L’ouvrage d'Alain Finkielkraut, paru en 1987, La défaite de la pensée, est sans doute un peu difficile à lire (l'effort consenti est cependant très largement récompensé), mais la conclusion (qu’on trouvera ici) est particulièrement éclairante : il s’agit bien de constater avec amère stupeur les ravages de la défaite (provisoire ?) de la pensée. Comme l'écrit l'auteur, "la culture, c'est la vie avec la pensée. Et on constate aujourd'hui qu'il est courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n'a aucune part"...

 

"Dans une séquence du film de Jean-Luc Godard Vivre sa vie, Brice Parain, qui joue le rôle du philosophe, oppose la vie quotidienne à la vie avec la pensée, qu'il appelle aussi vie supérieure.
Fondatrice de l'Occident, cette hiérarchie a toujours été fragile et contestée. Mais c'est depuis peu que ses adversaires se réclament de la culture, tout comme ses partisans. Le terme de culture, en effet, a aujourd'hui deux significations. La première affirme l'éminence de la vie avec la pensée ; la seconde la récuse : des gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout n'est-il pas culturel ? Pourquoi alors privilégier celles-ci au détriment de ceux-là, et la vie avec la pensée plutôt que l'art du tricot, la mastication du bétel ou l'habitude ancestrale de tremper une tartine grassement beurrée dans le café au lait du matin ?
Malaise dans la culture. Certes, nul désormais ne sort son revolver quand il entend ce mot. Mais ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu'ils entendent le mot 'pensée', sortent leur culture. Le livre que voici est le récit de leur ascension, et de leur triomphe"

A. Finkielkraut

 

 

Une paire de bottes vaut Shakespeare

 

Les héritiers du tiers-mondisme ne sont pas seuls à préconiser la transformation des nations européennes en sociétés multiculturelles. Les prophètes de la post-modernité affichent aujourd'hui le même idéal. Mais tandis que les premiers défendent, face à l'arrogance occidentale, l'égalité de toutes les traditions, c'est pour opposer les vertiges de la fluidité aux vertus de l'enracinement que les seconds généralisent l'emploi d'une notion apparue voici quelques années dans le monde de l'art. L'acteur social postmoderne applique dans sa vie les principes auxquels les architectes et les peintres du même nom se réfèrent dans leur travail : comme eux, il substitue l'éclectisme aux anciennes exclusives ; refusant la brutalité de l'alternative entre académisme et innovation, il mélange souverainement les styles ; au lieu d'être ceci ou cela, classique ou d'avant-garde, bourgeois ou bohème, il marie à sa guise les engouements les plus disparates, les inspirations les plus contradictoires ; léger, mobile, et non raidi dans un credo, figé dans une appartenance, il aime pouvoir passer sans obstacle d'un restaurant chinois à un club antillais, du couscous au cassoulet, du jogging à la religion, ou de la littérature au deltaplane.

S'éclater est le mot d'ordre de ce nouvel hédonisme qui rejette aussi bien la nostalgie que l'auto-accusation. Ses adeptes n'aspirent pas à une société authentique, où tous les individus vivraient bien au chaud dans leur identité culturelle, mais à une société polymorphe, à un monde bigarré qui mettrait toutes les formes de vie à la disposition de chaque individu. Ils prônent moins le droit à la différence que le métissage généralisé, le droit de chacun à la spécificité de l'autre. Multiculturel signifiant pour eux bien achalandé, ce ne sont pas les cultures en tant que telles qu'ils apprécient, mais leur version édulcorée, la part d'elles-mêmes qu'ils peuvent tester, savourer et jeter après usage. Consommateurs et non conservateurs des traditions existantes, c'est le client-roi en eux qui trépigne devant les entraves mises au règne de la diversité par des idéologies vétustes et rigides.

"Toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel", affirment à l'unisson les enfants gâtés de la société d'abondance et les détracteurs de l'Occident. Et ce langage commun abrite deux programmes rigoureusement antinomiques. La philosophie de la décolonisation reprend à son compte l'anathème jeté sur l'art et la pensée par les populistes russes du XIXe siècle : "Une paire de bottes vaut mieux que Shakespeare" : en plus de leur supériorité évangélique, outre le fait, autrement dit, qu'elles protègent les malheureux contre le froid plus efficacement qu'une pièce élisabéthaine, les bottes, au moins, ne mentent pas ; elles se donnent d'emblée pour ce qu'elles sont : de modestes émanations d'une culture particulière - au lieu, comme les chefs-d'œuvre officiels, de dissimuler pieusement leurs origines et de contraindre tous les hommes au respect. Et cette humilité est un exemple : s'il ne veut pas persévérer dans l'imposture, l'art doit tourner le dos à Shakespeare, et se rapprocher, autant qu'il est possible, de la paire de bottes. Cette exigence se traduit dans la peinture par le minimalisme, c'est-à-dire par l'effacement tendanciel du geste créateur et par l'apparition corrélative dans les musées d'œuvres quasi indiscernables des objets et même des matériaux quotidiens. Quant aux écrivains, ils se doivent d'adopter les canons de cette littérature qu'on appelle mineure, parce qu'à la différence des textes consacrés, c'est la collectivité qui s'y exprime, et non l'individu isolé dans son génie, séparé des autres par sa pseudo-rnaîtrise : terrible ascèse, et qui défavorise, par surcroît, les auteurs appartenant aux nations cultivées. Pour accéder au point de non-culture, pour rejoindre la paire de bottes, ils ont un chemin plus long à parcourir que les habitants des pays sous-développés. Mais courage ! "Même celui qui a le malheur de naître dans le pays d'une grande littérature doit écrire dans sa langue comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbek écrit en russe. Écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi"(1).

Ce nihilisme rageur fait place, dans la pensée post-moderne, à une admiration égale pour l'auteur du Roi Lear et pour Charles Jourdan. À condition qu'elle porte la signature d'un grand styliste, une paire de bottes vaut Shakespeare. Et tout à l'avenant : une bande dessinée qui combine une intrigue palpitante avec de belles images vaut un roman de Nabokov ; ce que lisent les lolitas vaut Lolita ; un slogan publicitaire efficace vaut un poème d'Apollinaire ou de Francis Ponge ; un rythme de rock vaut une mélodie de Duke Ellington ; un beau match de football vaut un ballet de Pina Bausch ; un grand couturier vaut Manet, Picasso, Michel-Ange ; l'opéra d'aujourd'hui – "celui de la vie, du clip, du jingle, du spot"(2) - vaut largement Verdi ou Wagner. Le footballeur et le chorégraphe, le peintre et le couturier, l'écrivain et le concepteur, le musicien et le rocker sont, au même titre, des créateurs. Il faut en finir avec le préjugé scolaire qui réserve cette qualité à certains, et qui plonge les autres dans la sous-culture.

À la volonté d'humilier Shakespeare, s'oppose ainsi l'ennoblissement du bottier. Ce n'est plus la grande culture qui est désacralisée, implacablement ramenée au niveau des gestes quotidiens accomplis dans l'ombre par le commun des hommes - ce sont le sport, la mode, le loisir qui forcent les portes de la grande culture. L'absorption vengeresse ou masochiste du cultivé (la vie de l'esprit) dans le culturel (l'existence coutumière) est remplacée par une sorte de confusion joyeuse qui élève la totalité des pratiques culturelles au rang des grandes créations de l'humanité.

Les mots ont beau être les mêmes, la pensée post- moderne est en rupture complète avec la philosophie de la décolonisation. Les tiers-mondistes, à ses yeux, sont des veufs inconsolés de l'âge autoritaire, tout comme les humanistes et les défenseurs de la pureté raciale ou de l'intégrité culturelle. Certains (de Herder à Lévi-Strauss) veulent restituer aux hommes leur livrée perdue ; d'autres (de Gœthe à Renan) ne les invitent à s'en défaire que pour les engoncer aussitôt dans un uniforme : à quoi sert-il, en effet, de révoquer la Tradition, si c'est pour imposer, à la place, l'autorité indiscutée de la Culture ? Entre un Barrès qui parque les individus dans leur spécificité, et un Benda qui leur prescrit, d'où qu'ils viennent, le même parcours canonique, rituellement ponctué de stations obligatoires - où est le progrès ? L'antiracisme postmoderne démode à la fois Benda, Barrès et Lévi-Strauss et leur oppose à tous trois ce nouveau modèle idéal : l'individu multi-culturel. "La notion d'identité est devenue d'une plus grande complexité. Nos racines sont plongées chez Montaigne étudié à l'école, Mourousi et la télévision, Touré Kunda, le reggae, Renaud et Lavilliers. Nous ne nous posons pas la question de savoir si nous avons perdu nos références culturelles car nous en avons plusieurs et nous avons en commun la chance de vivre dans un pays qui est un carrefour et où la liberté d'opinion et de conscience est respectée. La réalité de nos références est un métissage culturel…"(3)

Vous voilà prévenus : si vous estimez que la confusion mentale n'a jamais protégé personne de la xénophobie ; si vous vous entêtez à maintenir une hiérarchie sévère des valeurs ; si vous réagissez avec intransigeance au triomphe de l'indistinction ; s'il vous est impossible de couvrir de la même étiquette culturelle l'auteur des Essais et un empereur de la télévision, une méditation conçue pour éveiller l'esprit et un spectacle fait pour l'abrutir ; si vous ne voulez pas, quand bien même l'un serait blanc et l'autre noir, mettre un signe d'égalité entre Beethoven et Bob Marley, c'est que vous appartenez - indéfectiblement - au camp des salauds et des peine-à-jouir. Vous êtes un militant de l'ordre moral et votre attitude est trois fois criminelle : puritain, vous vous interdisez tous les plaisirs de l'existence ; despotique, vous fulminez contre ceux qui, ayant rompu avec Votre morale du menu unique, ont choisi de vivre à la carte, et vous n'avez qu'un désir : freiner la marche de l'humanité vers l'autonomie ; enfin, vous partagez avec les racistes la phobie du mélange et la pratique de la discrimination : au lieu de l'encourager, vous résistez au métissage(4).

Que veut la pensée postmoderne ? La même chose que les Lumières : rendre l'homme indépendant, le traiter en grande personne, bref, pour parler comme Kant, le sortir de la condition de minorité dont il est lui-même responsable. À cette nuance près que la culture n'est plus considérée comme l'instrument de l'émancipation, mais comme rune des instances tutélaires qui lui font obstacle. Dans cette optique, les individus auront accompli un pas décisif vers leur majorité, le jour où la pensée cessera d'être une valeur suprême et deviendra aussi facultative (et aussi légitime) que le tiercé ou le rock'n'roll : pour entrer effectivement dans l'ère de l'autonomie, il nous faut transformer en options toutes les obligations de l'âge autoritaire.

L'élitisme reste l'ennemi, mais la signification du mot s'est subrepticement inversée. En disant : "Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l'instruction", André Malraux s'inscrivait explicitement dans la tradition des Lumières et voulait généraliser la connaissance des grandes œuvres humaines ; aujourd’hui, les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphère pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films à l'eau de rose dont s'enivrent les incarnations contemporaines d'Emma Bovary, et ce qui est élitiste (donc intolérable) ce n'est pas de refuser la culture au peuple, c'est de refuser le label culturel à quelque distraction que ce soit. Nous vivons à l'heure des feelings : il n'y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l'accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment).

"Laissez-moi faire de moi ce que je veux"(5) : aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. Muni d'une télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, l'esprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles. Libre au sens où Nietzsche dit que ne plus rougir de soi est la marque de la liberté réalisée, il peut lâcher tout et s'abandonner avec délices à l'immédiateté de ses passions élémentaires. Rimbaud ou Renaud, Lévinas ou Lavilliers - sa sélection est automatiquement culturelle.

La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l'esprit, mais c'est la première fois dans l'histoire européenne, qu'elle habite le même vocable, qu'elle jouit du même statut, et que sont traités de racistes ou de réactionnaires, ceux qui, au nom de la "haute" culture, osent encore l'appeler par son nom.

Soyons clair : cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni à la pensée ni à l'art. Il ne faut pas céder au lamento nostalgique sur l'âge d'or où les chefs-d'œuvre se ramassaient à la pelle. Vieux comme le ressentiment, ce poncif accompagne, depuis ses origines, la vie Spirituelle de l'humanité. Le problème auquel nous sommes, depuis peu, confrontés est différent, et plus grave : les œuvres existent, mais la frontière entre la culture et le divertissement s'étant estompée, il n'y a plus de lieu pour les accueillir et pour leur donner sens. Elles flottent donc absurdement dans un espace sans coordonnées ni repères. Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification.

C'est lorsqu'il entendit parler pour la première fois d'un cheval de course génial qu'Ulrich, l'homme sans qualités de Musil, renonça définitivement à ses ambitions. Il était alors (1913) un scientifique prometteur, un jeune espoir de la république des esprits. Mais à quoi bon s'obstiner ? "Dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n'avait guère entendu parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu'au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspirations, le cheval qui l'y avait précédé, de là-bas le saluait"(6)

Moins radical que son héros, Musil a écrit les deux premiers volumes de L'homme sans qualités. Il semble aujourd'hui récompensé de cette persévérance. Personne, en effet, ne conteste plus son génie : mort ignoré, il a sa place dans les expositions, dans les rééditions, dans les études universitaires qui attestent la fascination du public contemporain pour les dernières années de l'Empire austro-hongrois. Mais - ironie de l'histoire - le pessimisme d'Ulrich est ratifié par la forme même que prend la commémoration de son créateur. Comme l'a remarqué Guy Scarpetta, la mode viennoise, en cette fin du XXe siècle, est caractérisée par "une sorte de nivellement, d'écrasement des noms propres les uns sous les autres - une façon de présenter 'Vienne' comme un bloc homogène"(7). Du kitsch ornemental aux rouflaquettes de l'Empereur, tout dans la Cacanie de François-Joseph est objet de vénération. Un culte indiscriminé célèbre L'homme sans qualités et les valses de Strauss. Nous aimons dans Vienne l'image anticipée de notre propre confusion, et c'est l'esprit nouveau dénoncé par Musil qui, après avoir triomphé, lui rend un solennel hommage.

Il n'y a plus de poètes maudits. Allergique à toute forme d'exclusion, la conception prévalente de la culture valorise aussi bien Shakespeare et Musil que la paire de bottes sublime et le cheval de course génial.

 

 

Sa Majesté le Consommateur

 

Ne pas croire, pourtant, que les qualités qui font si cruellement défaut dans le monde d'aujourd'hui, brillaient, dans celui d'hier, d'un éclat sans nuages. Sans doute eût-il été inconcevable pour le bourgeois du XIXe siècle de s'extasier devant une paire de bottes ou d'appliquer le qualificatif génial» à un cheval de compétition. Mais ce qui inspirait un tel refus, c'était l'utilitarisme et non l'humanisme, la méfiance déclarée à l'égard de toute forme d'oisiveté et non l'attachement éclairé aux valeurs de la culture. « Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent ! » : avec ce précepte comme Table de la Loi et l'entendement planificateur comme modalité exclusive de la raison, le bourgeois ne faisait pas le détail : il condamnait pour gaspillage et frivolité les préoccupations artistiques aussi bien que distractives ou vestimentaires. Envisageant le monde dans une perspective purement technique, il n'admettait que les réalisations pratiques et les savoirs opérationnels. Et tout le reste - tout ce qui n'était pas fonctionnel, comptable, exploitable - était littérature. Bref, c'est la raison instrumentale ou, pour parler comme Heidegger, « la pensée calculante» qui a fait entrer la pensée méditante (ce que nous appelons ici : culture) dans la sphère du divertissement : « La technique comme forme suprême de la conscience rationnelle […] et l'absence de méditation comme incapacité organisée, impénétrable à elle-même d'accéder à un rapport avec ‘ce qui mérite qu'on interroge sont solidaires l'une de l'autre : elles sont une seule et même chose(8).

De grands bouleversements sont intervenus depuis : soumis autrefois à un contrôle rigoureux, les besoins font maintenant l'objet d'une sollicitude incessante, le vice est devenu valeur, la publicité a remplacé l'ascèse et l'esprit du capitalisme intègre maintenant dans sa définition toutes les jouissances spontanées de la vie qu'il pourchassait implacablement au moment de sa naissance. Mais aussi spectaculaire qu'elle soit, cette révolution des mentalités dissimule une fidélité profonde à l'héritage du puritanisme. En disant à la fois : "Enrichissez-vous !" et "Amusez-vous !", en rentabilisant le temps libre au lieu de le réprimer, l'hédonisme contemporain retourne la raison bourgeoise contre le bourgeois : la pensée calculante surmonte ses anciennes exclusives, découvre l'utilité de l'inutile, investit méthodiquement le monde des appétits et des plaisirs, et, après avoir ravalé la culture au rang des dépenses improductives, élève maintenant toute distraction à la dignité culturelle : nulle valeur transcendante ne doit pouvoir freiner ou même conditionner l'exploitation des loisirs et le développement de la consommation.

Mais - et cette différence fait la supériorité relative du monde d'hier - les hommes de culture combattaient sous le nom de bêtise la tyrannie de la pensée calculante, tandis que son extension post-moderne ne suscite pratiquement pas de protestations. L'Artiste était en guerre contre le Philistin ; de peur de tomber dans l'élitisme et de manquer ainsi aux principes élémentaires de la démocratie, l'intellectuel contemporain s'incline devant la volonté de puissance du show-business, de la mode ou de la publicité, et la transformation extrêmement rapide des ministres des Affaires culturelles en gestionnaires du délassement ne suscite, de sa part, aucune réaction.

Pensant au cinéma américain, Hannah Arendt écrivait dès les années cinquante : "Bien des grands auteurs du passé ont survécu des siècles d'oubli et d'abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s'ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire"(9). Moins de trente ans après, ce n'est plus seulement Hollywood qui  édulcore Le docteur Jivago, ce sont les metteurs en scène d'avant-garde qui introduisent au théâtre l'esthétique du music-hall ou celle de la télévision, et nul, ou presque, ne s'émeut. Les intellectuels ne se sentent plus concernés par la survie de la culture. Nouvelle trahison des clercs ? L'industrie culturelle ne rencontre aucune résistance, en tout cas, lorsqu'elle investit la culture et qu'elle revendique pour elle-même tous les prestiges de la création.

Il est vrai qu'on ne peut pas se battre sur tous les fronts à la fois, et que les clercs actuels se sont fixé pour objectif prioritaire la rupture avec "le masochisme moralisateur"(10) des générations précédentes : sortant de Marx par Tocqueville, ils montrent que la démocratie n'est pas le masque de la lutte des classes et de l'exploitation, mais qu'elle constitue, au contraire, la grande mutation anthropologique des sociétés modernes. À la différence de toutes les autres figures répertoriées de l'humain, l'homme démocratique se conçoit lui-même comme un être indépendant, comme un atome social : séparé à la fois de ses ancêtres, de ses contemporains, et de ses descendants, il se préoccupe, en premier lieu, de pourvoir à ses besoins privés et il se veut l'égal de tous les autres hommes. Au lieu de calomnier cet homme précaire, ajoutent en substance les néo-tocquevilliens, il faut le défendre contre ses ennemis et contre cette part de lui-même qui rêve d'un retour "au bon vieux temps où tout le monde pensait  pareil, où la place de chacun était claire en même temps que son appartenance à la collectivité lui était tangible, où la convergence des intérêts, la complémentarité sans concurrence des différents agents, la tension sans heurts de tous et de tout vers un but unique et manifeste formaient la trame solide de l'existence communautaire"(11), Les régimes totalitaires témoignent de ce qui arrive à l'homme démocratique lorsqu'il succombe à cette nostalgie.

Une telle réhabilitation de l'individualisme occidental mériterait d'être applaudie sans réserve, si, dans sa rage anti-dépréciative, elle ne confondait l'égoïsme (ou, pour employer une périphrase dénuée de toute connotation morale : la poursuite par chacun de ses intérêts privés) avec l'autonomie.

Mais le fait, pour l'individu, de rompre les liens qui l'attachaient aux anciennes structures communautaires (corporations, Églises, castes ou rangs) et de vaquer sans entrave à ses affaires, ne le rend pas ipso facto apte à s'orienter dans le monde. Il peut se retrancher de la société sans. être pour autant indemne des préjugés qu'elle véhicule. La limitation de l'autorité ne garantit pas l'autonomie du jugement et de la volonté ; la disparition des contraintes sociales héritées du passé ne suffit pas à assurer la liberté de l'esprit : il y faut encore ce qu'au XVIIIe siècle on appelait les Lumières : "Tant qu'il y aura des hommes qui n'obéissent pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées"(12).

Aussi les philosophes militaient-ils d'un même souffle pour étendre la culture à tout le monde et pour soustraire la sphère individuelle au pouvoir de l'État ou à l'emprise de la collectivité. Ils voulaient que les hommes soient simultanément libres de réaliser leurs intérêts particuliers et capables de porter leur réflexion au-delà de cet étroit domaine.

On le voit aujourd'hui, ils ont gagné la moitié de leur combat : le despotisme a été vaincu, mais pas l'obscurantisme. Les traditions sont sans pouvoir, mais la culture aussi. Certes, les individus ne sont pas privés de connaissances : on peut dire, à l'inverse, qu'en Occident et pour la première fois dans l'histoire, le patrimoine spirituel de l'humanité est intégralement et immédiatement disponible. L'entreprise artisanale des Encyclopédistes ayant été relayée par les livres de poche, les vidéocassettes et les banques de données, il n'existe plus d'obstacle matériel à la diffusion des Lumières. Or, au moment même où la technique, par télévision et par ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation détruit la culture. Le mot demeure mais vidé de toute idée de formation, d'ouverture au monde et de soin de l'âme. C'est désormais le principe de plaisir - forme postmoderne de l'intérêt particulier - qui régit la vie spirituelle. Il ne s'agit plus de constituer les hommes en sujets autonomes, il s'agit de satisfaire leurs envies immédiates, de les divertir au moindre coût. Conglomérat désinvolte de besoins passagers et aléatoires, l'individu post-moderne a oublié que la liberté était autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la culture elle-même davantage qu'une pulsion assouvie.

Et les observateurs les plus lucides et les plus désenchantés de l'esprit du temps ne s'en souviennent pas davantage. Ils ont beau parler d' "ère du vide", ils voient, malgré tout, dans cette nouvelle attitude une avancée importante, sinon même la phase ultime de la démocratie. Ils peuvent bien décrire en termes ironiques l' "âge kaléidoscopique du supermarché et du libre-service"(13), ils ne conçoivent pas d'autre solution à ce rapport au monde que l'ordre disciplinaire et la rigueur des conventions. La régression douce, estiment-ils, vaut mieux que la répression dure. Plus même, elle lui fait obstacle : "Inutile d'être désespéré, 'l'affaiblissement de la volonté' n'est pas catastrophique, ne prépare pas à une humanité soumise et aliénée, n'annonce en rien la montée du totalitarisme : l'apathie désinvolte représente bien davantage un rempart contre les sursauts de religiosité historique et les grands desseins paranoïaques"(14).

Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est  maintenant aveuglée par lui. Les crimes de l'Occident colonisateur ont longtemps occulté les monstruosités commises au nom de la révolution ; c'est désormais Big Brother qui sert d'alibi et de faire-valoir à la disparition de la culture en Occident. La hantise de 1984 fait de nous les Pangloss de la société de consommation : l'intrusion violente du pouvoir dans la vie privée justifie par contraste l'agression souriante de la musique d'ambiance et de la publicité ; l'embrigadement forcé des masses donne aux dilemmes de l'individu capté par tout et rien dans le Disneyland de la culture, la forme d'un exercice souverain de l'autonomie et l'univers de la télécommande nous apparaît ainsi comme le meilleur des mondes possibles(15).

 

 

"Une société enfin devenue adolescente"

 

 La liberté est impossible à l'ignorant. Ainsi, du moins, pensaient les philosophes des Lumières. On ne naît pas individu, disaient-ils, on le devient, en surmontant le désordre des appétits, l'étroitesse de l'intérêt particulier, et la tyrannie des idées reçues. Dans la logique de la consommation, au contraire, la liberté et la culture se définissent par la satisfaction des besoins, et ne peuvent donc résulter d'une ascèse. Que l'homme doive, pour être un sujet à part entière, rompre avec l'immédiateté de l'instinct et de la tradition, cette idée disparaît des vocables mêmes qui en étaient porteurs. D'où la crise actuelle de l'éducation. L'école, au sens moderne, est née des Lumières, et meurt aujourd'hui de leur remise en cause. Un abîme s'est creusé entre la morale commune et ce lieu régi par l'idée bizarre qu'il n'y a pas d'autonomie sans pensée, et pas de pensée sans travail sur soi-même. L'activité mentale de la société s'élabore "dans une zone neutre d'éclectisme individuel"(16) partout, sauf entre les quatre murs des établissements scolaires. L'école est l'ultime exception au self-service généralisé. Le malentendu qui sépare cette institution de ses utilisateurs va donc en s'accroissant : l'école est moderne, les élèves sont post-modernes ; elle a pour objet de former les esprits, ils lui opposent l'attention flottante du jeune téléspectateur ; elle tend, selon Condorcet, à "effacer la limite entre la portion grossière et la portion éclairée du genre humain" ; ils retraduisent cette visée émancipatrice en programme archaïque d'assujettissement et confondent dans un même rejet de l'autorité, la discipline et la transmission, le maître qui instruit et le maître qui domine.

Comment résoudre cette contradiction ? "En post-modernisant l'école", affirment, en substance, les gestionnaires aussi bien que les réformateurs. Ceux-ci cherchent les moyens de rapprocher la formation de la consommation, et, dans certaines écoles américaines, vont même jusqu'à empaqueter la grammaire, l'histoire, les mathématiques et toutes les matières fondamentales dans une musique rock que les élèves écoutent, un walkman sur les oreilles(17). Ceux-là préconisent, plus sagement, l'introduction massive des ordinateurs dans les salles de classe afin d'adapter les lycéens au sérieux de la technique sans les contraindre, pour autant, à quitter le monde ludique de l'enfance. Du train électrique à l'informatique, de l'amusement à l'intelligence, le progrès doit se faire en douceur, et, si possible, à l'insu même de ses bénéficiaires. Il importe peu que l'intelligence ainsi développée par le jeu avec la machine soit de l'ordre de la manipulation et non de la pensée : entre des savoir-faire de plus en plus performants et une consommation de plus en plus variée, la forme de discernement qu'il faut pour penser le monde, n'a pas d'usage ni même, on l'a vu, de mot pour se dire, celui de culture lui ayant été définitivement confisqué.

Mais ce simple ajustement des méthodes et des programmes ne suffit pas encore à réconcilier complètement l'école avec la "vie". Au terme d'une longue et minutieuse enquête sur le malaise scolaire, deux sociologues français écrivent : "Si une culture, c'est un ensemble de comportements, de techniques, de coutumes, de valeurs qui établissent la carte d'identité d'un groupe, la musique, pour une bonne part, fonde la culture des jeunes. Malheureusement, cette musique-là, rock, pop, variétés, est considérée par la société adulte et l'enseignement, en particulier, comme une sous-musique. Les programmes scolaires, la formation des professeurs de musique respectent une hiérarchie qui place les œuvres au pinacle. Nous ne discuterons pas ce point, même s'il y a fausse note : le décalage entre l'éducation transmise et le goût des élèves est, là, particulièrement prononcé"(18).

Jouer juste, pour l'école, ce serait donc abolir ce décalage au profit des prédilections adolescentes, enseigner la jeunesse aux jeunes au lieu de se cramponner avec une obstination sénile à des hiérarchies périmées, et chasser Mozart des programmes pour mettre à sa place ce rocker impétueux : Amadeus - Wolfie, pour sa femme, rencontrée par un bel après-midi d'été indien sur un campus de Vienne, Massachusetts.

Les Jeunes : ce peuple est d'apparition récente. Avant l'école, il n'existait pas : l'apprentissage traditionnel n'avait pas besoin pour se transmettre de séparer ses destinataires du reste du monde pendant plusieurs années, et ne faisait donc aucune place à cette longue période transitoire que nous appelons l'adolescence. Avec la scolarisation de masse, l'adolescence elle-même a cessé d'être un privilège bourgeois pour devenir une condition universelle. Et un mode de vie : abrités de l'influence parentale par l'institution scolaire, et de l'ascendant des professeurs par "le groupe des pairs", les jeunes ont pu édifier un monde à eux, miroir inversé des valeurs environnantes. Décontraction du jean contre conventions vestimentaires, bande dessinée contre littérature, musique rock contre expression verbale, la "culture jeune", cette anti-école, affirme sa force et son autonomie depuis les années soixante, c'est-à-dire depuis la démocratisation massive de l'enseignement : "Comme tout groupe intégré (celui des Noirs américains par exemple), le mouvement adolescent demeure un continent en partie immergé, en partie défendu et incompréhensible à tout autre que lui. On en veut pour preuve et pour illustration le système de communication très particulier, très autonome et très largement souterrain, véhiculé par la culture rock pour qui le feeling l'emporte sur les mots, la sensation sur les abstractions du langage, le climat sur les significations brutes et d'un abord rationnel, toutes valeurs étrangères aux critères traditionnels de la communication occidentale et qui tirent un rideau opaque, dressent une défense impénétrable aux tentatives plus ou moins intéressées des adultes. Que l'on écoute ou que l'on joue, en effet, il s'agit de se sentir "cool" ou bien de s'éclater. Les guitares sont plus douées d'expression que les mots, qui sont vieux (ils ont une histoire), et dont il y a lieu de se méfier(19)...

Voilà, au moins, qui est clair : fondée sur les mots, la culture au sens classique a le double inconvénient de vieillir les individus en les dotant d'une mémoire qui excède celle de leur propre biographie, et de les isoler, en les condamnant à dire "Je", c'est-à-dire à exister en tant que personnes distinctes. Par la destruction du langage, la musique rock conjure cette double malédiction : les guitares abolissent la mémoire ; la chaleur fusionnelle remplace la conversation, cette mise en rapport des êtres séparés ; extatiquement, le "je" se dissout dans le Jeune.

Cette régression serait parfaitement inoffensive, si le Jeune n'était maintenant partout : il a suffi de deux décennies pour que la dissidence envahisse la norme, pour que l'autonomie se transforme en hégémonie et que le style de vie adolescent montre la voie à l'ensemble de la société. La mode est jeune ; le cinéma et la publicité s'adressent prioritairement au public des quinze-vingt ans ; les mille radios libres chantent, presque toutes sur le même air de guitare, le bonheur d'en finir avec la conversation. Et la chasse au vieillissement est ouverte : tandis qu'il y a moins d'un siècle, dans ce monde de la sécurité si bien décrit par Stefan Zweig, "celui qui voulait s'élever était obligé d'avoir recours à tous les déguisements possibles pour paraître plus vieux qu'il n'était", "les journaux recommandaient des produits pour hâter la croissance de la barbe", et les jeunes médecins frais émoulus de la Faculté tâchaient d'acquérir un léger embonpoint et "chargeaient leurs nez de lunettes à montures d'or, même si leur vue était parfaite, et cela tout simplement pour donner à leurs patients l'impression qu'ils avaient de l''' expérience"(20), - de nos jours, la jeunesse constitue l'impératif catégorique de toutes les générations. Une névrose chassant l'autre, les quadragénaires sont des "teen-agers" prolongés ; quant aux Anciens, ils ne sont pas honorés en raison de leur sagesse (comme dans les sociétés traditionnelles), de leur sérieux (comme dans les sociétés bourgeoises) ou de leur fragilité (comme dans les sociétés civilisées), mais si et seulement si ils ont su rester juvéniles d'esprit et de corps. En un mot, ce ne sont plus les adolescents qui, pour échapper au monde, se réfugient dans leur identité collective, c'est le monde qui court éperdument après l'adolescence. Et ce renversement constitue, comme le remarque Fellini avec une certaine stupeur, la grande révolution culturelle de l'époque postmoderne : "Je me demande ce qui a bien pu se passer à un moment donné, quelle espèce de maléfice a pu frapper notre génération pour que, soudainement, on ait commencé à regarder les jeunes comme les messagers de je ne sais quelle vérité absolue. Les Jeunes, les jeunes, les jeunes… On eût dit qu'ils venaient d'arriver dans leurs navires spatiaux […]. Seul un délire collectif peut nous avoir fait considérer comme des maîtres dépositaires de toutes les vérités des garçons de quinze ans"(21).

Qu'est-ce qui a bien pu se passer, en effet ? Aussi énigmatique soit-il, le délire dont parle Fellini n'a pas surgi du néant : le terrain était préparé et l'on peut dire que le long processus de conversion à l'hédonisme de la consommation engagé par les sociétés occidentales, culmine aujourd'hui dans l'idolâtrie des valeurs juvéniles. Le Bourgeois est mort, vive l'Adolescent ! L'un sacrifiait le plaisir de vivre à l'accumulation des richesses et mettait, selon la formule de Stefan Zweig, "l'apparence morale au-dessus de l'être humain" ; témoignant d'une impatience égale devant les rigidités de l'ordre moral et les exigences de la pensée, le second veut, avant tout, s'amuser, se délasser, échapper dans le loisir aux rigueurs de l'école, et c'est pourquoi l'industrie culturelle trouve en lui la forme d'humanité la plus rigoureusement conforme à sa propre essence.

Ce qui ne veut pas dire que l'adolescence soit enfin devenue le plus bel âge de la vie. Autrefois niés en tant que peuple, les jeunes le sont aujourd'hui en tant qu'individus. La jeunesse est désormais un bloc, un monolithe, une quasi-espèce. On ne peut plus avoir vingt ans sans apparaître aussitôt comme le porte-parole de sa génération. "Nous, les jeunes…" : les copains attentifs et les parents attendris, les instituts de sondage et le monde de la consommation veillent ensemble à la perpétuation de ce conformisme et à ce que nul ne puisse jamais s'exclamer : "J’ai vingt ans, c'est mon âge, ce n'est pas mon être, et je ne laisserai personne m'enfermer dans cette détermination".

Et les jeunes sont d'autant moins enclins à transcender leur groupe d'âge (leur "bio-classe", dirait Edgar Morin) que toutes les pratiques adultes entament, pour se mettre à leur portée, une cure de désintellectualisation : c'est vrai, on l'a vu, de l'Éducation, mais aussi de la Politique (qui voit les partis en compétition pour le pouvoir s'évertuer identiquement à "moderniser" leur look et leur message, tout en s'accusant mutuellement d'être "vieux dans leur tête"), du Journalisme (l'animateur d'un magazine télévisé français d'information et de loisir ne confiait-il pas récemment qu'il devait son succès aux "moins de quinze ans entourés de leur mère" et à leur attirance pour "nos rubriques chanson, pub, musique"(22) ? ), de l'Art et de la Littérature (dont certains chefs-d'œuvre sont déjà disponibles, en France tout au moins, sous la forme "brève et artistique" du clip culturel), de la Morale (comme en témoignent les grands concerts humanitaires en mondiovision) et de la Religion (si l'on en juge par les voyages de Jean-Paul II).

Pour justifier ce rajeunissement général et ce triomphe du cucul sur la pensée, on invoque habituellement l'argument d'efficacité : en pleine période de quant-à-soi, de volets clos, de repli sur la sphère privée, l'alliance de la charité et du rock'n'roll réunit instantanément des sommes fabuleuses ; quant au pape, il déplace des foules immenses, au moment même où les meilleurs experts diagnostiquent la mort de Dieu. À y regarder de près pourtant, un tel pragmatisme se révèle totalement illusoire. Les grands concerts pour l'Éthiopie, par exemple, ont subventionné la déportation des populations qu'ils devaient aider à nourrir. C'est le gouvernement éthiopien, on s'en doute, qui est responsable de ce détournement de fonds. Il n'empêche : le gâchis aurait pu être évité si les organisateurs et les participants de cette grand-messe mondiale avaient consenti à distraire leur attention de la scène pour réfléchir, ne fût-ce que sommairement, aux problèmes soulevés par l'interposition d'une dictature entre les enfants qui chantent et qui dansent, et les enfants affamés. Le succès que rencontre Jean-Paul II, d'autre part, tient à sa manière et non à la substance de ses propos : il déchaînerait le même enthousiasme s'il autorisait l'avortement ou s'il décidait que le célibat des prêtres perdait, à partir de maintenant, tout caractère d'obligation. Son spectacle, comme celui des autres  super-stars, vide les têtes pour mieux en mettre plein la vue, et ne véhicule aucun message, mais les engloutit tous dans une grandiose profusion de son et de lumière. Croyant ne céder à la mode que sur la forme, il oublie, ou feint d'oublier, que cette mode-là vise précisément l'anéantissement de la signification. Avec la culture, la religion et la charité rock, ce n'est pas la jeunesse qui est touchée par les grands discours, c'est l'univers du discours lui-même qui est remplacé par celui des vibrations et de la danse.

Face au reste du monde, le peuple jeune ne défendait pas seulement des goûts et des valeurs spécifiques. Il mobilisait également, nous dit son grand thuriféraire, "d'autres aires cervicales que celles de l'expression langagière. Conflit de générations, mais aussi conflit d'hémisphères différenciés du cerveau (la reconnaissance non verbale contre la verbalisation), hémisphères longtemps aveugles, en l'occurrence l'un à l'autre"(23). La bataille a été rude, mais ce qu'on appelle aujourd'hui communication, l'atteste : l'hémisphère non verbal a fini par l'emporter, le clip a eu raison de la conversation, la société est "enfin devenue adolescente"(24). Et, à défaut de savoir soulager les victimes de la famine, elle a trouvé, lors des concerts pour l'Éthiopie, son hymne international : Were are the world, we are the children. Nous sommes le monde, nous sommes les enfants.

 

 

Le Zombie et le Fanatique

 

La barbarie a donc fini par s'emparer de la culture. À l'ombre de ce grand mot, l'intolérance croît, en même temps que l'infantilisme. Quand ce n'est pas l'identité culturelle qui enferme l'individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l'accès au doute, à l'ironie, à la raison - à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective, c'est l'industrie du loisir, cette création de l'âge technique qui réduit les œuvres de l'esprit à l'état de pacotille (ou, comme on dit en Amérique, d'entertainment). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie.

 

Notes

 

(1) Deleuze-Guattari, Kafka, Éditions de Minuit, 1975, p. 33. (Je souligne).
(2) Jacques Séguéla, in Le Point, 24 février 1986.
(3) Harlem Désir, in Espaces 89, L'identité française, Éditions Tierce, 1985, p. 120. Harlem Désir est le président de l'organisation S. O. S. Racisme, apparue en France en 1984.
(4) Ce chantage a joué à plein lors des grandes manifestations d'étudiants qui se sont déroulées en novembre 1986 à Paris. Un éditorialiste n'ayant pas craint d'affirmer que les étudiants étaient atteints de "SIDA mental", Jack Lang, l'ancien ministre des Affaires culturelles, très populaire dans la jeunesse, lui a rétorqué : "C'est donc cela la culture Chirac-Hersant : le mépris des jeunes, la haine de la musique, du rock, de Coluche et de Renaud". Coluche et Renaud font-ils partie de la culture ? La musique, le rock, est-ce la même chose ? Le rock est-il la forme moderne de la musique ou sa régression dans le simplisme absolu d'un rythme universel ? Impossible désormais de poser ces questions et de critiquer en même temps les violences policières ou le délire métaphorique d'un doctrinaire aux abois. Entre le rock et la répression, il faut choisir son camp. Naguère, l'esprit défendait ses droits contre l'apologie fasciste de la force brute ; aujourd'hui il est empêché de le faire, au nom de l'antifascisme.
(5) André Bercoff, Manuel d'instruction civique pour temps ingouvernables, Grasset, 1985, p. 86 et passim.
(6) Robert Musil, L'homme sans qualités, I, Seuil, 1979, p. 51.
(7) Guy Scarpetta, "Esquisses viennoises", in Lettre internationale, n° 8, 1986, p. 59.
(8) Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, Gallimard, coll. Tel, 1980, p. 100.
(9) Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, coll. Idées, 1973, p. 266.
(10) Octavio Paz, Rire et pénitence, Gallimard, 1983, p. 93..
(11) Marcel Gauchet, "Tocqueville, l'Amérique et nous", in Libre, n° 7, 1980, p. 71..
(12) Condorcet, Rapport et projet de décret pour l'organisation générale de l'Instruction publique, avril 1792, cité in Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie (Textes de l'époque révolutionnaire), Garnier, 1982.
(13) Gilles Lipovetsky, L'ère du vide, Gallimard, 1983, p. 133.
(14) Ibid., p. 64.
(15) Même si l'on reste sur le terrain strictement politique, la célébration de ce monde est naïve. Décrispé, "cool", foncièrement allergique à tous les projets totalitaires, le sujet post-moderne n'est pas non plus disposé à les combattre. La défense de la démocratie ne le mobilise pas davantage que la subversion de ses valeurs. Il a suffi qu'un terroriste français emprisonné menace des "rigueurs de la justice prolétarienne" les jurés de son procès, pour qu'aussitôt la majorité de ceux-ci se fassent porter pâles, bloquant ainsi le fonctionnement de l'État de droit. Ne nous réjouissons pas trop vite, par conséquent : l'indifférence désinvolte aux grandes causes a pour contrepartie l'abdication devant la force, et le fanatisme qui disparaît des sociétés occidentales risque bien de céder la place à une autre maladie de la volonté, guère moins inquiétante : l'esprit de collaboration.
[L'incident auquel A. Finkielkraut fait allusion s'est déroulé en décembre 1986, lors du procès des membres de l'Action Directe devant la cour d'assises de Paris. L'un d'eux (R. Schleicher) a menacé la Cour : "Ceux qui siègent ici, magistrats ou jurés, s'exposent aux rigueurs de la justice prolétarienne"... - SH]
(16) George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue (Notes pour une redéfinition de la culture), Gallimard, coll. Folio/Essais, 1986, p. 95.
(17) Voir Neil Postman, Se distraire à en mourir, Flammarion, 1986, p. 129..
(18) H. Hamon & P. Rotman, Tant qu'il y aura des profs, Seuil, 1984, p. 311.
(19) Paul Yonnet, Jeux, modes et masses, Gallimard, 1985, pp. 185-186 (Je souligne).
(20) Stefan Zweig, Le monde d'hier (Souvenirs d'un Européen), Belfond, 1982, p. 54.
(21) Fellini par Fellini, Calmann-Lévy, 1984, p. 163.
(22) Philippe Gildas, Télérama, n° 1929, 31 décembre 1986.
(23) Paul Yonnet, "L'esthétique rock", Le Débat, n° 40, Gallimard, 1986, p. 66.
(24) Ibid., p. 71

 

© Alain Finkielkraut, in La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.

 

 

 


 

 

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La défaite
de la pensée
"Autre caractéristique des Temps modernes européens : la priorité de l'individu sur la société dont il est membre. Les collectivités humaines ne sont plus conçues comme comme des totalités qui assignent aux êtres une identité immuable, mais comme des associations de personnes indépendantes".