Il y a plus de vingt ans (plus de vingt ans !), alors que je cheminais (souvent, sous la pluie) en direction de Saint-Jacques de Compostelle, j'eus connaissance d'une intention du sieur Jospin : "bâtir une société de l'information pour tous". Deux mois auparavant, ce "récidiviste de la fracture", comme je l'avais nommé, avait plaidé en faveur de la réduction de la "fracture numérique" de la France, et annoncé (mai 2000), la création d'une "école de l'Internet" à Château-Gombert (banlieue de Marseille). Avec l'Internet dans toutes les écoles, on allait voir ce qu'on allait voir. Depuis on a largement eu le temps de voir, soit dit en passant...
Dès lors, je me mis à prendre hâtivement quelques notes que je transcrivais au clair, à l'étape. Cela finit par donner un texte intitulé : "L'ordinateur à l'école ? Une plaisanterie". Il n'a, hélas, pas pris une seule ride. Il me plaît de noter que je fus alors parmi les premiers à déplorer l'incroyable agitation médiatique et démagogique autour des nouvelles technologies de l'information et de la communication, et à exprimer un scepticisme certain ; las, le danger de l'Internet à l'école a largement crû en quatre lustres : les élèves d'aujourd'hui, entre deux tatouages et trois interventions aussi débiles qu'anonymes sur les réseaux sociaux, ont surtout acquis une surprenante agilité des deux pouces ; la culture, on verra plus tard... ou jamais.
D'ailleurs, peut-être est-il trop tard ? La facilité, toujours, domine. Mais quelques voix, plus autorisées - et plus au fait - que la mienne, se font encore entendre. C'est en particulier le cas de celle de l'ingénieur - centralien - Ph. Bihouix. Que cette brève et forcément sommaire interview empruntée à l'hebdomadaire catholique La Croix soit un vif encouragement à vous pencher sur son stimulant ouvrage !

 

"Pour nous qui avons appris de façon classique, les tablettes sont un apport exceptionnel qui souvent nous facilitent la vie. Mais pour des enfants en cours d'apprentissage, c'est un piège qui enlève du temps à la pratique de l'oral et de l'écrit".

J. Grosperrin (sénateur du Doubs)

 

Le Désastre de l'école numérique, ou Plaidoyer pour une école sans écrans

 

Philippe Bihouix : "Le numérique est un choix pédagogique irrationnel". Le tout-numérique en classe n'est pas la panacée pour favoriser l'apprentissage. C'est même tout le contraire, affirme cet ingénieur dans un essai incisif.
L'ingénieur Philippe Bihouix a publié avec l'enseignante Karine Mauvilly un essai au vitriol contre le "plan numérique pour l'école", lancé en 2014 et mis en application depuis la dernière rentrée. Les élèves apprendraient en fait plus difficilement au contact des écrans.

 

La Vie. Cette année, 175 000 collégiens et écoliers ont fait leur rentrée avec une tablette numérique. Concrètement, qu'est-ce que cela va changer pour ces élèves ?

 

Philippe Bihouix. Ils vont passer de plus en plus de temps devant des écrans, à l'école comme à la maison. Les méthodes et les pratiques d'enseignement - cours, exercices, contrôle des connaissances, travaux en groupe ... - vont être adaptées dans l'ensemble des disciplines pour utiliser le vecteur numérique, selon la volonté du ministère de l'Éducation nationale. Cela se fera progressivement, en fonction des matières plus ou moins aisément "numérisables", de l'enthousiasme plus ou moins prononcé des professeurs et des directeurs d'établissements, des moyens alloués par les collectivités territoriales.

Le "plan numérique pour l'école", décidé par François Hollande en 2014, se met en place. D'ici quelques années, l'ensemble des 3,3 millions de collégiens seront équipés d'une tablette, si rien ne vient l'interrompre, et si un autre support technologique n'a pas remplacé la miraculeuse tablette entre-temps.

 

En classe, les nouvelles technologies - ne font-elles pas gagner du temps à tout le monde, aux élèves comme aux enseignants ?

 

P.B. Pour les profs, sans doute pas. Il faut, par exemple, trouver des vidéos sur Internet et les télécharger, s'assurer que tout fonctionne dans la salle de classe, prévoir un "plan B" s'il y a un problème technique - ça arrive régulièrement -, remplir le cahier de texte électronique, les logiciels de note, enregistrer ses cours pour les vidéos de "classes inversées" (pour faire travailler les élèves à la maison avant le cours, de manière à utiliser le temps de la classe pour faire des exercices ou poser des questions, ndlr). Autant de temps qui ne sera pas consacré au programme ou aux échanges avec les collègues.

L'école numérisée grignote du temps aux parents - qui doivent eux aussi se connecter le soir après le travail. Quant aux enfants, les voilà toujours plus rivés sur leurs écrans,"connectés au monde" et aux "ressources illimitées" du numérique, à des logiciels intelligents qui leur soumettent des exercices, mais ils sont plus que jamais déconnectés de leur environnement immédiat, passent moins de temps dehors... et d'ailleurs en deviennent myopes !

 

Mais ces nouveaux dispositifs ne permettent-ils pas de mieux apprendre, de motiver les élèves, d'améliorer leurs performances, de les rendre plus épanouis ?

 

P.B. Il semble malheureusement que non. Non seulement il n'y a aucune corrélation entre la performance des systèmes scolaires des différents pays de l'OCDE et leur niveau de numérisation, mais des études scientifiques permettent de démonter un à un les arguments en faveur du numérique.

On n'apprend pas mieux avec un écran ou une vidéo, mais parce qu'on produit du contenu. Les enfants seraient plus motivés par les tablettes ? Mais on confond la fascination exercée par le support et la motivation pour le contenu. Ils seraient plus concentrés ? Mais leur difficulté à se concentrer - indéniable - ne vient-elle pas justement de leur pratique des écrans en dehors de l'école ? Opter pour le numérique, c'est faire un choix pédagogique irrationnel...

 

Vous considérez à ce titre que ce plan numérique est le fruit d'une idéologie.

 

P.B. Oui, c'est la croyance que la technologie va tout résoudre. Malgré les beaux discours sur la formation des professeurs, les contenus pédagogiques, c'est toujours la voie de l'équipement en matériel qui est privilégiée. C'est ainsi depuis plus d'un siècle: cinéma, radio, télévision, "machines à enseigner", premiers ordinateurs, aujourd'hui tablettes et tableaux numériques, à chaque nouvelle technologie on allait révolutionner l'enseignement. Avec les résultats qu'on sait...

Pourtant, à chacune des promesses du numérique - motivation, pédagogie plus ludique ou plus active, rythmes d'apprentis-sage différenciés, etc. - il existe des alternatives sans technologie, dont certaines ont déjà été testées et ont fait leurs preuves. Mais pour innover de nos jours, le numérique, ça fait plus sérieux, Avec les milliards d'euros du plan numérique, on pourrait créer des milliers de postes supplémentaires (permettant de dédoubler certaines classes, ou de conserver et renforcer l'enseignement des langues anciennes par exemple), ou offrir gratuitement aux élèves l'accès à des activités artistiques : musique, théâtre, dessin, sculpture... Là, on commencerait à réduire les inégalités.

 

Justement, comment expliquez-vous que la "fracture numérique" soit en train de s'inverser ? Les enfants de milieux défavorisés seraient aujourd'hui les plus équipés...

 

P.B. La fracture n'est plus sur le taux d'équipement ou l'accès à l'Internet à haut débit. La barrière économique est devenue minime, grâce à la baisse des coûts des équipements obtenue par la production à grande échelle et l'utilisation d'une main-d'œuvre chinoise aux conditions de travail déplorables. Les familles qui exercent un contrôle parental plus important, qui s'impliquent davantage dans la vie scolaire, sont sans doute plus conscientes des risques d'un usage incontrôlé des écrans et d'Internet. On limite, on négocie, on recule l'âge du premier équipement, on accompagne et on discute, on ne met pas l'ordinateur en accès libre dans la chambre à coucher.

Il y a donc une fracture "cognitive", sur les compétences, plutôt que matérielle. L'école numérique promet de la réduire en formant tout le monde. Mais cela ne marche pas, c'est même le contraire, car elle induit des pratiques qui réclament une attention parentale accrue, comme aller chercher des informations sur Internet pour son exposé (sans tomber sur des horreurs), ou regarder sérieusement une vidéo de son prof en classe inversée (sans traîner en parallèle sur les réseaux sociaux)...

 

Dans un essai retentissant - et polémique - sur les méthodes d'apprentissage fondées sur les principes de Maria Montessori, l'institutrice Céline Alvarez déclare que la petite enfance n'a pas besoin d'écrans. La contestation du numérique est-elle une simple mode ou une prise de conscience ?

 

P.B. Nous ne pouvons qu'être d'accord avec Céline Alvarez quand elle affirme que les écrans n'ont que peu d'effet sur l'apprentissage des jeunes enfants, qu'ils les privent des interactions humaines nécessaires, qu'ils détraquent leur système attentionnel et leur capacité de concentration, que pour développer leur intelligence, il leur faut aussi renouer avec la nature, apprendre à faire pousser des radis et s'occuper d'animaux. De plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer les risques du numérique, en particulier chez les plus jeunes. Il serait déraisonnable de ne pas les entendre. L'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), dans un rapport récent (Exposition aux radio-fréquences et santé des enfants), recommande un usage"modéré et encadré", mentionnant explicitement les effets sur les fonctions cognitives (mémoire, fonctions exécutives, attention) et le bien-être des enfants - sans qu'on sache bien si c'est lié aux électro-fréquences ou à l'usage même des téléphones et des tablettes. Et que fait-on parallèlement ? On généralise le Wi-Fi, on équipe, on expérimente les écrans jusque dans les maternelles et les crèches !

 

L'école parfaite, serait-ce une cure de digital detox ?

 

P.B. Oui, en quelque sorte, même s'il ne s'agit pas de revenir à "l'école d'avant". Nous avons qualifié nos enfants de digital natives, mais c'est nous qui leur transmettons notre addiction technologique. Ils imitent d'abord leurs parents, puis leurs camarades ou leurs aînés. Or, l'école numérique légitime, banalise, incite à l'utilisation des écrans. Imaginons combien d'heures nos enfants passeront dessus, après la généralisation des exercices sur tablette, les "50 % d'e-learning" que certains préconisent déjà, en y ajoutant les devoirs en ligne, la consultation du cahier de texte, des logiciels de note et du blog de classe, le visionnage des vidéos de "classes inversées" à la maison... et il faudra encore caser les jeux vidéo et les réseaux sociaux ?

À l'inverse, une école libérée des écrans - les ordinateurs sagement cantonnés à une salle informatique et les téléphones déposés à l'entrée de l'établissement - pourrait être pour les enfants une zone refuge, un espace de plénitude et de reconnexion au réel, elle pourrait informer les familles sur les risques psychosociaux liés au numérique avec des initiatives du type "une semaine sans écrans".

 

 

Pourquoi le livre de Céline Alvarez a fait polémique
"Elle est retournée à l'école pour entreprendre une petite révolution. Elle, c'est Céline Alvarez, "chercheuse" en méthode d'apprentissage. Son livre les Lois naturelles de l'enfant (Les Arènes, 2016) est un succès de librairie. Mais pourquoi certains, dont l'Éducation nationale, veulent-ils la coller au piquet ?
Parce que de 2011 à 2014, C. Alvarez a mené en classe maternelle une expérience inspirée par les méthodes de Montessori, à Gennevilliers. Elle a tout bouleversé, et les résultats ont été impressionnants. Alors, quand l'institutrice s'est vu retirer son matériel pédagogique, elle a tout simplement claqué la porte.
Depuis, dans les conférences qu'elle donne partout en France, elle ferraille contre une institution qui ne se serait pas seulement trompée sur des détails mais "sur les fondations de notre école elles-mêmes".

 

 

© Ph. Bihouix (Interviewé par Paul Piccarreta), in La Vie du 24 novembre 2016

 


 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 Accéder au texte "L'ordinateur à l'école ? Une plaisanterie !

 

 

Non mais, allô, quoi !... ou une parfaite illustration de ce qui précède...

 


Jadis, c'était simple : on se servait de son téléphone à la maison ou au bureau. En cas d'urgence, il y avait des cabines dans les rues. L'urgence n'existe plus, elle a été remplacée par la dépendance.
C'est un fléau d'un nouveau genre. Dans les cafés, dans le train, le bus ou le métro, les haut-parleurs sont allumés, tout le monde en profite, personne ne dit rien. Certains se font des réunions de travail en beuglant comme des sourds. D'autres mettent leur engin perpendiculairement à leurs oreilles, on ne leur a pas bien expliqué comment cela fonctionnait. Il y a aussi les macaronis blancs en plastique enfoncés dans les orifices pour pouvoir parler tout le temps, partout, le téléphone dans la poche : en montant des escaliers, à vélo, dans les supermarchés, dans les banques. D'où vient ce besoin impérieux de parler en permanence ? Et pour dire quoi ? "Ce soir, on commande des sushis sur Deliveroo" ?
Sur les trottoirs, les gens marchent les yeux rivés sur leurs précieux textos, on dirait les zombies de The Waiking Dead. Ils vous rentrent dedans, traversent la chaussée lorsque le feu est vert, le monde n'existe plus. Comment faisait-on avant, lorsqu'on n'était pas joignable en permanence ?
On pensait. La pensée n'a plus sa place dans un monde d'appels et de textos permanents. C'est l'abrutissement garanti, la liberté disparue.
En parlant d'abrutissement, il y avait, il y a longtemps, un groupe de rock baptisé Téléphone. Ils étaient les champions des paroles crétines ("argent trop cher", "métro, c'est trop", etc.). Des prophètes, en somme.

© Nous vivons une époque formidable, par Nicolas Ungemuth, in Le Figaro Magazine du 13 octobre 2023, p. 44

 

 

 

Strange
Death
"Pendant que certains cadres de la Silicon Valley inscrivent leurs enfants dans des écoles sans écrans, la France s’est lancée, sous prétexte de "modernité", dans une numérisation de l’école à marche forcée – de la maternelle au lycée. Un ordinateur ou une tablette par enfant : la panacée ? Parlons plutôt de désastre.
L’école numérique, c’est un choix pédagogique irrationnel, car on n’apprend pas mieux – et souvent moins bien – par l’intermédiaire d’écrans. C’est le gaspillage de ressources rares et la mise en décharge sauvage de déchets dangereux à l’autre bout de la planète. C’est une étonnante prise de risque sanitaire quand les effets des objets connectés sur les cerveaux des jeunes demeurent mal connus. C’est ignorer les risques psychosociaux qui pèsent sur des enfants déjà happés par le numérique.
Cet essai s’adresse aux parents, enseignants, responsables politiques, citoyens qui s’interrogent sur la pertinence du « plan numérique pour l’école ». Et s’il fallait au contraire faire de l’école une zone refuge, sans connexions ni écrans, et réinventer les pistes non numériques du vivre-ensemble ?
Philippe Bihouix, 44 ans. Ingénieur centralien, il a travaillé dans différents secteurs industriels comme ingénieur-conseil ou à des postes de direction. Il est l’auteur de L’Âge des low tech, vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil, Prix de la Fondation d’Écologie Politique 2014). Il a deux enfants.
Karine Mauvilly, 38 ans. Historienne et juriste de formation, diplômée de Sciences Po Paris, elle a été journaliste puis enseignante en collège public, poste d’observation privilégié de la mutation numérique en cours. Elle a trois enfants".

[Information rédactionnelle]