Âgé de 34 ans, le futur lauréat du prix Nobel de littérature est mobilisé depuis un an lorsque, durant une permission, il répond à une demande en proposant "à tout hasard", à une dame une liste d'ouvrages à lire... et à méditer. Les suggestions que Roger Martin du Gard (1881-1958) avance peuvent faire sourire, aujourd'hui, alors que la "littérature" ne veut plus dire grand chose, chacun se croyant écrivain(e), pourvu qu'il/elle dévoile son postérieur et autres lieux jadis intimes. Mais je trouve cette réflexion rédigée de façon relativement hâtive, avant de retourner au front, d'une profondeur inouïe : un esprit libre et supérieur parle des lectures qui l'ont formé - "prodigieusement enrichi". Émouvant et révélateur sur l'auteur (entre autres) des Thibault.
Mais soudain, un doute affreux m'habite : aucun élément féminin n'est cité par le fieffé phallocrate Martin du Gard : quelle infamie ! Mesurée à l'aune de nos temps de parité exacerbée jusqu'au ridicule, sinon à l'hystérie (encore une idée socialiste), une telle attitude est proprement intolérable... Toute honte bue, je propose néanmoins le texte de ce grand auteur, qu'il rédigea sur un coin de table : un petit bijou si précieux...

 

Dimanche 3 octobre 1915,

Chère Madame - et amie (je peux, n'est-ce pas ? Il y a de rapides et tacites accords qui valent plusieurs hivers de rencontres mondaines).
J'ai dû attendre notre retour dans ma loge vitrée de la rue Christine, non pas pour penser à ce que vous m'aviez demandé, mais pour vous en faire part. Nous venons de passer huit jours dans la boue, sans cantonnement et presque sans loisirs. D'ailleurs, "l'Ange blanc" a dû trouver tant de triste besogne à Paris, que je n'ai guère de regret de l'avoir fait attendre. Je ne pense pas que vous puissiez lire en ce moment, ni sans doute d'ici longtemps.
À tout hasard, voici quelques titres de bouquins. Je m'aperçois que ce que je fais là est bien difficile. Ce rôle de conseiller est même un peu ridicule, mais passons... c'est entre nous, et j'ai bon espoir que vous ne souriez pas du sérieux avec lequel je tiens à tenir ma promesse.

Mon premier désir est de vous faire connaître et aimer André Gide. C'est à lui que des milliers de jeunes gens doivent de s'être découverts eux-mêmes. Son livre "Les nourritures terrestres" est pour beaucoup d'entre nous une sorte de bréviaire. Lisez-le. Lisez-le lentement, à petites gorgées, sans vous laisser rebuter par ce qui vous semblera peut-être au début un peu de préciosité, et qui est seulement de la précision, le souci d'être absolument sincère, d'exprimer avec exactitude et jusque dans ses nuances une grande et très complexe conscience moderne.
Je suis certain que vous serez troublée par la terrible passion de vivre qui se dégage d'un tel livre. Pour une sensibilité jeune, ardente, qui s'offre, qui ne demande qu'à s'accroître, à s'affiner encore, à s'enrichir, il n'y a pas de guide plus subtil et plus entraînant, - tant est grave et digne de respect son attitude passionnée devant la vie, devant toutes les manifestations de la vie. Un tel ami enseigne à comprendre et à sentir, non pas à sa manière, ce qui serait déplorablement factice, mais à la nôtre, par un multiple et naturel développement de notre sensibilité personnelle.
Je me souviens de ma première rencontre avec son œuvre, et combien mon adhésion à tout ce que la vie offre de meilleur et de plus beau, s'en est trouvée amplifiée. Lisez aussi son "Immoraliste", et ses recueils d'articles, au jour le jour. Mais commencez par "les Nourritures terrestres", où vous trouverez le suc. Je me trompe fort si cet ouvrage ne vous donne pas la nostalgie d'horizons nouveaux, infinis, et si vous ne vous sentez pas prodigieusement enrichie par cette grande voix.

Gide vous conduira tout naturellement à Dostoïevski. L'apport de Dostoïevski est pour nous ce que "L'Enfer" de Dante a pu être pour les siècles précédents. Vous y trouverez les plus extraordinaires coups de sonde que le génie ait jusqu'ici jeté au fond du cœur humain. La lecture d'un volume comme "Crime et Châtiment", pour qui se livre et épouse la vision de l'auteur, est physiquement douloureuse, comme un vertige, tant on s'enfonce avant dans l'âme de ces êtres qui sont nos frères et nos sœurs, - et tant ce déchirement du voile nous fait plonger, en tournoyant, jusqu'à des profondeurs de nous-mêmes, où nous n'avions jamais su ni osé descendre...
L’œuvre de Dostoïevski est si riche que je ne sais dans quel ordre vous conseiller ses livres. Prenez d'abord "Crime et Châtiment" - l'important n'est pas, pour le moment, d'en lire plusieurs, mais d'en lire un avec abandon et avec fruit.

Bien d'autres grands me viennent à l'esprit. Mais ce n'est pas une nomenclature pour ville d'eau que je veux vous adresser, c'est plus et mieux, c'est surtout autre chose, c'est, dans ma pensée - j'allais presque dire : une orientation nouvelle. Mettons : la possibilité d'une orientation nouvelle.

Nous parlions l'autre jour d'Ibsen, et du personnage de Nora, dans "Maison de poupée". Une autre figure bien attachante de ce théâtre est la Rebecca de "Rosmerholm". Malheureusement, les traductions françaises sont généralement obscures, toujours ternes [...] ; le dialogue y perd toute sa vie ; la Nouvelle Revue Française commence une édition complète, une traduction nouvelle de tout ce théâtre, et ce sera une révélation.

Avez-vous lu, autrement que par fragments, le grand "Jean-Christophe" de Romain Rolland ?
C'est une vision de musicien, bien faite pour vous enchanter. Il faudra, quand un long loisir vous le permettra, le reprendre en entier, d'ensemble ; certains de ces volumes, tels que "la Révolte", "Antoinette", "les Amis", "le Buisson ardent", ne peuvent pas ne pas vous émouvoir profondément. C'est une âme ardente et pure, éperdument sincère, dont le contact pour moi est un repos et un précieux cordial. Dès maintenant, lisez sans parti-pris le déchirant appel qu'il a lancé l'année dernière à la jeunesse européenne, et qui a été épinglé comme un manifeste scandaleux, par Henri Massis, à la fin d'un pamphlet à douze sous, édité chez Floury, et sottement intitulé "Romain Rolland contre la France". Mais lisez-le vite et en cachette, car la démence contemporaine n'hésiterait pas, malgré vos admirables états de service, à vous traiter de "mauvaise patriote"...

Je m'arrête, effrayé par la longueur de cette lettre. C'est presqu'un anachronisme en ce temps d'action. C'est si bon de s'évader du présent !
Je vous remercie, Chère Madame, de m'avoir donné ce grand plaisir que j'ai eu à vous écrire, et vous prie d'accepter l'hommage de ma respectueuse sympathie.

 

© Roger Martin du Gard, Lettre à Madame X, Dimanche 3 octobre 1915.

 

 

Compléments

 * Romain Rolland au-dessus de la mêlée

 * Mais encore

* Romain Rolland, toujours...

* Bibliothèque électronique du Québec [en particulier les dix volumes de Jean-Christophe, et les ouvrages de Fiodor Dostoïevski]

* Last, but not least, quelques pistes en direction des Thibault, ici et ...

 

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