Combien ce grand bonhomme, si visionnaire, a pu être moqué ! Évidemment, c'était un ami (et ministre) de Giscard... et les socialos s'appuient depuis fort longtemps (depuis toujours ?) sur l'affaire Salengro pour dézinguer à tout va leurs adversaires...

 

"Un immense effort doit être entrepris pour égaliser les chances de promotion et de réussite de chaque enfant. À la société de hiérarchie naturelle doit se substituer celle d'une hiérarchie de qualité"

M. Poniatowski

 

 

LA MORALE

 

L'ère de la civilisation industrielle touche à sa fin et avec elle s'étiole la morale qui, à travers plusieurs millénaires, a assisté l'homme dans son long effort de progrès. La révolution scientifique en remettant en cause la vision que l'homme a de lui-même, de sa raison d'être, de sa finalité modifiera par là même son éthique et ses critères moraux. De même, la connaissance et l'analyse scientifique ne peuvent manquer de modifier sa sensibilité et son affectivité.

 

 

La morale contemporaine repose encore dans une large mesure sur l'instinct de conservation de la vie. Elle est la mise en forme logique des règles résultant d'une très longue expérience de l'espèce humaine réagissant pour protéger et assurer le développement de l'espèce.

Toutes nos règles : ne pas tuer, ne pas voler, les lois essentielles, le Code civil, sont fondées sur la protection de la vie, même le droit d'aînesse de jadis était la manifestation de cet instinct. L'aîné héritait des terres. La survie de la famille était ainsi assurée à travers l'aîné, alors que le partage risquait de conduire à la misère de tous et à l'extinction de la famille.

Certes, le monde a traduit différemment suivant les époques cette morale de l'instinct mais les traits fondamentaux demeurent.

Dans la société primitive, elle est exigeante et directe car le péril qui menace la vie est grand. Il s'agit d'une discipline collective. La tribu a une morale et des rites centrés sur les problèmes de la nourriture quotidienne, de la sexualité et de la défense contre des agressions physique : bêtes sauvages, climat, autres clans, etc.

Les civilisations antiques, puis le Moyen Âge, conservent une morale instinctive mais celle-ci apparaît moins directement. Elle est désormais plus ou moins masquée par le phénomène religieux. La morale est alors "révélée" et se définit par référence à l'ordre divin.

Dans la société industrielle, la production croissante assure la sécurité de l'alimentation, la santé et même les loisirs. L'instinct de conservation de la vie rencontrant des conditions de plus en plus favorables, les lois morales établies en rapport avec cet instinct se distendent.

Enfin, dans l'ère scientifique, la satisfaction des nécessités matérielles étant entièrement assurée ainsi que l'expansion harmonieuse de la vie, il est vraisemblable que la motivation morale se transférera de l'instinct de vie à la raison de vivre. Encore faut-il que cette raison soit un incitatif aussi puissant que l'instinct et que l'homme en ait à la fois la définition, la compréhension et la conviction.

Ou bien, en effet, il laisse jouer 1ibrement les forces technologiques et scientifiques qu'il a créées et qui le domineront. En ce cas, les règles de sa morale seront liées au meilleur fonctionnement de la technique et de la science. Il ne s'agira plus d'une morale humaine, mais d'une morale matérialiste sanctionnant l'asservissement de l'homme à ses propres instruments. Instinct et raison seront-ils dès lors assez puissants pour animer son action génération après génération ?

Ou bien, en fonction d'une vision supérieure, d'une conception nouvelle de la vie, il définira une éthique à laquelle se trouveront soumis et la science et la technique, et qui se traduira en action politique et en règles de droit.

Le choix à faire est fondamental. Il recèle pour l'avenir d'immenses progrès ou les plus grands dangers.

 

 

I. Nécessité d'une nouvelle morale

 

La morale de la civilisation industrielle s'est trouvée plus orientée vers l'individu que vers la société. Malgré de fortes poussées vers des formes collectivistes, l'éthique demeure fondée sur l'individu, sans doute à cause de la permanence des valeurs subjectives issues de la civilisation chrétienne. La liberté et l'égalité des hommes sont des valeurs éminentes. L'organisation sociale est conçue pour affermir ces principes.

L'objectif de chacun devient l'avoir. L'unité de la nation est bâtie essentiellement autour du progrès et du bien-être personnel. Mais comme il apparaît que tous les membres ne sont pas également favorisés dans cette recherche, des tensions naissent au sein de la société. Il se développe des luttes entre les classes qui ne peuvent participer d'une manière égale à la recherche des objectifs de la société.

La morale individuelle intervient également dans le domaine intellectuel. Sur ce plan, l'homme trouve sa finalité en lui-même. Aussi, la communication est-elle négligée et l'enseignement dispensé à une minorité d'individus. On n'apprend pas pour communiquer et agir sur la société mais dans un but personnel, comme instrument de différenciation et de réussite personnelle. L'organisation de la connaissance et de la décision reflète cet état d'esprit. On conserve dans la décision une structure hiérarchique. La connaissance demeure cloisonnée, dispensée à travers une série de corps et d'institutions : grandes écoles, corps administratifs, statuts divers qui sont autant de facteurs de blocage de la société.

Mais à l'approche de l'ère scientifique, la finalité se transfère de l'individu vers la collectivité. Au fur et à mesure des progrès de la connaissance, celle-ci se diffuse plus rapidement et la communication de cette connaissance se fait désormais à l'échelle de masses humaines considérables. Il en est ainsi de l'enseignement, mais aussi des moyens d'information : presse, télévision, cinéma. La production elle aussi est le fait de très vastes unités. Les loisirs même sont organisés collectivement. Les grands progrès scientifiques, en effet, ne peuvent s'amortir qu'à l'échelle des grands nombres et c'est le cas dans tous les domaines où leur impact se fait sentir : loisirs, production, communication, information, etc.

Ainsi les nouvelles bases collectives de la société détruisent la morale et la finalité individuelles traditionnelles. En revanche, elles ne lui substituent rien. La nouvelle morale ne pourra être qu'un acte de création volontaire.

La notion de masse est d'ailleurs en elle-même contradictoire de celle de la morale, puisque la morale est un guide pour l'action individuelle. Elle est un ensemble de règles qui permettent à l'homme de porter un jugement. Elle est une approximation qui dispense de considérations plus étendues. La pression du collectif s'oppose donc à la morale individuelle librement acceptée. Si la collectivité en vient à imposer à l'individu un certain nombre d'options qui, autrefois, étaient situées dans le domaine du libre exercice de son jugement moral, il ne s'agira plus d'une morale mais d'un conditionnement collectiviste.

La morale est aussi directement attaquée par les bouleversements scientifiques et techniques. L'informatique et la cybernétique provoquent une "désacralisation" de l'homme qui n'est plus le centre de l'univers. Son dernier privilège apparent, l'exercice de la raison et du jugement, est contesté par l'ordinateur.

Toute une gamme de problèmes, jadis du domaine de la morale, passent maintenant dans celui de l'ordinateur. La décision de construire un hôpital était du domaine moral et lié à l'existence de malades trop nombreux, laissés sans soins, etc. Bientôt, l'ordinateur précisera en fonction d'un contexte social et économique global à quel endroit et pour quels motifs il faut construire un hôpital, sa taille, son affectation, son organisation, etc.

De même, la biologie a commencé de saper la morale traditionnelle. L'homme dans son fonctionnement biologique sera par là aussi "désacralisé". On assistera non seulement à l'apparition de problèmes éthiques inédits : greffes d'organes, hérédité artificielle, hibernation, mais aussi à l'approche nouvelle de certains problèmes. Au fur et à mesure de la progression de la biologie, la morale verra son champ d'action se restreindre. La criminalité, par exemple, tend à devenir davantage un problème scientifique qu'un problème moral. La peine de mort ne sera plus un problème moral mais un problème médical. Il s'agira de guérir le criminel considéré comme un malade.

Enfin, la tendance au rationnel deviendra prédominante. Les évolutions du monde contemporain enseigneront qu'aucun type d'organisation ne peut survivre durablement s'il n'a pas le souci de l'efficacité, de la méthode, d'un système rationnel de gestion pour chaque étape de l'évolution considérée.

Ainsi la révolution russe a pu justifier un certain régime par la nécessité de combler un lourd retard dans bien des domaines. Par contre, l'Union soviétique, au moment où elle veut accéder au niveau des nations industrielles évoluées, s'aperçoit que la morale communiste n'est pas adaptée au stade ultérieur qu'elle veut atteindre et qu'elle doit en abandonner des fragments entiers en attendant de réaliser que la marche vers le communisme est un objectif entièrement dépassé.

À la question : le rationnel est-il moral ? les hommes répondront un jour que le moral doit être rationnel et que l'éthique ne peut plus être ni instinctive, ni révélée, mais fondée d'abord sur la raison

 

 

II. Vie et mort du poète

 

Le mystère de l'homme sera également percé par les progrès de la psychologie et de la sociologie qui peut-être rejoindront un jour ceux de la biologie. Les prochaines années verront éclore un grand développement des "sciences humaines". L'homme, individuellement ou collectivement, sera testé, mesuré, calibré, classé, affecté et jugé. Quelle épreuve pour sa conscience morale individuelle ! Chacun d'entre nous refuse au fond la mesure de lui-même, le verdict qui tombe et qui fait que nous ne sommes pas ce que nous imaginons.

Rien n'est plus écrasant que la pitié ! L'ambition, le plan de carrière, le destin individuel pourraient bien être désormais rythmés par des batteries de tests. L'ordinateur nous tirera du rêve et chacun de nous saura qu'il a un coefficient de faiblesse de 60 %, un coefficient d'aptitude à l'algèbre moderne de 30 %, etc. À la phrase : "Si l'on m'avait aidé, j'aurais réussi" verra-t-on succéder : "Si le test était mieux fait ... " ? Où trouverons-nous désormais le refuge qui permet de masquer les échecs personnels ? Quelle place restera au poète, à son spleen, à ses rêves et à ses chants, lorsque, dès l'âge de douze ans, il saura que sa carrière se situe comme attaché commercial dans le secteur des biens de grande consommation et qu'en fonction de son travail, à cinquante-cinq ans, âge de la retraite, son indice sera compris dans la fourchette 420-470 ?

La vieille morale individualiste à l'abri de laquelle le Français vit encore, pensant sans y trouver pour longtemps des jours paisibles, est déjà minée. Même le mariage, l'amour, dernier refuge du choix individuel, dernière muse du poète, sera-t-il rationalisé ? L'ordinateur décidera-t-il que M. X, habitant Lille, vingt-cinq ans, agent de conduite à la S.N.C.F., trouvera le grand amour en épousant Mlle Y, habitant Bordeaux, vingt-deux ans, secrétaire de direction, mais qu'il doit pour réussir son mariage, prendre garde à l'aspect autoritaire de son caractère, ne plus jouer au tiercé, et aller désormais en vacances en Espagne ?

Si le poète meurt ainsi, ou s'il vend son âme à Méphistophélès, alors prenons garde que l'homme frénétiquement ne recherche "un supplément d'âme" et que, las de voir échouer sa tentative, il ne soit conduit aux drames que connaissent finalement toutes les organisations sans âme et sans poètes !...

 

 

III. Les aspirations individuelles

 

La morale énumère les normes générales permettant à l'individu de se conformer par une décision de son choix aux objectifs poursuivis par la collectivité. La morale se trouve donc amenée à concilier les aspirations et applications individuelles et les objectifs collectifs.

L'individu a successivement poursuivi des objectifs prioritaires différents qui étaient autant de manifestations de l'instinct. Le premier objectif, à la fois dans l'ordre historique et dans l'ordre d'importance, a été, nous l'avons dit, l'instinct de vie qui, jadis gouvernait entièrement la morale et qui, actuellement encore dans des circonstances particulières, surpasse toutes les autres motivations de l'individu. Dans tous les cas où la vie est menacée : guerre, famine, épidémie, l'instinct de vie reprend le dessus, redevient prépondérant.

Reposant encore sur un instinct de vie, se transcendant peu à peu en un progrès de vie, consciemment défini, la morale future fera appel à l'épanouissement individuel dans un cadre collectif rationnel.

 

 

IV. L'épanouissement individuel

 

L'épanouissement individuel est une nécessité latente depuis longtemps et qui s'impose de façon toujours plus pressante.

Rappelons-nous la scène de Stendhal dans le Rouge et le Noir : Julien Sorel, après avoir pris la main de Mme de Rénal, rentre chez lui et se regardant dans la glace éprouve le sentiment de s'être réalisé : "Je suis un homme", pense-t-il. Une explication freudienne du mobile de Julien Sorel sera bien entendu axée sur la satisfaction de la libido. L'explication marxiste prendra pour thème la satisfaction de Julien Sorel, issu d'une classe opprimée, d'avoir triomphé de la barrière qui le séparait de la classe dirigeante, la noblesse.

L'explication que nous choisirons est la reconnaissance de la valeur de la personne humaine. La satisfaction que tire Julien Sorel vient du fait qu'il se sentait considéré par Mme de Rénal non pas en tant qu'homme mais en tant qu'objet, et que finalement il a réussi à être perçu par elle, à exister dans sa conscience en tant qu'homme.

Toute l'action individuelle sera en fin de compte axée vers cette lutte pour l'existence qui est l'existence de l'être dans la conscience des autres en tant que sujet. Cette morale s'oppose donc à l'anonymat administratif et scientifique, à l'oppression bureaucratique, aux règles imposées sans que l'individu ait compris leur sens et leur but. Toute la revendication pour la participation et l'usage que l'on peut en faire viennent de là. À travers les âges, l'homme a toujours participé avec d'autres hommes, même dans l'obéissance, même dans l'esclavage à une tâche commune, une œuvre, un espoir. À cette participation humaine risque de succéder aujourd'hui une soumission à un ordre technologique. L'homme obéissant plus à la machine et à ses normes qu'à l'homme. De là une révolte et une situation à modifier si une intégration harmonieuse de l'individu dans la société scientifique doit être réalisée.

Car la révolte, lorsqu'elle est pure, généreuse et sans calcul, est un mouvement naturel de la vie, et qui ne perçoit aujourd'hui que celle-ci est menacée ?

"... Chacune de ces machines, d'une manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme, c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu'il devînt chaque jour meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la machinerie n'oserait prétendre que la machinerie moralise. La seule machine qui n'intéresse pas la machine, c'est celle à dégoûter les hommes des machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit..."(1)

L'individu se sent de plus en plus dépossédé de sa dignité parce qu'il est dépouillé d'une fonction et d'un rôle reconnu par les autres.

Ce n'est plus par rapport à eux et par sa valeur propre qu'il s'identifie, mais par rapport à de vastes abstractions ou à de précises machines. Même son pouvoir de consommateur diminue, son choix étant aliéné par l'action de la publicité, par les magasins géants, les libres­services et par la pression sociale sur son comportement. Une enquête effectuée dans certains États américains a fait apparaître que 80 % des personnes interrogées ne pouvaient justifier les motivations de leurs achats(2) . Son pouvoir de producteur est également affecté par l'anonymat des administrations géantes, des entreprises toujours plus vastes au sein desquelles l'individu a de moins en moins d'initiative et subit le poids d'une hiérarchie dont il ne pénètre pas les ressorts. D'où, d'ailleurs, la revendication de participation et les méthodes modernes de management comportant une délégation de responsabilité et la gestion par objectifs.

Cette tendance sera d'autant plus forte que l'homme aura par ailleurs une satisfaction plus facile et plus rapide de ses besoins matériels. La lutte pour la possession des biens matériels qui est encore au centre de toute analyse sociale ou politique contemporaine s'atténuera, mais une autre lutte s'engagera pour la reconnaissance de la valeur et de la place de chaque individu dans la société pour sa part non pas de richesse mais de dignité.

Cet épanouissement individuel n'est cependant concevable que dans un cadre collectif rationnel. Il déboucherait sinon sur l'anarchie. Or le collectif s'oriente lentement vers une structure toujours plus rationnelle non sans créer, d'ailleurs, un nouveau danger pour une organisation humaine et humaniste de la société. L'individu, en effet, n'est pas pénétré de rationalité. Nombre de ses choix sont même irrationnels. Le risque existe, dès lors, de voir la collectivité considérer l'individu comme un objet de sa gestion et chercher à remédier directement à la non-rationalité des choix individuels. Ce serait tourner le dos à une morale personnelle. Le rationnel au demeurant n'est pas une finalité mais une méthode de réflexion et d'action. Le rationnel est un ciment qui assure la cohérence des actions en vue d'un objectif.

La rationalité du cadre collectif a pour objet de réaliser dans les conditions les meilleures et les plus efficaces les objectifs choisis par la société.

 

 

V. Le conflit individu-collectivité

 

Aussi la nouvelle morale se définira d'abord par le choix conscient, voulu et raisonnable de quelques très grands objectifs choisis, puis par l'intégration des deux exigences souvent contradictoires de la rationalité du cadre collectif et de la rationalité plus incertaine de l'épanouissement individuel.

D'instinctive la morale devient raisonnée ou, plus exactement, comporte une part croissante d'éléments raisonnés. À ce titre, elle devra réaliser la synthèse des éléments de conflit latent entre l'individu et la collectivité. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'initiative individuelle et la collectivité l'ont alternativement emporté, mais l'homme du XXe siècle est bien davantage un héritier qu'un pionnier, de sorte qu'il a de plus en plus capitulé devant la société. Toutefois, parce que toute organisation sociale connaît une sorte d'évolution biologique : naissance, maturité, vieillesse, celles mises en place par la société se sont à leur tour révélées conservatrices et paralysantes. De là des réactions et des conflits entre individu et collectivité qui se situent à trois niveaux :

 

5.1 * L'opposition entre le présent et le futur

L'individu a tendance à se déterminer en fonction du court terme et la collectivité en fonction d'un moyen ou long terme d'ailleurs bien souvent incertain. En outre, le progrès scientifique nécessite une prévision toujours plus lointaine, une préparation économique, technique, sociale bien des années à l'avance, mais en même temps ses réalisations pratiques s'accélèrent, les conditions de la vie se modifient sans cesse. Cette double tension harcèle l'individu.

 

5.2 * L'opposition entre le catégoriel et le global

Le refuge de l'individu sera le groupe, la catégorie qui lui servira de protection et de moyens de défense contre la ou les entités plus importantes. Il est frappant de voir la société s'orienter vers une structure sans classe, mais où se multiplient les catégories, les associations, les groupements. "La vie humaine devient une vie de masse. L'individualisme se perd, l'individu se conforme aux types qu'imposent la propagande, le cinéma, le nivellement de la réalité quotidienne. Se sentant perdu, il cherche à retrouver le sentiment de sa dignité dans le "nous", en s'intégrant à quelque puissance..."(3) )

 

5.3 * L'opposition entre la finalité individuelle et la finalité collective

Un nombre non négligeable d'hommes se conduiront en asociaux, refusant une finalité collective à laquelle ils ne voudront pas participer et poursuivant un destin et une finalité strictement individuels. C'est déjà en partie l'explication du phénomène hippy.

 

 

VI. Les bases de la morale

 

Depuis que l'homme humblement médite sur sa destinée, il a été saisi par l'angoisse et l'incertitude. L'époque contemporaine y ajoute le désarroi de croyances qui s'enfuient, des questions sans réponses et d'une condition humaine sans explication, mais qui se transforme chaque jour. Avec la prescience des grands poètes, Saint-Exupéry, il y a vingt-cinq ans, écrivait déjà dans sa Lettre à un otage(4) :

"Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les ténèbres. Les problèmes sont incohérents, les solutions contradictoires. La vérité d'hier est morte, celle de demain est encore à bâtir. Aucune synthèse valable n'est entrevue et chacun d'entre nous ne détient qu'une parcelle de vérité. Faute d'évidence qui les impose, les religions politiques font appel à la violence. Et voici qu'à nous diviser sur les méthodes, nous risquons de ne plus reconnaître que nous nous hâtons vers le même but..."

Nous en savons assez pour avoir le sentiment de l'absurdité du monde, de son ridicule magma d'intolérance, de souffrance, de violence et d'égoïsme débouchant peut-être sur le néant sur une entreprise sans fin dernière, mais nous n'en savons pas assez pour être vraiment sûrs, pour être certains qu'il n'y ait pas de finalité et que la vie n'est qu'un éclair sans signification dans le système solaire.

Jamais une réflexion théologique n'a été plus nécessaire car jamais la mutation n'a été plus profonde. Au sens historique, qui est une méditation sur ce qui est connu, doit s'ajouter le sens religieux qui est une méditation sur l'inconnu.

Et l'on peut se demander si la crise actuelle de l'Église romaine, dans la mesure où elle veut entrer dans le monde et donner plus de place à la matière et moins à l'esprit, ne va pas à contre-courant des nécessités profondes de notre époque.

Le plus urgent aujourd'hui pour l'humanité est peut-être de voir apparaître un nouveau Pascal qui transposant son pari sur l'âme lui offrirait un pari sur la vie, celle de chaque individu comme celle de l'espèce.

Car le moment du grand doute est revenu. Doute réservé jadis à peu d'esprits mais qui, aujourd'hui, descend et se dilue dans la masse, porteur d'un message paralysant au point de mettre peut-être un jour l'espèce en question(5).

L'incertitude sur la finalité conduit à un choix qui est soit refus de vie, mort, suicide, atrophie de l'espèce, soit l'acceptation du pari de la vie, son progrès voulu, son édification et la participation de chacun à l'étape qui mène l'humanité par un long et mystérieux chemin vers un destin inconnu et imprévisible, faisant de l'amour de la vie une magnifique et héroïque aventure.

À cette incertitude, la science - en tout cas pour bien longtemps - ne peut apporter aucune réponse. Il ne peut donc s'agir que d'un acte de volonté conscient et collectif.

La morale jusqu'à présent était la gardienne de la finalité, désormais c'est une finalité voulue qui fondera la morale.

Mais s'agissant d'un pari sur la finalité et donc d'une recherche et d'une construction de l'esprit, elle suppose le doute et, par là, la tolérance. La contrainte et la souffrance ne sont pas supportables dans un cheminement sans certitude. La société humaine a besoin de concevoir son pari, mais elle doit le mettre en œuvre avec indulgence et se plier à quelques règles limitant le zèle de ses dirigeants, dont on peut toujours craindre qu'ils ne découvrent leur propre finalité dans le seul exercice de l'autorité.

 

 

VII. Cinq règles

 

Ces règles sont les suivantes :

1° Subordonner clairement les applications des découvertes technologiques et scientifiques à un contrôle politique. Il faut que la décision prise procède d'un choix conscient touchant l'évolution globale de la société et son avenir. Désormais, Sisyphe a porté son rocher si haut et celui-ci est tellement lourd que sa chute entraînerait définitivement l'humanité. Plus jamais le rocher ne sera traîné au haut de la pente. Ainsi que l'écrit François de Closets(6) "l'automobile est en marche et l'humanité est emportée dans une course folle. Personne ne semble tenir le volant. Nous avons le choix : apprendre à conduire ou descendre de voiture. L'humanité est en danger de progrès. Il n'est que deux solutions : le diriger ou l'abandonner". Alors pour éviter que l'humanité ne descende de voiture, il faut lui donner un pilote. Il faudra créer une "juridiction scientifique" qui comprenne des juristes, des hommes politiques et des futurologues et qui s'attache à prévoir et à diriger. Prévoir, c'est-à-dire indiquer la route suivie par la science, décrire les contrées vers lesquelles nous nous acheminons. Diriger, cela veut dire changer de cap, refuser s'il est nécessaire certains travaux scientifiques, certaines applications, assurer de manière permanente la maîtrise de l'homme sur le progrès, afin de prôner le progrès de l'homme et non la soumission de l'homme au progrès.

2° L'organisation collective de l'existence qui constitue un phénomène difficilement réversible doit offrir à l'individu un attrait assez fort - et donc une justification de lui-même assez nette - pour que l'instinct de vie demeure vivace et puissant.

3° Chaque étape de progrès doit être marquée par la recherche et le maintien du plus grand nombre possible des choix dans tous les domaines : enseignement, carrière, production, loisirs, santé, etc. Le choix est pour la société une garantie d'efficacité grâce à la concurrence et pour l'individu une garantie de liberté et d'équilibre face à l'État.

Prenons l'exemple de la Santé publique, le patient doit avoir le choix entre l'hôpital d'État, l'hôpital d'une collectivité locale ou une clinique privée, etc. Cette possibilité de choix n'est pas seulement une protection de sa personnalité, mais l'assurance du meilleur service au meilleur prix. La pression croissante qu'exercera la collectivité sur l'individu trouvera dans un régime de choix et de concurrence ses limites les plus saines et les plus efficaces sans pour autant porter atteinte par là aux données de base du progrès technique et scientifique. La justification profonde d'une économie de marché et de concurrence qui demeure dans l'avenir prévisible, la plus efficace réside non pas dans le profit - simple critère d'efficacité - mais dans ce système de choix protégeant l'individu.

4° Entreprendre un effort culturel massif transformant notre système d'éducation - axé sur le passé, une petite élite intellectuelle et une vision irréaliste des connaissances - en un vaste centre de préparation de l'avenir, de formation professionnelle pratique, de voie d'accès aux métiers modernes.

L'enseignement supérieur ne peut continuer d'envisager le futur la bouche ouverte et l'œil vitreux. La connaissance et la compréhension du monde sont la première condition d'un véritable humanisme et de la liberté.

L'humanité s'embarque pour un quatrième voyage et elle part avec un bien modeste viatique. Comme la cigale de la fable, elle a beaucoup chanté mais ses provisions sont minces. Il est grand temps qu'elle en constitue. Mais on ne peut prétendre affronter la quatrième ère de l'histoire de l'humanité avec les modalités de la troisième. Il faut donc commencer par enseigner la science, la connaître pour mieux la dominer. Notre enseignement secondaire, celui qui est dispensé au plus grand nombre des jeunes Français est très largement littéraire, on y apprend quelques techniques scientifiques, Euclide et des expériences chimiques, mais très peu de méthodologie scientifique. Il faudra désormais induire l'esprit scientifique, former des esprits à la réflexion sur la science.

5° Un immense effort doit être entrepris pour égaliser les chances de promotion et de réussite de chaque enfant. À la société de hiérarchie naturelle doit se substituer celle d'une hiérarchie de qualité. La société scientifique ne peut qu'être étrangère par nature aux charges et aux privilèges.

La libre accession à la responsabilité des plus qualifiés est elle aussi une assurance d'efficacité et de liberté.

La pauvreté des individus, comme celle des nations revêt un caractère presque héréditaire.

À côté de grands avantages c'est là le vice profond du capitalisme et du socialisme soviétique. C'est le plus essentiel des facteurs à modifier et le monde scientifique en aura les moyens.

 

Notes

 

(1) Georges Bernanos, La France contre les robots, R. Laffont, 1947. 
(2) Joseph Basile, Les Atouts de l'Europe, Fayard, 1970.
(3) Karl Jaspers, Rencontres internationales de Genève, 1949.
(4) Antoine De Saint-Exupéry, Lettre à un otage, Gallimard, 1945.
(5) Lire à ce sujet Dieu pour l'homme d'aujourd'hui, par Jacques Duquesne, Grasset, 1970..

 

© Michel Poniatowski, in Les choix de l'espoir, Grasset, 1970

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.