Un article de bon sens, qui certes a un peu vieilli - mais toujours intéressant à parcourir, car il fait honnêtement le tour de la question.

 

Ou : du "Tour de France par deux enfants" au "Village planétaire"

 

En souvenir ému de mon collègue et ami Ch. Gardette, qui me donna à lire cet article le 2 février 1981.

 

 

 

Jusqu'au XIXe siècle, le livre, l'enfant et l'école avaient connu des destinées autonomes. L’École publique et obligatoire devait instaurer une corrélation entre ces trois univers.

Ce fut le temps des certitudes. Le poète pouvait écrire : "une école qu'on ouvre, c'est une prison qu'on ferme", car l'école était conçue comme un instrument de libération autant que de formation. Parce qu'elle devait opérez le nécessaire brassage social et rompre avec les privilèges tant officiels que cachés, elle constituait le premier droit du citoyen autant que l'une de ses obligations majeures.

 

 

Le livre devenait dès lors l'outil de diffusion d'un "savoir minimum garanti", la clef d'un nouvel imaginaire et de plaisirs jusqu'alors inconnus, la porte de communication avec un monde dont les frontières s'ouvraient soudainement, et cette voie royale vers une culture homogène; reflet des valeurs pratiques, politiques, philosophiques et éthiques d'une société en train d'accoucher d'elle-même.

Ainsi en était-il du très fameux TOUR DE FRANCE PAR DEUX ENFANTS, de Bruno, qui servait de "livre de lecture" dans les classes de certificat d'études. Le livre est en lui-même une école : rêve d'une sorte de livre des livres, "bible" indéfiniment renouvelée, qui contiendrait toute connaissance, toute joie, toute culture ; véritable évangile de raison, de science et de bonheur.

On sait que les mutations technologiques et l'évolution de notre société ont profondément modifié ce rapport privilégié entre l'enfant, le livre et l'école.

Certes l'école demeure le lieu exclusif et non disputé de l'apprentissage des mécanismes de la lecture ; elle constitue, par là-même, un médiateur essentiel entre l'enfant et le monde, et la voie d'accès, presque unique, à la culture écrite.

Le livre, quant à lui, reste l'outil privilégié des apprentissages scolaires, l'auxiliaire pédagogique indispensable.

Mais l'école et le livre ont aujourd'hui perdu leur monopole de centre culturel : le développement et la diversification des moyens technologiques de communication permettent à l'enfant d'accéder, en-dehors de l'école et du livre, à une masse sans précédent d'informations, de connaissances et de divertissements.

L'enfant n'est plus le lieu unique, ni principal, ni même premier – chronologiquement - de l'apprentissage : "au commencement est l'ordinateur, au commencement est la télévision" (Ch. Beullac), au commencement est l'affiche, la radio, la bande dessinée, le son et l'image.

Le livre, pas plus que l'école, ne peut donc plus prétendre diffuser une information complète sur le monde. Il ne peut non plus transmettre, ni constituer la totalité de la culture, à une époque où celle-ci devient sans cesse mouvante et protéiforme, culture en élaboration où chacun participe à sa façon :

"Le temps n'est plus où l'on déniait toute valeur de culture à ce qui n'est pas écrit, à ce qui n'est pas consigné dans les livres, et donc n'est pas objet de lecture, au sens technique du terme. Car aujourd'hui, je lis des textes, des images, des villes, des visages, des gestes, des scènes" (Roland Barthes).

À travers cet environnement de mots, d'images et de sons, l'enfant découvre ainsi de multiples moyens et de multiples modes de structuration de sa culture personnelle.

 

 

L'alternative : compétition ou complémentarité

 

De cette multiplication des intermédiaires, de cette diversification des sources, et des formes de savoir, on a pu conclure à une compétition, sans cesse plus aiguë entre livre et audio-visuel, école et média, et de façon plus large, entre éducation formelle et informelle.

Il y aura concurrence, en effet, si l'on s'obstine à assigner à l'école et au livre la fonction de véhicule exclusif de LA culture, ignorant tout ce qu'ils ne maîtrisent pas, tout ce qui échappe à leurs méthodes et leurs approches. Et chacun sait que l'école ne saurait rivaliser bien longtemps avec la séduction chatoyante propre aux moyens modernes : le combat est perdu d'avance.

L'école doit, bien au contraire, acceptant l'inévitable et cherchant à en tirer part, redéfinir son champ d'action, et ce faisant, retrouver le rôle qui progressivement lui échappa, celui de médiateur, de MÉDIATION entre l'enfant et le monde qui l'environne. Car si l'école n'a plus désormais l'initiative de l'information, il lui appartient d'élargir et de développer son rôle de formation, c'est-à-dire du déchiffrement, de l'analyse, du commentaire, de la lucidité.

Il s'agit de doter l'enfant de références, de repères et de savoir-faire qui lui permettront de trier, de classer et de transformer la juxtaposition anarchique des faits et des images en un savoir construit, un édifice conceptualisé et hiérarchisé : en une culture.

Alors le livre, la chose écrite, retrouvera son rôle premier - si l'on se souvient que lire, c'est d'abord, élire, choisir - et la lecture deviendra une nouvelle "alphabétisation", déchiffrement de cet immense alphabet de signes, d'images et d'émotions que convoie le monde contemporain.

"Le livre était hier le moyen quasi-exclusif de l'information et de la culture. Aujourd'hui, il apparaît plutôt comme une indispensable thérapeutique, un instrument de remise en ordre des idées et des valeurs. Le livre a l'avantage de placer entre les mains du destinataire le contrôle chronologique des séquences. Le lecteur peut en effet régler à son gré le débit de l'information, revenir en arrière, rejeter, collectionner, comparer, en un mot, restructurer le message" (A.Mareuil).

C'est cette spécificité du message écrit qu'il faut faire découvrir aux enfants. Cela, seule l'école peut le faire : faire comprendre ce que le livre a de différent et de nécessaire par rapport au message audio-visuel, en quoi il est non pas supérieur, mais complémentaire, instrument d'organisation et d'élucidation, de compréhension et de synthèse, véritable PRISE DE POSSESSION, qui réaffirme la liberté du lecteur contre la passivité du récepteur.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, en fin de compte : la conquête d'une liberté, qui est celle de l'esprit. Non que l'audio-visuel soit, en lui-même, aliénant, ni même, nécessairement, un concurrent dangereux. Toutes les statistiques le prouvent : la fréquentation des livres par les jeunes n'a pas diminué, mais augmenté du simple au double en 15 ans. L'audio-visuel n'a pas tué le livre et peut-être l'a-t-il nourri. Il peut y avoir à ce phénomène, bien sûr, des causes extérieures : élévation du niveau de vie et du niveau de scolarisation, démocratisation du livre, etc. Mais l'audiovisuel pourrait bien, en lui-même, être une chance pour le livre : chacun sait qu'une émission télévisée ou un film, peuvent constituer une incitation très forte à la lecture de l'œuvre dont ils sont l'adaptation.

Le tout est de savoir tirer parti de cette chance. QUE L’ÉCOLE SOIT LE LIEU OÙ L'ON DÉCOUVRE CE QU'EST LE LIVRE : à la fois exercice de notre pouvoir sur le monde, que l'analyse, le jugement ou l'imaginaire permettent de façonner, et instrument d'une rencontre authentique avec nous-mêmes et avec autrui.

 

 

Une stratégie à mettre en place : du désir au plaisir

 

La première tâche des enseignants, à cette fin, sera de DÉSCOLARISER le livre, trop souvent vécu exclusivement comme un auxiliaire pédagogique et marqué du sceau de la "corvée scolaire". Ce sera aussi de le DÉSACRALISER : le livre, entouré d'un rituel, reste "le symbole de la lecture figée, un objet qu'on offre dans les grandes occasions, qu'on ne touche qu'avec des mains propres et d'autant plus recommandable qu'il est plus ennuyeux" (J. Held).

Pour permettre un contact heureux de l'enfant avec le livre, il faut en premier lieu, démultiplier la présence concrète du livre dans l'environnement de l'enfant.

Tous ceux qui travaillent pour la lecture ou autour d'elle, ont compris cette nécessité :

- les enseignants, qui aménagent des "coins-lecture" dans leur classe ; ces coins deviennent parfois de véritables "centres d'animation du livre" avec, pour les enfants, la liberté d'accès aux livres exposés, de manipulation et de choix.

- les animateurs et bibliothécaires des B.C.P. (Bibliothèques centrales de prêt) qui apportent la lecture jusqu'aux plus petits villages, et proposent aux écoles rurales un choix d'ouvrages renouvelé plusieurs fois par mois.

- les éditeurs de livres pour la jeunesse, qui se tournent vers l'édition de poche, moins coûteuse, attrayante, d'accès facile mais également de qualité : "la recherche de ces petits volumes au fur et à mesure de leur sortie, contribue à former chez les jeunes l'habitude de lire et de se faire une première collection de romans" explique l'un d'entre eux.

Tous poursuivent le même objectif : favoriser une fréquentation quotidienne et familière, du livre ; favoriser un contact physique avec cet objet qu'on peut manipuler en tout sens, qui vous accompagne, qui vous raconte une histoire avec ses images et qui devient ainsi un objet affectif, assimilable, par certains côtés, à un jouet.

Or toute stratégie pour le développement de la lecture passe par ces "bibliothèques", qu'elles soient installées dans la classe, en salle de documentation ou dans un bibliobus, espaces de liberté où l'enfant peut aller et venir, flâner, feuilleter, rêver, et découvrir ainsi progressivement les chemins de la lecture.

Cependant, si ce contact direct et fréquent avec le livre est une condition nécessaire à l'émergence du désir de lire, il ne saurait en être une condition suffisante : tous les éducateurs le savent.

Trouver son propre chemin dans les livres suppose une attitude active et volontaire, et d'autant moins spontanée chez les enfants qu'ils sont sollicités constamment par des "divertissements" plus attractifs et moins exigeants. Car telle est bien la question : comment attirer vers la lecture une jeunesse déjà formée à la réception passive de messages audio-visuels ?

Si l'école et les associations culturelles veulent fournir à l'enfant les clés d'une démarche active vers le livre, cela ne pourra se faire qu'en créant les conditions d'un échange et d'une communication à propos du livre, en instaurant une confrontation et une analyse comparative des moyens utilisés par les média et par la littérature, afin de mettre en évidence le charme propre et les vertus spécifiques du livre et de la lecture.

Des expériences très variées ont déjà été mises en place :

- ainsi l'analyse des mérites comparés d'une œuvre littéraire, et de son adaptation par les moyens audio-visuels (cinéma, télévision, roman-photo, etc.), que cette analyse soit conduite par le professeur au sein d'un "club-lecture" ou organisée, à l'aide d'une exposition ou d'un colloque, par une Maison de la culture.

- ainsi l'initiative d'éditeurs pour la jeunesse qui, comprenant qu'il faut doter le livre de séductions qui lui soient propres, préfèrent s'adresser à des illustrateurs plutôt qu'à des photographes et poursuivent des recherches esthétiques sur le plan du graphisme lui-même.

Tout cela concourt au même but : faire sentir à l'enfant en quoi la lecture est un médiateur, un mode d'appropriation du réel différent de la télévision ou du cinéma, en quoi elle peut être pour lui une OCCASION ET UNE SOURCE DIFFÉRENTE DE PLAISIR.

Cette curiosité pour un plaisir différent ayant été ainsi éveillée, il conviendrait de proposer à l'enfant des approches diversifiées et complémentaires qui lui permettront d'appréhender le livre dans sa globalité et d'en maîtriser tous les aspects.

 

 

Lire, Écrire : S'EXPRIMER

 

Parce que la lecture est avant tout un acte de communication "fraternelle et vraie" (J. Rigaud), il faut aider l'enfant à prendre conscience que l'écriture n'est pas qu'un ensemble de signes abstraits, que derrière les mots imprimés, c'est une "parole" qui dit, qui raconte, qui transmet. Organiser des confrontations et des échanges avec ceux qui s'expriment dans les livres - écrivains et illustrateurs - c'est permettre à l'enfant de comprendre et d'exercer cette rencontre avec l'autre, c'est peut-être aussi lui donner le goût de renouveler ces occasions de rencontres.

"Vous êtes poète et vous n'êtes pas mort", s'étonnent les enfants. Un grand nombre d'écrivains, conscients de cette nécessité de démystifier la parole écrite, acceptent de venir parler de leurs livres dans les classes. Certains même soumettent leurs manuscrits à la critique de ces jeunes lecteurs afin de tirer profit de leurs remarques avant l'édition définitive.

D'autres, choisissant de s'adresser à des publics plus diversifiés, préfèrent participer à des manifestations de large envergure, réunissant des enseignants, des parents, des bibliothécaires ou des libraires, tous ceux qui conditionnent directement ou indirectement les lectures des enfants. Organisé depuis plusieurs années par l'association "Lire en Bretagne", le "Mai du Livre" est l'une de ces vastes actions de sensibilisation à la lecture.

Les interventions d'auteurs et d'illustrateurs suscitent toujours chez les enfants un vif intérêt, non seulement pour la lecture mais aussi pour les métiers du livre ; car rencontrer la parole vivante de l'auteur, c'est aussi prendre conscience de la distance qui la sépare de la parole imprimée.

Il faut alors savoir répondre aux curiosités ainsi réveillées, informer l'enfant sur les différentes étapes de réalisation d'un livre, de l'impression à la diffusion, multiplier pour lui les possibilités d'échanges avec ceux qui contribuent à l'élaboration du produit final : relieurs, illustrateurs, éditeurs...

Ainsi expliqué et maîtrisé, le livre peut devenir le support privilégié de la communication avec autrui, le lieu de "l'expérience fructueuse de l'expérience d'un autre, d'un autre qui peut ainsi, sans danger et au contraire avec profit, devenir un moment de votre destin personnel ou collectif" (J. Rigaud).

Dernière étape enfin de cette conquête de l'autonomie : lorsque l'enfant éprouvera le désir d'utiliser l'écriture pour initier une communication avec autrui et y rechercher les voies d'une expression personnelle ; lorsque l'écrit ne sera plus pour lui un modèle de "bonne écriture" dans lequel il cherche trop souvent à se couler, un langage anonyme et codifié par des règles qui lui restent étrangères, pour devenir l'outil privilégié de la découverte et de l'appropriation de soi.

Beaucoup d'enseignants s'efforcent ainsi d'aider l'enfant à libérer et à maîtriser le "pouvoir" des mots. Certains choisissent des chemins détournés : l'élaboration d'un spectacle, l'écriture d'un scénario, la rédaction d'un journal de classe, la préparation d'une exposition, sont souvent le prétexte d'un travail d'écriture où l'enfant, enfin impliqué, cherche spontanément à corriger ses phrases, à préciser un mot, à trouver "son" expression juste.

D'autres, pour libérer l'écriture de cette abstraction qui la rend trop souvent inaccessible aux enfants, pratiquent ces exercices en liaison avec 1'expression orale, vocale et corporelle ; ils se proposent de redonner voix à l'écrit par des exercices de lecture collective, de "mise en bouche" (Pierre Ryngaert) ou de mise en espaces des textes composés par les enfants. Ils font appel à tous ceux, écrivains, poètes, scénaristes, dramaturges ou paroliers qui font profession d'écriture, tous les familiers du corps à corps avec les mots, pour "ouvrir les portes des mots où sont enfermés tant de noms, en nous, autour de nous ; ... et nous libérer peu à peu dans un processus ininterrompu d'émersion individuelle et collective" (F. Garnier).

Certains enfin, pour aider les enfants à intégrer la lecture à leur vie personnelle, cherchent à associer l'expression écrite à l'ensemble de leurs activités intellectuelles et culturelles.

Ainsi toutes les associations du texte et de l'image (photos, romans, bandes dessinées, récits illustrés...), toutes les associations des textes et du son (montages, cinéma, poèmes en musique...), toutes les traductions du message écrit (danse, expression corporelle, marionnettes...) peuvent être proposées et travaillées à l'occasion de la lecture d'un livre ou d'un poème.

Quelques organismes culturels commencent d'ailleurs à créer autour d'expositions ponctuelles sur un auteur, des ateliers d'expression graphique, musicale ou théâtrale, qui permettent à l'enfant de recréer plastiquement l'univers d'un roman ou d'en proposer une mise on scène rapide. Ces glissements d'une expression à une autre font sans doute mieux sentir leurs possibilités d'enrichissement réciproque et ressortir la spécificité de l'écriture.

Associant intimement des éléments inséparables mais trop souvent dissociés, réconciliant l'esprit et le corps, la lecture redevient alors une aventure unique et délectable.

 

 

© Marie-Christine Rivière, in Les Amis de Sèvres n° 4, décembre 1980

 

 

 


 

 

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