Naturellement, le lecteur aura rectifié de lui-même : en ce 22 novembre 2020, Swann n'a pas 50, mais bien 107 ans ! Mais j'ai voulu conserver le titre originel de ce bel article de Pierre Clarac, manière de rendre hommage, à la fois à ce si cher Marcel, mais aussi à la mémoire de l'Inspecteur primaire André Ferré (1899-1966), grand pédagogue et fin connaisseur de l’œuvre de Proust (cf. encadré).
C'est enfin pour moi l'occasion de dire ici tout ce que je dois aux conférences tellement inspirées prononcées par Antoine Compagnon au Collège de France (Ah ! Un matheux qui parle de littérature ! Ça change tout, comme le claironne certaine banque !), conférences qui viennent de s'achever à cause de la mise à la retraite de leur auteur, lequel va désormais émarger au Grand Livre de la Dette publique...

 

"Les premiers matins du mois de novembre, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu'à empêcher de dormir"

(Du côté de chez Swann).

 

 

"Il y a sept ou huit ans..., nous entreprîmes cette nouvelle tâche [nouvelle édition de Jean Santeuil]. Ferré, dont la santé était déjà altérée, s'y adonnait avec une sorte d'impatience. Il se rendait tous les jours à la Bibliothèque nationale. Le 28 décembre 1966, au début de l'après-midi, comme il venait de s'asseoir à la table de la Réserve en face de plusieurs "cahiers" de Proust, brusquement il s'affaissa. On ne put le ranimer.
À mon âge, je porte le deuil de beaucoup de mes amis. Mais la perte de celui-là m'est cruelle entre toutes"

Yves Sandre (1913-2012), Avant-Propos de l'édition de Jean Santeuil dans la Pléiade (1971), p. IX.

 

 

Le 22 novembre 1913, il y a un demi-siècle, paraissait chez un jeune éditeur, Bernard Grasset, un volume de cinq cents pages au titre énigmatique : Du côté de chez Swann. L'auteur, Marcel Proust, était inconnu du grand public. À quarante-deux ans, il n'avait publié, avec quelques articles, qu'un recueil d'essais d'une subtilité précieuse : Les Plaisirs et les Jours, et des traductions de Ruskin. Sur l'homme couraient dans les salons et les cercles littéraires de Paris, des bruits singuliers : l'asthme et une sensibilité maladive l'obligeaient à demeurer tout le jour enfermé dans une chambre tapissée de liège ; il ne sortait que la nuit, organisant parfois au Ritz des fêtes fastueuses.

 

 

Tout un monde endormi renaît à la conscience

 

Ses amis eux-mêmes étaient loin. de soupçonner qu'il portât en lui une grande œuvre. Déjà pourtant, aux environs de sa vingt-cinquième année, il avait ébauché pour lui seul ce Jean Santeuil dont il faudra bien que nous soit donnée, un jour, une édition fidèle. Puis il avait semblé renoncer au roman pour traduire Ruskin et se divertir à ses admirables pastiches. Mais en 1906, au lendemain de la mort de sa mère, il écrit à Marie Nordlinger : "J'ai clos à jamais l'ère des traductions que maman favorisait" ; deux ans plus tard, c'est à Robert Dreyfus qu'il déclare, au sujet des pastiches : "Maintenant c'est fini ; je n'en fais plus. Quel exercice imbécile !" Une passion nouvelle explique son injustice. Il se donne tout entier à un projet étrange : il s'agit du Contre Sainte-Beuve, dont le mystère est loin d'être éclairci. Peut-être cet essai, dont il lit les deux cents premières pages à Reynaldo Hahn en mai 1909,  et qui en avait au moins le double, a-t-il été en partie détruit. Les fragments qui en ont été publiés il y a une dizaine d'années, si précieux qu'ils soient, soulèvent plus de problèmes qu'ils ne permettent d'en résoudre.

Ce qui est sûr, c'est que À la recherche du temps perdu est sorti du Contre Sainte-Beuve. Ce que Proust reproche au critique des Lundis, c'est de croire que l'existence anecdotique de l'écrivain, ses relations sociales, l'idée que ses amis se font de lui, les lettres qu'il leur écrit, que tout cet extérieur nous éclaire en quoi que ce soit sur la vie profonde de son esprit, sur son activité créatrice. L'art naît du dedans, non du dehors. Le style, ce style dont Proust arrive à capter les secrets dans ses pastiches, n'est pas un ornement surajouté à une pensée qui eût pu s'exprimer autrement. Il est "la révélation d'un univers particulier"(1) que l'écrivain porte en lui, "que ne voient pas les autres", et que sa mission est de leur révéler, de leur imposer. Chaque génie recrée le monde.

C'est sur ces thèmes, développés dans Contre Sainte-Beuve, que À la recherche du temps perdu sera construit. De l'essai critique à la grande œuvre romanesque le passage se fit, semble-t-il, insensiblement.

Dès 1912, la première rédaction de l'ensemble du roman est achevée. Proust écrit le mot "Fin" sous la dernière ligne de son manuscrit. Mais pendant dix ans, il ne cesse d'y incorporer des développements nouveaux parfois considérables, et de l'enrichir du dedans ; le nombre des tomes passe de deux ou trois, originellement prévus, à douze ou quinze, et l'auteur mourra sans avoir pu coordonner les fragments d'époques  différentes qui forment aujourd'hui Le Temps retrouvé.

Toute l'année 1912 se passe en démarches vaines pour trouver un éditeur. Successivement le Mercure qui avait publié les traductions de Ruskin, Fayard, Fasquelle, 0llendorff, la N.R.F., refusent ce roman démesuré dont le sujet les déconcerte. Il ne reste plus à Proust que la ressource de se faire éditer à compte d'auteur par Bernard Grasset à qui l'a recommandé René Blum, le frère de Léon. Il eût voulu publier d'un seul coup l'ouvrage tout entier (ce qui, d'ailleurs, l'eût empêché de l'amplifier par la suite comme il l'a fait). Mais Grasset n'ose pas risquer pareille aventure. Il faut donc se résigner à ne donner d'abord que le début de l'œuvre. "On n'édite plus d'ouvrages en plusieurs volumes, écrira Proust(2). Je suis comme quelqu'un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper". Une note de l'édition originale précisait que la deuxième partie, Le côté de Guermantes, paraîtrait en 1914 et serait suivie d'une troisième, Le Temps retrouvé.

Depuis Les Plaisirs et les Jours, Proust souffrait de n'être loué que pour sa "délicatesse", sa préciosité élégante, et d'être pris pour un amateur. Il savait l'importance de son œuvre, et pressa ses amis de la signaler aux critiques. De nombreux articles parurent(3) ; mais bien peu d'entre eux, même parmi les plus favorables, attestent une lecture attentive et pénétrante. Mme Scheikevitch obtint d'Adrien Hébrard que Le Temps, journal austère, se mît en frais pour un ouvrage dont un épisode au moins (à cette date !) pouvait paraître scandaleux. Paul Souday consacra à Swann un feuilleton aigre-doux, d'ailleurs sans intérêt. Le premier tirage, limité à 1 750 exemplaires, fut rapidement épuisé ; les suivants s'écoulèrent tant bien que mal. Le grand public ne fut pas touché.

En face d'un livre si neuf, le désarroi des contemporains est trop explicable. Il convient de relire ici la page admirable de Guermantes sur Renoir(4).

Nous ne sommes aujourd'hui de plain-pied avec l'œuvre de Proust que parce que, pendant un demi-siècle, insensiblement, elle a agi sur nous. Elle a modifié l'idée que nous nous faisions du roman et même touché notre vision du monde.

Essayons de nous mettre à la place du lecteur qui, à la veille de la première guerre mondiale, feuilletait pour la première fois ce livre aux pages compactes d'un auteur inconnu. Il y trouvait d'abord des souvenirs d'enfance qu'il rapprochait tout naturellement de ceux de France et de Loti ; mais ces souvenirs s'interrompaient soudain pour faire place à l'histoire sentimentale d'un mondain oisif qui, du dehors, offrait quelque ressemblance avec un personnage de Paul Bourget. Enfin, l'annonce d'un roman en plusieurs volumes faisait penser au Jean-Christophe de Romain Rolland dont le dernier tome avait paru en 1912. De tels rapprochements ne pouvaient qu'égarer.

La publication fragmentaire, que Proust avait eu raison de redouter, était aussi une source d'erreurs. D'abord parce que bien des indications données dans Swann au passage ne devaient s'éclairer que beaucoup plus tard. Comment, par exemple, les premiers lecteurs auraient-ils saisi la portée de ces mots qu'ils trouvaient à la page 8 de l'originale : "à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup". Tansonville est la propriété de Swann ! Tout sera expliqué au terme de l'œuvre quand la fusion des classes aura rendu possible le mariage du marquis de Saint-Loup-en-Bray, neveu du duc de Guermantes, avec la fille de "la darne en rose".

Sauf dans la scène de Montjouvain, c'est à peine si, au cours de Swann, semble abordé le problème de Sodome et Gomorrhe. En fait, Charlus et Legrandin sont déjà eux-mêmes dès leur première apparition. Le narrateur, encore adolescent, monte avec son père et son grand-père le raidillon de Tansonville ; à travers la haie ils voient un petit groupe dans le parc : "un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête"(5). Un peu plus haut(6), le salut excessif de Legrandin, très hardiment décrit, révèle sa vraie nature. Tous ces signes avertisseurs échappaient naturellement au lecteur de 1913, même attentif.

Mais une méprise plus grave le guettait. Il ne pouvait s'empêcher de prendre pour un ouvrage achevé ce qui n'était qu'un prélude, et il avait l'impression que Swann l'orientait vers une conclusion de négation et de désespoir. À mesure que le héros s'approche des êtres et des choses, il voit se dissiper le charme dont, sur la foi de leur nom, il les parait dans ses rêves. L'amour n'est qu'un leurre : nous ne sommes jamais épris que de notre Sylphide. Swann a failli mourir pour une femme "qui n'était pas son genre" et que métamorphosait à ses yeux l'âcreté de son désir et de sa jalousie.

L'analyse du romancier semble aboutir, comme le notera Paul Desjardins, à "la dissolution de l'individu".

Quel est le vrai Swann, le commensal du comte de Paris et du prince de Galles, le bourgeois bien renté en qui les parents du narrateur ne voient que le fils de leur agent de change, ou le monsieur "mal élevé" que les Verdurin excluent de leur clan ?

"Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres"(7). Notre moi lui-même apparaît comme une succession mal coordonnée d'états de conscience. Peu avant que ne parût son livre, un matin à la fin de l'automne, Proust a voulu revoir le Bois de Boulogne de son adolescence, l'allée où les Swann l'avaient présenté à la princesse Mathilde. Il n'y a rien retrouvé de son passé : "La réalité que j'avais connue n'existait plus(8). Avoir vécu, c'est avoir rêvé. Ce qui a été notre vie semble aussi vain que les images de la lanterne magique aux murs de la chambre de Combray.

Telle n'est point, il s'en faut, la vraie conclusion de Proust. En février 1914, il écrira à Jacques Rivière : "Ce n'est qu'à la fin du livre [...] que ma pensée se dévoilera. Celle que j'exprime à la fin du premier volume, dans cette parenthèse sur le Bois de Boulogne [...], est le contraire de ma conclusion. Elle est une étape, d'apparence subjective et dilettante, vers la plus objective et croyante des conclusions..."

Toute cette lettre de Proust à Jacques Rivière est d'une netteté décisive ; elle complète admirablement celles qu'il adressait en 1913 à René Blum. Sans dont a-t-il dit et répété que le roman pour lui c'était "de la psychologie dans le temps". Sans doute le temps, tout au long de l'œuvre, poursuit-il son cours destructeur. Mais la vraie mission de l'artiste, c'est d'exprimer cette part de son moi sur laquelle le temps n'a pas de prise. À la faveur d'un hasard heureux, du retour d'une sensation ancienne, tout un monde endormi qu'il porte en lui renaît à sa conscience, non tel que pouvait le lui représenter son intelligence ou sa mémoire volontaire, décoloré et abstrait, mais préservé miraculeusement, avec ses couleurs, ses parfums, sa saveur inimitable, un monde qu'il ne peut retrouver que par introspection. De telles minutes "affranchies de l'ordre du temps"(9) puisque, détachées du passé, elles revivent dans un présent qu'elles ignorent, n'ont pas seulement une valeur esthétique. Elles attestent "l'existence irréductiblement individuelle de l'âme"(10). D'où le "frémissement de bonheur" dont elles s'accompagnent : "notre vrai moi qui [...] semblait mort, s'éveille [...]. Le mot de mort n'a pas de sens pour lui : situé hors du temps, que  pourrait-il craindre de l'avenir ?"(11).

La preuve de son existence, Descartes la demande à l'activité de sa pensée ; Proust la découvre dans cette résurrection de sensations privilégiées. Par elle nous est rendu sensible le vrai prix de la vie.

Au moment où Swann allait paraître, il écrivait à René Blum : "La mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence et des yeux ne nous rendent du passé que des fac-similés inexacts [...]. De sorte que nous ne croyons pas la vie belle parce que nous ne nous la rappelons pas. Mais que nous sentions une odeur ancienne, soudain nous sommes enivrés !" Croire la vie belle, voilà à quoi nous convie ce malade qui ne peut plus quitter sa chambre ni son lit.

Il serait bien surpris, je crois, du langage de technique philosophique dont on se sert volontiers aujourd'hui pour définir sa pensée ou son art. Il savait qu'il était d'abord un poète, si le poète est celui qui révèle la beauté du monde à ceux qui ne sauraient la découvrir par eux-mêmes. Jamais style n'a mieux rendu les reflets, les ombres, les saveurs, le charme des choses familières. Comme les grands peintres impressionnistes auxquels il s'apparente étroitement, il a donné à tous nos sens plus d'acuité et de finesse.

Dans les volumes suivants, dans Les jeunes filles, dans Guermantes, peut-être trouvera-t-on plus de chatoiement et de richesse. Mais Swann garde une fraîcheur d'enchantement incomparable. Aubépines de Tansonville, nymphéas de la Vivonne, déjeuners du samedi préparés par Françoise, jeux de lumière doux comme une promesse de bonheur, sur le balcon du boulevard Malesherbes, entrée imprévue et pathétique dans un salon où tout lui était étranger, de la petite phrase de Vinteuil : ce monde de Proust est devenu le nôtre. Celui dont la vie ne fut que souffrance, nous apprend à aimer la vie.

Notes

(1) Le Temps du mercredi 12 novembre 1913 a publié en page 2 une "Variété littéraire" intitulée À  la recherche du temps perdu. Élie-Joseph Bois qui a signé l'article, a interviewé Proust et est sensé rapporter ses paroles ; en fait il reproduit purement et simplement la longue note que Proust lui a remise.
(2) Voir la note 1.
(3) On en retrouvera la liste dans le précieux ouvrage (pp. 147 sq.)  de M. Henri Bonnet, Marcel Proust de 1907 à 1914, Nizet, édit. 1959. [Cf. aussi Marcel Proust de 1907 à 1914 . Comment a été conçu À la recherche du temps perdu, Paris, Nizet , 1971 , in 8 , broché 2° édition augmentée et corrigée, 332 pages].
(4) Éd. Pléiade, II, 327. [Toutes les références renvoient naturellement à la première édition (1954) de À la recherche du temps perdu en trois volumes, dans la Pléiade, sous la direction de Pierre Clarac et d'André Ferré].
(5) Ibid., I, 51.
(6) Id., I, 124.
(7) Id., I, 19.
(8) Id., I, 427.
(9) Id., III, 873.
(10) Id., III, 256.
(11) Id., III, 873.

 

© Pierre Clarac, in L’Éducation nationale, janvier 1964

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

tansonville_1 tansonville 2
Le château de Tansonville à Illiers, qui est pour Proust "Le côté de chez Swann"

 

 

Réclame non payée ;-) - La BnF a besoin de votre soutien pour acquérir un exemplaire de l’édition originale de Du côté de chez Swann, premier tome de l’œuvre romanesque de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Cet exemplaire que Proust a offert en 1915 à Marie Scheikévitch est enrichi d’une lettre-dédicace longue de huit pages. Pour aider la BnF à acquérir ce document unique, faites un don avant le 31 décembre 2020. Vous bénéficierez d’une réduction de l’impôt sur le revenu égale à 66 % du montant de votre don, dans la limite de 20 % de votre revenu imposable...

 

schelkevitch