Suite des "bonnes feuilles" du texte de Ch. Brunold : le chapitre IV de Demain, ils seront des hommes

 

"Les techniques d'enseignement les meilleures ne sauraient suffire, si vous n'avez devant les yeux une espérance et une foi pour guider vos efforts"

Ch. Brunold

 

 

II. Caractères généraux de l’action éducative

 

Ayant examiné les principaux problèmes que pose l'expansion de notre système scolaire et l'évolution de ses structures, efforçons-nous maintenant de définir les caractères généraux de la formation d'esprit et de caractère qu'il doit être appelé à dispenser pour répondre aux exigences de notre époque. Nous limiterons nos réflexions à l'enseignement le plus long, qui se place entre l'école élémentaire et l'enseignement des Facultés ou des grandes écoles. Ce nouvel enseignement du second degré, où l'enseignement technique vient prendre justement sa place, doit s'étendre sans perdre l'unité qu'avait l'enseignement secondaire traditionnel, son aîné ; mais cette unité doit sans doute se définir de manière différente aujourd'hui.

Dans les enseignements plus courts, généraux ou techniques, on retrouvera nécessairement les mêmes conceptions générales, adaptées à des formations orientées par la nécessité d'établir une jonction plus directe de l'école et du milieu social ou professionnel.

La meilleure méthode pour aborder cet aspect de notre étude n'est-elle pas de chercher à nous rendre compte dans quelles conditions générales ceux qui auront bénéficié de la culture et de la formation les plus larges utiliseront celles-ci, dans l'exercice de leurs responsabilités ? C'est souvent vingt ans après qu'ils auront achevé leurs études secondaires que nos anciens élèves connaîtront l'épanouissement de leur carrière. C'est à ce moment que ceux qui seront parvenus aux fonctions demandant le plus de capacités diverses franchiront ce qu'on pourrait appeler la période technicienne pour aborder, dans la totalité de leurs aspects techniques et humains, les problèmes auxquels les attache leur activité. C'est alors, et alors seulement peut-être, au moins pour leur vie professionnelle, qu'ils feront appel à tout ce qu'ils auront reçu avant la formation spécialisée acquise à la Faculté ou dans une grande école, encore qu'il n'y ait pas d'études de cette nature, quand elles sont bien conduites, qui n'apportent leur part à la culture générale et à la formation de l'esprit. Mais c'est essentiellement la qualité de la formation secondaire reçue durant la longue période qui s'étend de l'école primaire à l'enseignement supérieur qui imposera sa marque à l'œuvre de chaque homme, quand celle-ci parviendra à sa plénitude.

Pouvons-nous donc, dans cet essai de prospective, rattacher l'action éducative à quelques-uns des caractères présumés d'une action lointaine que nous ne pouvons définir que par une "extrapolation" à partir de ce que nous permet de penser le présent ? Nous ne risquons pas de nous tromper en affirmant que, pour la génération qui suivra la nôtre, la vie humaine, dans toutes ses manifestations, sera de plus en plus marquée par la place qu'y tiendra l'aventure. Qu'il s'agisse de politique, d'économie, de science ou de technique, de production littéraire ou artistique, il faut se préparer, sans doute, à des découvertes et à des audaces qui peuvent modifier très profondément notre manière de vivre et de penser et créer des conditions toutes nouvelles pour toutes les formes de l'action.

Ce qu'il est donc possible d'admettre dès l'abord, c'est que l'évolution précipitée de ces conditions nécessitera une souplesse de pensée, un effort de création continue et prompte, soutenue par une attention sans défaillance et sans lacunes à une réalité qui sera probablement marquée par l'extension constante de ses dimensions et la rapidité de ses changements. L'homme, celui surtout qui détient des responsabilités plus étendues, pourra-t-il répondre sans courir de dangers à cette accélération qui lui sera imposée ? Son organisme, son système nerveux, en particulier, pourront-ils suivre le rythme exigé par le progrès technique ? Certes, nous voyons aujourd'hui des hommes lancés dans le cosmos et soumis à des conditions d'existence qui nous révèlent les extraordinaires facultés d'adaptation de l'être humain. Mais il s'agit d'organismes d'élite, rigoureusement sélectionnés, ayant reçu un entraînement dont nous ne pouvons sans doute nous faire une idée. Le nombre grandissant des hommes que vont réclamer les transformations de notre société ne pourront accomplir les missions qui leur seront dévolues dans le monde de demain qu'en adoptant une discipline et une hygiène de vie d'autant plus exceptionnelles que les responsabilités qu'ils exerceront seront plus hautes et plus lourdes.

Il s'agira, comme nous le dirons bientôt, de former des hommes sachant travailler, disposant pour leur action d'une organisation et de méthodes appropriées. Mais ces hommes devront savoir utiliser au mieux leurs capacités et le système nerveux qui commande leur activité, sans que celui-ci soit menacé d'accidents. La vie physique, les activités de loisir, judicieusement choisies et dosées, seront les remèdes indispensables à la fébrilité de la vie. Qu'est-ce à dire, si ce n'est que, dès l'enfance et l'adolescence, un système moderne d'éducation doit faire à la vie de plein air et aux activités libres la place qui permettra à chaque élève de conserver avec sa santé, son équilibre, et d'acquérir les habitudes et les besoins sans lesquels la plus belle intelligence et la plus riche des formations seraient vite sans emploi ? Nous devons prêter la plus grande attention aux expériences qui se poursuivent à ce sujet dans un certain nombre d'établissements, comme à Vanves et à Vitry-le-François et qui tendent à définir un nouvel aménagement de la vie scolaire.

Cette exigence de l'éducation doit s'affirmer d'autant plus que la vie intellectuelle est plus intense. Certes, il ne s'agit pas d'ajouter un surmenage à un autre. Tout cela est question de dosage et, dans l'organisation de la vie scolaire, dans la détermination de la place réservée au travail, au sommeil, aux repas, aux heures de détente, la parole est d'abord à des médecins avertis, connaissant bien les nécessités, à chaque âge, du développement de l'enfant et de l'adolescent. Nous ne pouvons, sur ces divers points, que renvoyer à la lecture du remarquable rapport sur la fatigue scolaire, rédigé par le professeur Robert Debré et par le docteur Douady pour le Conseil de la recherche pédagogique - rapport auquel le ministère de l'Éducation nationale, par les soins de l'Institut pédagogique national, vient de donner une large diffusion.

Affirmons avec force, au début de ces réflexions sur les caractères d'un système d'éducation destiné à former les hommes de demain, qu'on ne fera rien de solide dans ce domaine, si l'on n'accorde pas à l'organisme humain, en tenant compte de sa complexité et aussi de ses différences individuelles, les soins élémentaires que personne ne songerait à refuser à n'importe quel animal ou même à n'importe quelle machine dont nous aurions besoin. Une réforme de l'éducation qui ne donnerait pas à la vie physique et aux activités libres la place qu'elles doivent avoir aujourd'hui, à chaque niveau de la formation, serait vouée à un échec presque certain. De la santé physique et mentale de ceux, toujours plus nombreux, qui sont appelés à penser, à organiser dans tous les domaines, dépend, pour une grande part, la santé de l'organisme social tout entier. L'homme nerveux, tendu, victime du surmenage, qui ne sait ni s'imposer les règles de vie nécessaires, ni s'entourer de collaborateurs bien choisis et sur lesquels il peut faire reposer une partie de son fardeau, cet homme, candidat aux défaillances physiologiques et mentales qui sont, à notre époque, la plaie des classes dirigeantes, doit faire place à un type d'homme équilibré, enthousiaste, rayonnant autour de lui l'optimisme, la confiance et la sérénité.

Et puisque nous en sommes à définir ce qu'on pourrait appeler les "préalables" de l'éducation, il en est un autre qui semble s'imposer avec la même évidence. Il ne s'agit plus pour l'homme de se laisser entraîner sans contrôle par l'évolution technique et tout ce qu'elle apporte de transformations, et aussi de menaces, dans la vie des sociétés modernes. Ce qu'on est convenu d'appeler le progrès ne méritera vraiment ce nom que s'il a pour conséquence une amélioration de la condition de l'homme et s'il contribue à instaurer pour chacun plus de justice, plus de dignité, partant, plus de bonheur, si, en un mot, il permet de faire triompher ces valeurs que le passé nous a léguées et pour lesquelles, tant elles leur paraissaient fondamentales, des hommes de toutes les époques n'ont pas hésité à tout sacrifier, même leur vie.

Elles sont en effet comme la lumière qui nous guide et, sans elles, nous cheminerions en aveugles vers des destins inconnus. Elles sont le riche héritage que nous avons reçu et auquel chaque grande époque a apporté sa part. Nous nous efforcerons de le transmettre, accru et peut-être enrichi, à ceux qui nous suivront. Elles définissent, avec notre hérédité spirituelle, les permanences de notre condition, de nos inquiétudes et de nos espérances. On peut y retrouver ce que nous ont légué l'hellénisme, le christianisme, le libéralisme du XVIIIe siècle et toute l'évolution sociale qui, au XIXe siècle a suivi la naissance de l'ère industrielle.

Cet héritage multiple est appelé à subir l'épreuve permanente d'un monde difficile. L'immense et récente crise que nous avons connue a pu faire craindre que ne triomphe partout le sentiment de l'absurde. Mais, ceux-là mêmes que le malheur avait précipités dans les abîmes les plus profonds de la souffrance ont pu trouver, dans cet héritage, quelques raisons de vivre et d'espérer. L'éducation, préparation à la vie, doit faire à l'étude du patrimoine que nous a légué le passé une place essentielle. C'est par le commerce des grands penseurs de tous les temps, par la fréquentation permanente de leurs œuvres que l'adolescent se préparera à dominer le tumulte de notre époque et qu'il pourra contribuer, suivant sa mesure, à lui donner une direction et une signification. Montaigne et Pascal seront toujours nos guides, prêts à répondre à ce que nous attendons d'eux. Ils ne cesseront de nous enseigner ce qui fait la grandeur de l'homme et nous rappelleront, à l'heure des plus audacieuses conquêtes de l'astronautique et de l'atomisme, que toute découverte est toujours, par certains aspects, une découverte intérieure, et qu'il n'est pas de plus grande conquête que celle qu'on peut faire de soi-même. C'est en ce sens qu'il faut comprendre un humanisme moderne, prêt à s'éprouver chaque jour, au contact de réalités nouvelles. Il apportera à celui qui en aura été le bénéficiaire le moyen de dominer le progrès technique et de l'asservir à la condition de l'homme. Dans les deux préalables que nous venons de rappeler et sur lesquels doit s'édifier toute doctrine de l'éducation, il faut voir les deux aspects par lesquels s'affirmera cette condition.

Nous conformant à la méthode de réflexion que nous avons choisie, nous voudrions maintenant tirer les caractères principaux d'une formation de l'homme de notre temps de l'étude des modalités et des conditions de l'action que cette éducation doit préparer.

À l'heure où ces lignes sont écrites, deux nouveaux véhicules spatiaux gravitent sur la même orbite et le monde s'interroge pour découvrir les conséquences de cette prouesse. Des problèmes qu'on ne pouvait soupçonner se posent aussitôt dans l'ordre de l'étude des radiations, aux conséquences incalculables pour la connaissance de la structure de l'univers, comme pour celle de l'atome. Quels progrès les réalisations sensationnelles de l'astronautique vont-elles entraîner pour la météorologie et les télécommunications ? Et aussitôt les projets d'exploration du système solaire font naître des questions juridiques toutes neuves et nous font prendre conscience, avec une évidence qu'on ne pouvait soupçonner, de l'absurdité de nos querelles de terriens. Certaines des notions sur lesquelles était établie notre connaissance du monde et même notre propre vie risquent d'un coup d'être ébranlées.

Qu'il paraît loin, le temps pourtant si présent à la mémoire des plus âgés d'entre nous, où notre existence, comme notre savoir, pouvaient être édifiés sur des notions et des valeurs que personne ne songeait à contester ! Le règne des permanences a fait place à celui de l'aventure et ceux qui demandaient à leur expérience du passé, comme aux connaissances qu'ils avaient acquises, la solution des problèmes qui se posaient à eux dans tous les domaines, doivent recourir bien plus aujourd'hui à leur imagination qu'à leur mémoire, à leurs facultés créatrices qu'à leur habileté d'artisan. Ceux qui, pour trouver la solution d'un problème, invoquaient le précédent ou l'analogue, ne retenant de ses données que ce qui pouvait l'identifier à un problème déjà connu, faisaient appel à ce qu'on nomme en mathématiques des méthodes générales, applicables à tout un groupe de situations peu différentes, comme un vêtement de confection s'adapte d'autant mieux au corps humain que celui-ci se rapproche plus de la forme moyenne type qui a inspiré sa coupe. Certes, les solutions les plus "élégantes", comme disent les mathématiciens d'un mot évocateur, sont celles qui s'adaptent le mieux aux données particulières du problème, comme les vêtements qui méritent le même qualificatif sont ceux qui épousent le mieux le corps de ceux qui les porteront et même, - mais alors on touche à l'art - savent mettre en valeur la personnalité de ces derniers.

Il semble qu'aujourd'hui les problèmes qui se posent aux hommes sont de plus en plus différents de ceux qu'ils avaient à résoudre, dans un passé même récent et que les solutions du type "confection" doivent disparaître de plus en plus. Dans les problèmes les plus courants, de l'ordre scientifique, technique, économique, social, psychologique même, la marge de nouveauté est de plus en plus grande. Le singulier l'emporte sur l'identique et la "ressemblance" est une notion de moins en moins utilisée, dans le travail de la pensée et dans l'action. Ne parlons pas de l'art militaire ; chaque guerre est bien différente de la précédente et les plus grands hommes de guerre sont ceux qui ne se sont pas figés dans des doctrines surannées, ont su s'adapter à des événements inattendus et tirer parti, pour l'action engagée, de découvertes imprévues. Mais la vie quotidienne, elle aussi, déroute à chaque heure ce que nous pensions être des certitudes. Aussi devons-nous constamment rester attentifs à l'original comme à l'accident, c'est-à-dire à tout ce qui peut contrarier nos prévisions. "Combien cette tulipe a-t-elle de pétales ?" demandait un examinateur à un candidat professeur dont il voulait éprouver l'esprit d'observation et l'aptitude à déceler dans un objet le caractère singulier ou spécifique. Et le candidat de répondre, sans regarder : "Elle en a six". Une tulipe a effectivement six pétales, mais cette tulipe en avait sept ! Sans doute avait-elle tort, à l'égard de la loi connue du candidat, comme auraient tort de ne pas guérir des malades à qui on appliquerait aveuglément le traitement classique de la maladie dont ils souffrent. La profession de médecin, par sa nature même, et l'individualisation qu'elle impose au praticien dans son diagnostic et dans le traitement qu'il utilise, est très caractéristique du point de vue qui nous occupe.

De plus en plus, comme le médecin, l'homme doit savoir capter l'inattendu. Ceux qui ont découvert la polarisation de la lumière, la radioactivité, les rayons X ou la pénicilline, possédaient ce don à un haut degré. D'autres, dans la vie courante, savent percevoir à des signes discrets, mais qui ne trompent pas, les états d'âme de leur interlocuteur, les réactions d'un auditoire ou les mouvements d'une opinion. Cette faculté d'attention à tout ce qui entoure l'homme, cette curiosité toujours en éveil, je dirais en alerte, et qu'on observe chez le paysan, le marin, le chasseur dans le domaine de leur activité habituelle, sont plus difficiles parfois à trouver chez l'intellectuel, naturellement porté à projeter sur la réalité tout ce qu'il a acquis par l'étude, notions et doctrines qui sont autant d'écrans interposés entre les êtres ou les choses et lui-même, tandis que son regard, comme dit Gide "développe, exagère en chacun le point sur lequel il s'attache" si bien "que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu'il est".

Une des préoccupations constantes de la formation intellectuelle doit donc être de développer cette réceptivité multiple, cette fraîcheur d'esprit permanente, cette "présence" enfin, qui définit la multiplicité des liens qui nous rattachent à notre environnement. L'éducation y parviendra si chaque exercice scolaire qui met en jeu l'observation d'un objet ou d'un phénomène, l'étude d'un texte ou d'un document, a pour objet, non de vérifier un fait prévu, une loi ou une règle déjà énoncée, mais de découvrir ce fait, cette règle ou cette loi. Les sciences expérimentales, enseignées dans cet esprit de redécouverte, l'histoire et la géographie, par un appel fréquent à des documents de toute nature, sont appelées ici à jouer un rôle essentiel. Répétons-le, nous ne sommes plus à l'âge où il suffisait pour vivre "de réciter le cours", comme on dit en langage scolaire, c'est-à-dire, de faire seulement appel à ses connaissances. Les épreuves de l'action, sous toutes ses formes, ressemblent bien peu à celles des examens, au moins dans les formes traditionnelles de celles-ci, commodes certes pour leur organisation matérielle, mais insuffisantes pour déceler les qualités d'esprit que l'on doit le plus rechercher aujourd'hui, d'autant plus insuffisantes que le colloque examinateur-candidat devient un luxe auquel il faut de plus en plus renoncer.

Quand nous aurons franchi la période difficile que nous traversons et que nos établissements scolaires ne verront plus croître démesurément leurs effectifs, tandis qu'augmenteront, d'année en année, les possibilités de recrutement de maîtres nombreux et bien préparés à leur tâche, alors notre enseignement du niveau du second degré pourra résolument s'orienter vers des formes répondant vraiment aux besoins de notre temps. Durant cette longue période de sept ou huit années d'études, capitale pour l'acquisition de tous ses moyens, l'élève apprendra à voir, à écouter, à s'informer rigoureusement sur des faits, des phénomènes, des situations de tous les ordres, de tous les pays et de tous les temps.

Ainsi se formera peu à peu un type d'homme plus répandu qu'il ne l'est aujourd'hui, marqué par une curiosité universelle, par la probité de son esprit, l'impartialité de son jugement et la sympathie à tout ce qui l'entoure. Le pays qui aura formé de tels esprits ira plus vite, et d'un pas plus résolu, sur les chemins du savoir, de la justice et de la fraternité humaine.

La nouveauté des situations et des problèmes qui s'offrent à l'action de l'homme d'aujourd'hui est attribuable au nombre croissant de données qu'introduit l'élargissement de nos connaissances et de notre information. La plus modeste entreprise, qu'il s'agisse de recherche scientifique ou de production industrielle, fait appel à des idées, à des instruments, à des machines, à des matières premières qui ont été souvent conçues et éprouvées très loin. Au surplus, un projet nouvellement conçu pose des questions qui relèvent du droit, de la finance, de l'organisation syndicale, de la publicité, etc. Une découverte, si minime qu'elle soit, une expérience nouvelle, si lointaine qu'elle paraisse, peut influer sur la solution du problème à résoudre. La multiplicité des données s'accroît de la variété des combinaisons qu'on en peut réaliser, de l'importance relative qu'on veut donner à chacune d'elles, tant et si bien qu'un problème ne se pose jamais de la même manière, même pour les techniciens d'une question particulière.

C'est dire, qu'autant et plus que de connaissances, ceux-ci doivent être en possession d'une solide culture certes, mais aussi de méthodes de travail éprouvées. Une bonne organisation de l'information leur permettra d'acquérir rapidement les connaissances spécialisées très précises dont ils pourront avoir besoin. Cela suffit à montrer que le rôle du technicien se subordonne de plus en plus à celui de l'administrateur qui fixe les buts généraux, choisit les moyens, organise le travail de recherche ou de production. La valeur de celui qui est appelé à une fonction dirigeante, dans n'importe quel domaine, se révèle par son aptitude à dominer les problèmes particuliers pour concevoir, dans une synthèse harmonieuse, avec les matériaux qui lui sont apportés par ses conseillers de l'ordre technique, financier, commercial, la solution qui donnera à chacun des aspects du problème sa place dans une perspective judicieusement établie. C'est dire que les hommes attachés à cette entreprise et, en particulier, celui qui en sera le chef, doivent présenter, à un haut degré, avec des qualités d'ordre et d'organisation qui leur permettent d'établir une méthode de travail très sûre, un solide esprit d'équipe, c'est-à-dire le sens de la solidarité et de la cohésion nécessaire du groupe humain attaché à la même entreprise ; enfin, chez celui qui dirige, une aptitude marquée à une vision globale et synthétique des problèmes.

Si l'on ajoute que le rythme de la vie moderne, le déroulement des événements et des découvertes entraînent des changements constants, souvent très rapides, dans les données de toute nature qui interviennent dans une action déterminée, on conçoit qu'un homme de notre temps doit non seulement voir tout et voir vite, c'est-à-dire être rapidement informé, directement ou par d'autres, de tout ce qui peut intéresser son action, mais qu'il doit aussi pouvoir y incorporer promptement toute donnée nouvelle et tout changement de situation, même au cours du déroulement de celle-ci. Cela est évident à la guerre, où l'ennemi s'ingénie à déjouer les plans les mieux établis ; cela est aussi vrai dans le sport d'équipe ; cela est vrai encore dans l'économie libérale, où le concurrent joue ici le rôle de l'adversaire ; cela est vrai enfin, partout où le hasard intervient sous les formes les plus variées : accidents du temps, fluctuations de la bourse, découverte de techniques nouvelles et révolutionnaires, etc.

Toutes les études, tous les exercices scolaires devront donc s'efforcer de mettre en œuvre les qualités dont l'homme aura tant besoin. Les méthodes actives de la pédagogie moderne répondent à cette nécessité, comme le travail en équipe, qui sera d'autant plus aisément pratiqué que les classes seront, répétons-le, moins nombreuses.

Enfin, pour en terminer avec ces caractères généraux de l'action éducative, il est utile de rappeler que la complexité croissante des problèmes qui s'offriront aux hommes de demain, comme l'impérieuse nécessité d'adapter à chaque instant les solutions choisies à des données toujours changeantes, demande, en plus de tout ce que nous venons de rappeler, une continuité et une persévérance dans l'action, une patience à toute épreuve, une volonté de surmonter tous les obstacles, de quelque ordre qu'ils soient, en un mot, un caractère que la vie scolaire devra former à chaque heure et qui sera, demain comme aujourd'hui, le critère majeur de la valeur humaine.

 

Les Bouchouleurs, août 1962

 

 

© Charles Brunold, in Demain, ils seront des hommes, (Aspects divers du problème scolaire), Hatier, 1963

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.

 

 

Demain
ils seront.
"Cédant à l'enthousiasme de la plus généreuse nature, chargé à la fois de titres et d'expérience, un haut, un très haut fonctionnaire du Ministère de l'Éducation Nationale, s'adresse à la jeunesse scolaire pour lui montrer la voie dans laquelle elle s'engage, les qualités qu'elle devra montrer et l'aide que les pouvoirs publics comptent lui apporter.
La vieille organisation universitaire, tout en ayant fait ses preuves, ne répond plus aux besoins du temps présent. La montée des effectifs (telle qu'on l'a justement appelé "L'explosion scolaire"), la démocratisation complète de l'enseignement nous imposent l'obligation de refaire les structures de l'école, comme les conditions des temps actuels nous obligent à modifier l'esprit de notre enseignement. Ce sont donc les grands traits de cette Université de demain, aujourd'hui déjà en pleine transformation, que s'applique à définir M. BRUNOLD.
D'autre part, en bon Français confiant en la valeur universelle de nos principes et de nos conceptions, il estime que dans cette organisation nouvelle, ce ne sont pas seulement nos propres enfants qui doivent trouver leur compte, mais aussi la jeunesse de tous ces peuples nés d'hier à la vie politique et que nous avons amenés à l'indépendance et à la liberté.
Toutes ces pages animées de la foi la plus ardente, où d'ailleurs rien n'est avancé qui ne trouve sa justification ou sa vérification dans les faits, en même temps qu'elles honorent leur auteur, devront être lues et méditées par tous ceux qu'intéresse le problème de l'enseignement".

[Avant-propos (origine : Librairie A. Hatier)]

 

 

Une appréciation autorisée sur l'ouvrage de Ch. Brunold

 

Demain, ils seront des hommes, par Charles Brunold

"Que faisons-nous pour l'exploitation ordonnée de la plus authentique de nos richesses, celle dont dérivent toutes les autres, la richesse qui sommeille dans chaque cerveau, dans chaque caractère d'enfant ?" Telle est la question que pose. Ch. Brunold, dès les premières lignes de son ouvrage. Si la question n'est pas nouvelle, l'homme d'aujourd'hui attend encore les solutions ; le mérite de cet ouvrage est de contribuer éclaircir les problèmes et à apporter d'utiles suggestions.

Le propos de Charles Brunold est de définir "les buts généraux de l'éducation pour la France d'aujourd'hui" (p. 14), en prenant comme objet de réflexion "les projets de réforme établis depuis la Libération, les discussions et les expériences pédagogiques diverses qui se sont poursuivies dans les établissements de toute nature". L'accélération du monde invite à réexaminer ces problèmes avec un soin particulier et trois aspects vont retenir tout particulièrement l'attention de l'auteur.

D'abord l'expansion, mise en lumière avec vigueur par Louis Cros dans son livre L'explosion scolaire, expansion qui est "l'effet conjugué de l'accélération technique, de l'évolution économique et sociale et de la poussée démographique" (p. 17). Le chapitre II consacré à ce point de vue contient d'utiles indications sur le recrutement des maîtres, en particulier des C.E.G. et sur l'orientation des élèves.

Ensuite, établissement de structures nouvelles propres à assurer pour chaque enfant ses chances d'épanouissement intellectuel, social et personnel. Le chapitre III analyse certaines données des réformes Billères et Berthoin. En ce qui concerne cette dernière, il étudie notamment le découpage des secteurs de recrutement de chaque cycle d'observation. Chemin faisant, l'auteur s'interroge sur la "diversité incohérente" des options d'un baccalauréat qu'il estime condamné dans sa forme actuelle.

 Enfin, et c'est le choix le plus délicat, recherche pour "définir la nature de la formation, et pas seulement d'esprit, mais de caractère, qu'il convient de dispenser à ceux dont la vie active va s'étaler sur les quarante années à venir, pleines pour nous d'espérances incertaines, de découvertes surprenantes et d'imprévisibles événements" (p. 15). Il est intéressant de noter que, sur ce point, les préoccupations de Ch. Brunold rejoignent celles de Gaston Berger lorsqu'il donnait comme but à l'éducateur de développer dans une liaison étroite "imagination et rigueur".

Charles Brunold, étudiant alors les aspects modernes de l'enseignement, met en lumière plusieurs idées qui sont comme l'âme de l'éducation : faire découvrir plutôt que vérifier, dégager le singulier plutôt que l'identique, cultiver les qualités de curiosité et de sympathie, rendre l'élève capable de "capter l'inattendu" (p. 62) et "d'incorporer promptement toute donnée nouvelle" (p. 67). Cette conception suppose que formation intellectuelle et formation du caractère doivent aller de pair. Après avoir illustré son propos de l'exemple des écoles européennes, puis rappelé la responsabilité des familles dans l'harmonieux développement de l'enfant, Ch. Brunold nous dit l'espoir qu'il met dans la jeunesse, face aux tâches que lui offre l'humanité déshéritée.

Un livre lucide et généreux qui vient à son heure : fruit d'une expérience méditée, il nous rappelle l'urgence et la nécessité de l'action.

 

© Marcel Masbou [1882-1975 - Agrégé des lettres classiques. - Inspecteur général de l'instruction publique], in L'Éducation du 21 mars 1963