revienne… docteur… et que je puisse intercéder pour nous auprès de votre père, quelque difficile que cela puisse être ?… Oh ! vous n'attendrez pas longtemps, vous verrez ! Je travaillerai comme un… et ce n'est pas difficile du tout…

- Oui, Morten, dit-elle, heureuse et absente, en considérant ses yeux, sa bouche et les mains qu'il tenait dans les siennes…

Il attira sa main tout contre sa poitrine et demanda d'une voix assourdie et suppliante :

- Ne voulez-vous pas me permettre… ne pourrais-je pas, pour sceller notre pacte…

Elle ne répondit pas, ne le regarda pas, mais, toujours adossée au monticule de sable, elle rapprocha légèrement son buste de lui et Morten la baisa lentement et minutieusement sur la bouche. Puis, détournant les yeux, ils regardèrent le sable et ils se sentirent honteux au-delà de toute mesure.

IIIe partie, chapitres 8 & 9

 

[Las, dès son retour à Lübeck, Antonie oublia son serment et, par conformisme familial, accepta pour époux ce fichu Grunlich qu'elle méprisait...]

 

 

III. Un homme d'action

 

Thomas Buddenbrook, le frère aîné de Tony, est un homme important et fait tout pour le demeurer. Il est marié à Gerda Arnoldsen, une pianiste de talent, qu'il a d'ailleurs rencontrée par l'intermédiaire de Tony

Le matin, dès huit heures, sitôt que le consul avait quitté son lit, il descendait l'escalier en colimaçon derrière la petite porte conduisant au sous-sol, prenait un bain, remettait sa robe de chambre et s'occupait des affaires publiques. M. Wenzel, le barbier, membre de l'assemblée des Notables, arrivait dans la salle de bains, le visage éveillé, les mains rouges, tenant un pot d'eau chaude qu'il avait été chercher à la cuisine avec d'autres ustensiles. Le consul s'asseyait dans un grand fauteuil, la tête rejetée en arrière, et tandis que M. Wenzel faisait mousser son savon, une conversation s'engageait presque toujours. Elle débutait par la question si le consul avait passé une bonne nuit et, des remarques sur la température, passait aux événements mondiaux puis aux affaires de la ville et se terminait d'ordinaire par des considérations sur des sujets familiers ou des questions commerciales. Tout ceci faisait traîner l'opération en longueur, car toutes les fois que le consul parlait, M. Wenzel éloignait le rasoir de son visage.

- Bien dormi, monsieur le consul ? Merci, Wenzel. Beau temps, aujourd'hui ?

- De la gelée et un peu de brume neigeuse, monsieur le consul. Devant l'église Saint-Jacques, les gamins ont déjà fait une glissade de dix mètres de long et j'ai failli tomber en sortant de chez le maire. Que le diable les emporte… [...].

- Assez… s'il vous plaît, la serviette, Wenzel, concluait le consul. Et, après avoir échangé un mot encore sur le cours actuel du seigle, qui était de 55 thalers et qui tendait, fichtre oui, à baisser après y avoir peut-être ajouté une remarque sur quelque événement de famille survenu en ville, M. Wenzel disparaissait par le sous-sol pour vider dans la rue, sur le pavé, son plat de mousse brillant, et le consul remontait par l'escalier en colimaçon, dans sa chambre à coucher, où, après avoir baisé au front Gerda qui s'était réveillée dans l'intervalle il achevait sa toilette.

Ces petites conversations du matin avec le barbier à l'esprit éveillé étaient le prélude de journées très mouvementées et très actives, entièrement remplies de pensées, de discours, de décisions, de lettres à écrire, de calculs, d'allées et de venues… Grâce à ses voyages, à ses connaissances, à l'intérêt qu'il prenait à tout, Thomas Buddenbrook était dans son milieu la tête la moins bourgeoisement bornée, et il était sûrement le premier à sentir l'étroitesse et la mesquinerie des conditions dans lesquelles il se mouvait. Dehors, dans sa grande patrie, après l'essor de la vie publique, amené par les années de la révolution, une période de détente, de stagnation et de revirement avait suivi, trop vide pour occuper une intelligence vive. Le consul avait assez d'esprit pour n'attacher qu'une importance purement symbolique à toute activité humaine et pour mettre toute sa volonté, ses facultés, son enthousiasme et son besoin d'agir au service de la petite république dans le rayon de laquelle son nom était un des premiers ; il voulait servir aussi ce nom, cette maison de commerce dont il avait hérité… il avait assez d'esprit pour sourire de cette ambition de parvenir dans un domaine aussi restreint à la grandeur et à la puissance, et pour poursuivre néanmoins cette ambition.

Aussitôt après le petit déjeuner que lui servait Antoine dans la salle à manger, il s'habillait pour sortir et se rendait à son bureau de la Mengstrasse. Il rédigeait deux ou trois lettres et télégrammes urgents, donnait telle ou telle instruction, imprimait un mouvement énergique au fonctionnement de l'entreprise, et laissait ensuite la surveillance de la marche des affaires au regard oblique et circonspect de M. Marcus. Il se montrait dans des séances et des réunions où il prenait parole, s'attardait à la Bourse, sous les arcades gothiques la place du Marché, faisait des tournées d'inspection sur le port, dans les docks, traitait en tant qu'armateur avec des capitaines de bateau… Et un travail incessant l'occupait jusqu'au soir, interrompu seulement par un déjeuner hâtif chez la vieille Mme Buddenbrook [sa mère] et par le dîner avec Gerda. Après ce dernier, il passait une demi-heure allongé sur le divan, avec une cigarette et le journal. Et il était ainsi occupé jusqu'au soir, qu'il s'agît de son propre commerce ou de la douane, d'impôts, de constructions, de chemins de fer, de la poste ou de l'assistance publique ; même dans les domaines qui semblaient devoir lui être étrangers et concerner plutôt les spécialistes, il voulait se faire une idée de tout, et surtout dans les questions de finance il fit preuve bien vite de brillantes capacités.

Il se gardait de négliger la vie mondaine. Il est vrai que, sous ce rapport, sa ponctualité laissait à désirer. C'était toujours à la dernière minute, quand sa femme était en grande toilette et que la voiture attendait déjà depuis une demi-heure, qu'on le voyait apparaître, disant : "Pardon, Gerda, les affaires…" et il endossait son habit noir à la hâte. Mais sur les lieux mêmes, dans les dîners, les bals et les soirées, il manifestait un vif intérêt pour tout et se révélait un aimable causeur. En fait de représentation, sa femme et lui ne le cédaient en rien aux plus riches maisons ; sa cuisine, sa cave passaient pour "épatantes", on le tenait pour un amphitryon obligeant, attentif, circonspect, et l'esprit qu'il mettait dans ses toasts était supérieur à la moyenne.

Il passait aussi des soirées silencieuses dans la société de Gerda, l'écoutant jouer du violon, fumant, lisant un livre, des romans allemands, français ou russes qu'elle lui choisissait…

C'est ainsi qu'il travaillait et forçait le succès ; son prestige dans la ville allait croissant, et, malgré les retraits de capitaux nécessités pour l'établissement de Christian et le second mariage de Tony, la maison connut des années prospères. À côté de cela, cependant, il y avait plus d'une chose qui paralysait pour quelques heures le courage de Thomas, engourdissait la souplesse de son esprit et assombrissait son humeur.

Il y avait Christian à Hambourg, dont l'associé, M. Burmeester, était mort subitement d'une attaque, au printemps. Ses héritiers retirèrent de la maison de commerce le capital du défunt et le consul déconseilla expressément à son frère de continuer à gérer la maison avec ses propres moyens, sachant combien il serait difficile de maintenir un commerce de grande envergure avec une diminution subite de capitaux. Mais Christian insista afin de conserver son indépendance et prit à son compte l'actif et le passif de la maison H. C. T. Burmeester et Cie ; des ennuis étaient à craindre de ce côté.

Il y avait ensuite la sœur du consul, Clara, à Riga. Que son mariage avec le pasteur Tiburtius restât sans enfants, passe encore. Clara n'avait jamais souhaité d'enfants et n'avait sans doute pas la vocation de la maternité. Mais sa santé laissait fort à désirer, d'après ses lettres et celles de son mari ; les maux de tête dont elle avait déjà souffert étant jeune fille avaient reparu, écrivait-elle dernièrement, à un degré presque intolérable. C'était inquiétant. Un troisième souci était que, chez lui-même, la continuité du nom n'était guère assurée. Gerda traitait cette question avec un calme souverain qui ressemblait à une indifférence dégoûtée. Thomas cachait son chagrin. Mais la vieille Mme Buddenbrook prit la chose en main et consulta en confidence le docteur Grabow :

- Docteur, entre nous, il faut enfin faire quelque chose, n'est-ce pas ? Ni un séjour de montagne à Kreuth, ni l'air de la mer à Glucksbourg ou à Travemünde ne me paraissent avoir réussi dans ce cas. Qu'en dites-vous ?

Et comme son ordonnance si commode : Une diète sévère, une aille de pigeon, un échaudé, ne pouvait pas être employée dans ce cas, le docteur Grabow prescrivit les eaux de Pyrmont ou de Schlangenbad.

C'étaient là trois gros soucis. Et Tony ? - Pauvre Tony !

VIe partie, Chapitre 7

 

 

IV. Conversion à la musique de Wagner

 

[Edmond Pfuhl était un organiste dont on faisait grand cas, et la renommée de sa science du contrepoint avait dépassé les murs de sa ville natale. Son petit livre sur la musique liturgique avait été recommandé comme ouvrage de documentation dans deux ou trois conservatoires...]

[...]

Gerda Buddenbrook était une adoratrice passionnée de la musique moderne. Mais quant à M. Pfuhl, elle s'était heurtée en lui à une résistance si farouche, si indignée, qu'elle avait désespéré au début de le gagner à sa cause. Le jour où, pour la première fois, elle avait placé sur le pupitre une sélection pour piano de Tristan et Yseult, en le priant de l'exécuter, il avait bondi de son siège au bout de vingt-cinq mesures, avec toutes les marques du plus extrême dégoût, et s'était livré à une course furieuse entre la baie et le piano.

- Je ne jouerai pas cela, madame. Je suis votre très dévoué serviteur, mais je ne jouerai pas cela ! Ce n'est pas de la musique… croyez-moi… J'ai toujours eu la prétention de m'entendre quelque peu en musique, mais ça, ce n'est que chaos, démagogie, blasphème, extravagance ! C'est une bouffée de vapeurs parfumées traversées d'éclairs ! C'est la fin de toute morale en art ! Je ne le jouerai pas !

Ce disant, il s'était jeté à nouveau sur le tabouret et, tandis que sa pomme d'Adam montait et descendait, parmi des sursauts et des toussotements caverneux, il avait joué les vingt­cinq mesures suivantes, puis, refermant le piano, s'était écrié :

- Pouah ! Ô Seigneur, mon Dieu ! C'est trop fort ! Pardonnez-moi, madame, je parle à cœur ouvert… Vous me versez des honoraires, vous rétribuez depuis des années mes services… et je ne suis qu'un homme de condition modeste. Mais je résignerai mes fonctions, j'y renoncerai si vous me contraignez à jouer ces infamies !… Et l'enfant ! Il est assis là-bas sur sa chaise, l'enfant ! Il est entré furtivement pour écouter de la musique… Voulez-vous donc lui corrompre l'esprit de fond en comble ?…

Mais, si furieusement qu'il se démenât, elle ne l'en avait pas moins, par l'accoutumance et la persuasion, converti lentement, pas à pas, à ses idées.

- Pfuhl, disait-elle, soyez équitable et envisagez la chose avec sérénité. Sa singularité dans l'emploi des harmonies vous déconcerte… Vous trouvez, en comparaison, Beethoven pur, clair et naturel. Mais songez combien Beethoven a dû désorienter ses contemporains formés à l'ancienne école !… Et Bach lui-même, mon Dieu ! Ne lui a-t-on pas reproché un manque d'harmonie et de clarté ? Vous parlez de morale, mais qu'entendez-vous par morale, en art ? N'est-elle pas, si je m'abuse, le contraire de tout hédonisme ? Soit. Ce contraire, vous l'avez ici. Aussi bien que chez Bach. Plus plus conscient, plus approfondi que chez Bach. Croyez-moi Pfuhl, cette musique est moins éloignée de votre nature que vous ne le supposez !

- Jongleries et sophismes !… Pardonnez-moi ! grognait M. Pfuhl.

Mais ce fut elle qui triompha. Cette musique lui était, au fond, moins étrangère qu'il ne l'avait cru tout d'abord. À la vérité, il ne se réconcilia jamais complètement avec Tristan, bien qu'il consentit, sur la prière de Gerda, à transcrire pour violon et piano la Mort d'Iseult, ce dont il s'acquitta beaucoup d'adresse. Les premières paroles d'estime lui arrachées par certains passages des Maîtres Chanteurs. Alors, avec une force irrésistible, s'éveilla, grandit en lui l'amour de cet art. Il ne l'avouait pas, s'en effrayait presque, et le niait en bougonnant. Mais sa partenaire n'eut plus besoin désormais de lui faire violence pour que, le tribut payé aux vieux maîtres, il compliquât son jeu et s'abandonnât, le regard noyé d'un bonheur honteux et presque irrité, à la vie mouvante des leitmotive. Mais, après la séance, une discussion s'ouvrait parfois sur les rapports de ce style musical avec celui de la stricte observance, et un beau jour M. Pfuhl déclara qu'il se voyait dans l'obligation, bien que ce sujet ne le touchât personnellement en rien, d'ajouter à son étude de la musique liturgique un appendice sur "l'emploi des anciens modes dans la musique sacrée et profane de Richard Wagner".

Hanno restait assis, sans mot dire, ses petites mains autour de son genou, et frottant à son habitude sa langue contre une molaire, ce qui tiraillait légèrement sa bouche. Les yeux grands ouverts, il observait avec insistance sa mère et M. Pfuhl. Il était attentif à leur jeu aussi bien qu'à leurs propos, et ce fut ainsi que, dès ses premiers pas dans le chemin de la vie, la musique lui apparut comme une chose particulièrement grave, importante, chargée de signification.

C'est à peine s'il saisissait, çà et là, le sens d'une parole, et ce qu'on exécutait dépassait de beaucoup son jeune entendement. Si pourtant il revenait toujours, s'il patientait pendant des heures, sans s'ennuyer, immobile à sa place, c'étaient la foi, l'amour, le respect qui l'en rendaient capable. Il n'avait que sept ans lorsqu'il essaya pour la première fois de reproduire de lui-même, au piano, certaines associations de sons qui l'avaient impressionné. Sa mère le regardait en souriant, rectifiant les accords qu'il assemblait avec une ardeur muette, lui expliquant en quoi tel ou tel son était nécessaire pour obtenir telle ou telle modulation. Et l'oreille de l'enfant lui confirmait toujours les observations maternelles.

Après avoir laissé ainsi quelque liberté à son fils, Gerda Buddenbrook décida qu'il étudierait le piano.

- Je ne lui crois pas de dispositions pour faire un soliste, dit-elle à M. Pfuhl, et, sincèrement, je m'en réjouis, car la chose a aussi son mauvais côté. Je ne parle pas de la dépendance où se trouve le soliste vis-à-vis de l'accompagnement, bien que, suivant les circonstances, elle puisse devenir fort pénible… et, si je ne vous avais pas… mais il y a aussi ce danger perpétuel de tomber plus ou moins dans la virtuosité. Voyez-vous, je peux vous en parler en connaissance de cause. Voulez-vous savoir le fond de ma pensée : la musique ne commence pour le soliste qu'une fois atteint un très haut niveau de perfection. L'effort de concentration sur la partie de solo, son phrasé et son développement, alors que la polyphonie reste à l'état d'un fond très vague, provoque, comme de juste, chez les talents médiocres, un affaiblissement du sens et de la mémoire harmoniques, difficile à corriger par la suite. J'aime mon violon et j'en ai poussé l'étude assez loin mais, à dire vrai, je place le piano bien au-dessus de lui. J'ajouterai seulement ceci : la connaissance approfondie du piano, seul instrument susceptible d'embrasser les configurations sonores les plus diverses et les plus riches, moyen, suprême d'expression musicale, représente pour moi une pénétration plus intime, plus claire et plus complète de la musique... Ecoutez-moi, Pfuhl, je voudrais dès à présent vous mettre à contribution pour mon fils, consentez-vous ? [...]

Et M. Pfuhl se déclara prêt à se charger des leçons. [...]

VIIIe partie, Chapitre 6.

 

 

© Thomas Mann, divers extraits de Les Buddenbrook, 1932, édition du Livre de Poche-Biblio, 1965

 


 

 

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Thomas
Mann
Les Buddenbrook, premier roman de Thomas Mann, devenu l'un de classiques de la littérature allemande, retrace l'effondrement progressif d'une grande famille de la Hanse, de Johann, le solide fondateur de la dynastie, à Hanno, le frêle musicien qui s'éteint quarante ans plus tard dans un pavillon de banlieue. Le style, tout en nuances, où l'émotion se teinte de connivence et d'ironie, d'affinités et de détachement, traduit parfaitement la relation que l'auteur entretient avec la réalité et accentue subtilement la transcription du lent processus de décadence. Les Buddenbrook est le grand livre de la dégénérescence.

[IVe de couverture]