Ces deux textes m'ont paru se compléter, celui de mon collègue et néanmoins ami G. Record (dont plusieurs autres contributions figurent sur ce site, avec son aimable autorisation) constituant une sorte de suite, sur le mode volontairement polémique, à celui du révérend Père Vanderneersch, de la Compagnie de Jésus. On ne s'étonnera pas, au vrai, de la présence d'un jésuite dans un site à l'origine créé pour la défense et l'illustration de l'école laïque : car les Jésuites, du moins les contemporains, ont une réputation - non usurpée - de sacrée indépendance d'esprit. Par ailleurs, le texte sur "la politique scolaire de la Ve République", même s'il s'arrête, étant donnée sa date de parution, avant l'arrivée de la Gauche au pouvoir, constitue un très utile et très complet rappel des politiques éducatives, nées autour de 1958, et qui nous régissent encore, du moins partiellement. Il est donc, au plan historique, parfaitement indispensable. Quant à la sévérité de mon ami G. Record, chacun pourra en juger. Même si on n'approuve pas tout, du moins y trouvera-t-on le point de départ stimulant de fructueuses discussions. C'est du moins dans cette espérance que je mets ces deux textes en ligne

 

I. La politique scolaire de la Ve République

 

L'œuvre constitutionnelle de la Ve République est considérable ; elle a transformé la vie politique française et le fonctionnement de l'État. Son œuvre scolaire et universitaire ne l'est pas moins. Depuis 1958, une série d'ordonnances et de lois a profondément modifié les institutions éducatives du pays. Dès le 6 janvier 1959, par ordonnance - nous sommes encore sous le régime du gouvernement provisoire -, la scolarité obligatoire est prolongée jusqu'à 16 ans ; décision révolutionnaire dont les ultimes conséquences ne sont pas encore maîtrisées. Le 7 novembre 1968, le Parlement adopte à l'unanimité la fameuse loi d'orientation de l'Enseignement Supérieur, sur laquelle nous ne pourrons nous étendre. La loi du 11 juillet 1975 relative à l'éducation, dite "loi Haby", pose les principes d'une restructuration générale des enseignements primaire et secondaire. Tout récemment, en juillet 1980, l'Assemblée Nationale a voté une loi qui modifie substantiellement les modalités de la participation dans la gestion des Universités. Outre ces textes, qui réorganisent le système éducatif, il faut évoquer les lois Debré (1959) et Guermeur (1977), qui, pour la première fois, donnent à l'enseignement privé en France un statut de plein exercice, ainsi que les lois de juillet 1971 qui généralisent la Formation permanente.

Ainsi la Ve République a-t-elle, dans un premier temps, établi les principes d'une transformation du système éducatif en réponse à l'énorme demande d'éducation qui accompagne le développement économique et social des années soixante. Dans un deuxième temps, elle corrige cet ensemble législatif en fonction de l'évolution des besoins et des impératifs politiques ou économiques.

 

Une histoire mouvementée

 

Premières étapes

 

Le 6 janvier 1959 mérite de devenir une date mémorable dans l'histoire scolaire de la France. Une ordonnance signée du général de Gaulle et de M. Berthoin, ministre de l'Éducation Nationale, prolonge la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans. La mesure s'applique aux élèves qui, ayant commencé leur scolarité primaire en octobre 1959, entreront en sixième en 1964 et franchiront l'âge limite de 14 ans en 1967. Le décret d'application qui accompagne l'ordonnance dresse un plan complet du système éducatif rénové, qui devra faire face à toutes les conséquences de cette réforme. Il s'agit en effet de combler le fossé qui sépare encore le primaire et ses prolongements vers les cours complémentaires ou l'enseignement professionnel de l'enseignement secondaire, qui, seul, donne accès aux études supérieures, littéraires, scientifiques ou technologiques.

La pièce maîtresse du nouveau dispositif est le Collège d'Enseignement Secondaire (C.E.S.) où pourront jouer sans obstacle des procédures renouvelées d'orientation. L'exposé des motifs parle d'une "redistribution" des chances scolaires pour la plus grande utilité des individus et du pays. Car, ajoute-t-il, "de graves contradictions déséquilibrent nos enseignements. Le drame est là : nous retenons dans l'enseignement théorique nombre de jeunes esprits qui trouveraient mieux leur voie dans l'enseignement technique et, dans le même temps, nous abandonnons dans l'enseignement utile, mais sommaire, des classes de fin d'études ou, dans les enseignements courts, des intelligences auxquelles les enseignements longs, techniques ou secondaires vaudraient leur accomplissement véritable. Tout le problème n'est pas de hiérarchisation mais de répartition".

Les auteurs de la réforme ne s'en cachent pas : les objectifs de cette révolution scolaire sont autant économiques que sociaux. Il s'agit d'assurer le développement du pays en multipliant les cadres et les techniciens que réclame la révolution industrielle. Il s'agit en même temps de répondre à l'énorme demande spontanée d'éducation en la réglant sur l'expansion économique, "sans que se trouve menacé l'héritage de savoir désintéressé et la tradition humaniste qui constituent l'essence du génie français et fondent son originalité". L'orientation scolaire et professionnelle sera le moyen de cette harmonisation.

L'ordonnance et les décrets du 6 janvier 1959 reprennent pour une très large part le texte du projet Billières hérité de la IVe République, déposé sur le bureau de l'Assemblée en 1955, après avoir fait l'objet des avis très favorables du Conseil Supérieur de l'Éducation Nationale. L'exposé des motifs de l'ordonnance reconnaît franchement cette filiation. C'était de bonne tactique pour le gouvernement du Général qui, à cette époque, flirtait encore avec les socialistes et qui, par cette référence, devait s'assurer la sympathie du monde enseignant.

Cinq ans plus tard, la première génération bénéficiant de la prolongation de la scolarité se présente à l'entrée en sixième. Une série de décrets a concrétisé le projet de C.ES. Dans un même établissement ou, du moins, dans une même structure administrative, seront réunis les trois types d'enseignement qui font suite à la formation primaire : l'enseignement long, qui conduit en seconde vers le baccalauréat et les études supérieures ; l'enseignement court, qui s'arrête à la troisième pour déboucher sur les formations professionnelles de deux ans ; enfin, les classes de transition et terminales pratiques. Aucune modification significative n'intervient dans les programmes et les méthodes des enseignements existants. Le C.E.S. se contente de les rapprocher dans le même établissement.

Par contre, la création des classes de transition est une innovation considérable. Elles sont destinées à accueillir en sixième les enfants qu'un retard scolaire important empêche de profiter des autres enseignements, court ou long. Par une pédagogie appropriée, elles doivent assurer la transition vers l'un ou l'autre de ces enseignements ou vers les centres de formation technique. Leurs méthodes sont résolument novatrices. L'éducation y est "déscolarisée" - pas de programme ni d'examen -, afin d'assurer une formation en prise avec la situation psycho-affective de ces jeunes. Les C.E.S. mettent en œuvre la volonté d'égalisation des chances : les différences de programmes et de méthodes sont maintenues, mais tous les élèves qui ont achevé leur scolarité primaire étant dans les mêmes établissements, le passage d'un type d'enseignement à un autre pourra se faire sans à-coups. Au carrefour des différentes voies scolaires, le C.E.S. est un "échangeur". Telle est la théorie. On a oublié que l'échangeur n'égalisait pas les chances entre des voitures qui n'ont pas la même puissance ou n'utilisent pas le même carburant.

En fait, les passages seront rares. Dans les C.E.S., chaque enseignement devient une "filière", jalousement protégée par des programmes et des exigences qui tiennent les autres à distance. La hiérarchie demeure. Les classes de transition ne parviendront jamais à surmonter un double handicap. Placées tout en bas de la hiérarchie scolaire, elles sont l'objet du mépris des enseignants et des élèves. Elles deviennent souvent la voie de garage des irrécupérables. De plus, l'augmentation de la demande d'éducation accroît la concurrence et la sélection à l'entrée des filières nobles et même des établissements techniques, où manquent des milliers de places. Convalescents de la vie scolaire, les élèves qui sortent des classes de transition ne résistent pas à cette compétition sans merci.

Simultanément à l'ouverture des C.E.S., un service d'orientation est organisé. Il ne s'agit plus simplement d'informer élèves et familles des différentes possibilités offertes par le système éducatif, mais de prendre des décisions qui déterminent l'avenir des jeunes. Ces décisions sont prises en conseil de classe, par les professeurs, à partir des vœux des familles et des élèves, en fonction des capacités scolaires des intéressés. Les conseils de classe sont eux-mêmes informés par les services académiques d'orientation sur les débouchés professionnels qui s'offrent à l'issue des différentes formations, et surtout sur les capacités d'accueil des établissements scolaires dans chacune des spécialités. Les procédures d'orientation deviennent les lieux de rencontre entre les aspirations des élèves, les ambitions des parents et les rigidités d'un système éducatif qui suit avec peine l'évolution des besoins des élèves et de l'économie.

Dans le second cycle de l'enseignement long, les réformes les plus spectaculaires concernent le baccalauréat. Pour l'enseignement général, les options sont démultipliées dans chacune des grandes sections, lettres, math-sciences, sciences expérimentales. Une section nouvelle de sciences économiques est créée, qui associe une préformation technique à une formation générale en économie. Ces aménagements du baccalauréat et des classes qui y préparent ont pour but d'adapter l'enseignement secondaire au développement considérable des connaissances et d'y introduire une spécialisation limitée.

L'afflux des candidats au bac conduit le ministère à alléger la procédure de l'examen. Dans un premier temps, les épreuves, sauf celle de français, sont regroupées en une seule session, en fin de classe terminale. Plus tard, les épreuves orales, naguère obligatoires pour tous, seront maintenues comme test complémentaire pour les seuls candidats qui n'ont pas obtenu une assez bonne moyenne à l'écrit. Seule demeure obligatoire pour tous l'épreuve orale de langues vivantes. Cette modification, apparemment minime, de l'institution sacrée qu'est le baccalauréat est significative. On ne peut vérifier les connaissances et le niveau culturel des 310 000 candidats de 1975 comme on le faisait pour les quelque 30 000 candidats de 1939. Au-delà des méthodes de vérification, quoi qu'on en dise, c'est aussi la valeur de l'examen qui change. Le diplôme de baccalauréat de 1975 ne sanctionne pas la même formation que celui de 1938, ou même de 1958.

Parallèlement, l'enseignement technique connaît un développement considérable, en quantité et en qualité. Ses effectifs passent de 447 000 élèves en 1958-1959 à 820 000 en 1967-1968. Par suite de la prolongation de la scolarité, qui leur amène un grand nombre d'élèves ayant accompli quatre années de formation secondaire de premier cycle, les enseignements techniques se situent à un niveau plus élevé. Le B.E.P. (Brevet d'enseignement professionnel) sanctionne six années de formation après l'entrée en sixième et le baccalauréat de technicien sept au lieu de cinq pour le C.A.P. et six pour les anciens brevets de technicien.

 

La fin des illusions

 

Cet énorme remue-ménage dans l'organisation et les structures ne parvient pas à absorber la demande d'éducation qui se développe durant les années soixante. En dehors des classes de transition, il ne s'accompagne d'ailleurs d'aucune innovation pédagogique significative. Le besoin pourtant s'en fait sentir. C'est une association privée, l'A.I.E.E.R.S.(Association internationale d'étude pour l'expansion de la recherche scientifique), qui, en mars 1968, organise à Amiens un colloque dont le titre est tout un programme : "Pour une école nouvelle". Ce colloque réunit, avec les responsables des syndicats et du ministère, tout ce que la France compte de militants de l'éducation et de la réforme pédagogique. Le changement est dans l'air.

L'explosion de mai secoue les seconds cycles des lycées autant que les universités. Une fois retombée la fumée des barricades, le ministre de l'après-mai, Edgar Faure, tout en préparant la loi sur l'enseignement supérieur, réunit durant l'été une multitude de commissions tripartites (enseignants, élèves, administration) pour étudier les améliorations à apporter au fonctionnement de la vie scolaire. Plus que les programmes, ce sont les relations éducatives dans les établissements et l'ouverture de l'école sur son environnement qui sont en cause. Ce sont les mêmes préoccupations que l'on retrouve dans la loi d'orientation sur l'Enseignement Supérieur, votée à l'unanimité par le Parlement en novembre 1968.

Bien plus modestes, les dispositions arrêtées à la fin de 1968 pour les enseignements primaire et secondaire s'inspirent des mêmes tendances. Les conseils de classe et les conseils des établissements secondaires sont ouverts aux délégués élus des parents et des élèves, ainsi qu'aux représentants des collectivités locales. Dans le primaire, on s'occupe davantage de pédagogie. Les heures d'enseignement seront réparties par tiers entre l'apprentissage des mécanismes intellectuels fondamentaux, les activités d'éveil et l'éducation physique et sensorielle. Le service hebdomadaire des instituteurs est ramené de 30 à 27 heures pour leur laisser le temps de se concerter entre eux et avec les familles.

En 1970, les mathématiques modernes sont introduites dans les programmes primaires. En 1971, le Plan Rouchette diffuse les principes d'une pédagogie du français profondément novatrice.

Entre 1968 et 1974, l'enseignement secondaire s'efforce d'accueillir le flux de nouveaux élèves que la prolongation de la scolarité conduit dans les premiers cycles. Il le fait mal. De grands parallélépipèdes lisses et fonctionnels, C.E.S. de 900, 1 200, 1 600 places, ont poussé un peu partout en France. Ils reçoivent dans un bâtiment unique les élèves de transition, d'enseignement court et long de la sixième à la fin de la troisième.

Les passages d'une " filière" à une autre n'en sont pas facilités pour autant. Pratiquement, dès l'entrée en sixième, la destinée de l'élève est scellée pour le meilleur. Pour le pire, en effet, il peut lui arriver d'être "réorienté" prématurément vers l'enseignement technique ou la vie active, alors que l'aspiration de la grande majorité des parents et des enfants est de poursuivre le plus loin possible dans la voie "noble" de l'enseignement général, celui qui conduit au baccalauréat et à l'enseignement supérieur. La "démocratisation de l'enseignement", l'égalité des chances sont des thèmes de discours et de revendication plus que réalité quotidienne. L'échec le plus évident concerne les classes de transition. Elles font transiter si peu de monde vers les autres filières que la loi Royer (1971) consacre cet échec en autorisant une entorse à l'ordonnance de 1959. Dès 15 ans, à l'issue de la cinquième, les élèves pourront achever leur scolarité obligatoire non plus dans les C.E.S. mais au travail, dans les entreprises, à condition d'y souscrire un contrat d'apprentissage. C'est la fin des illusions. La loi Royer soulève un tollé parmi les enseignants et dans l'opposition. Elle marque en effet un tournant de la politique scolaire. Jusque-là commandée par les projets généreux, mêlés de démagogie et de rêve, que la Ve République avait hérités de la IVe cette politique s'oriente vers le réalisme et l'efficacité dont elle tiendra le discours.

 

La loi Haby

 

Malgré ce retour en arrière, le ministère poursuit la mise en œuvre du projet d'"école moyenne" inscrit dans le texte de 1959, qui vise à donner à tous des chances égales. Joseph Fontanet propose d'organiser la scolarité par groupes de niveau. René Haby, chargé de l'éducation dès l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence, s'engage dans un projet plus vaste. Le 11 juillet 1975, le Parlement vote la "Loi relative à l'Éducation", qui comprend trois innovations majeures. D'abord, pour rendre plus efficace l'enseignement primaire, les étapes en seront réglées par les progrès de l'élève et non par le rythme de toute une classe. La formation initiale pourra s'étendre sur une durée variable suivant les élèves. Ensuite, les familles sont légalement reconnues comme associées à l'action éducative tout au long de la vie scolaire. Enfin, c'est le point essentiel, la loi déclare que "les collèges dispensent un enseignement commun". On ne parle pas du "tronc commun" cher au Plan Langevin-Wallon et qui agit comme un épouvantail sur les traditionalistes de l'éducation, mais, sous le nom de "collège unique", c'est bien la même chose qui est légalisée. Les "filières" sont supprimées. Dans le premier cycle, toutes les classes suivront les mêmes programmes, où d'ailleurs une place plus importante est faite aux disciplines non intellectuelles, les arts, l'éducation manuelle et technique, l'éducation physique. Pour alléger les charges d'éducation des familles, les manuels seront gratuits durant toute la scolarité obligatoire. Mais ces manuels "gratuits" sont bien pauvres ; beaucoup de professeurs exigeront de leurs élèves des livres d'exercices ou des corrigés dont l'achat pèse sur le budget des familles modestes.
La loi du 11 juillet 1975 achève la lente évolution réclamée depuis la Libération pour combler, par des structures égalitaires, le fossé entre un enseignement primaire accessible à tous depuis 1880 et les formations du second degré, longtemps vivier réservé des futures élites. Mais les transformations législatives et réglementaires des structures éducatives ne suffisent pas à réaliser l'égalité effective des chances ; il y faudrait toute une stratégie éducative portée par une volonté et un soutien financier puissants. En 1975, plus personne n'affirme cette volonté, sauf quelques éducateurs impénitents ; le gouvernement n'est pas disposé à faire de grandes dépenses pour une cause si peu rentable.
Il faut ajouter que la loi de juillet 1975 marque un progrès certain dans la voie de l'autonomie des collèges. Les conseils d'établissement voient le champ de leur compétence accru. Les écoles primaires sont désormais pourvues, elles aussi, Dun conseil où se retrouvent parents, enseignants et représentants des municipalités. C'est un pas de plus vers l'ouverture de l'école sur le milieu environnant.


Impossible de clore ce panorama de l'action institutionnelle de la Ve République dans le domaine éducatif sans citer deux séries de lois qui ne concernent pas l'enseignement public, mais n'en sont pas moins importantes : les lois sur l'enseignement privé et sur la formation permanente.
Le 31 décembre 1959, Michel Debré fait voter par le Parlement une loi qui reconnaît une place officielle aux établissements privés dans l'effort éducatif du pays. En conséquence, les établissements privés qui accepteront de collaborer avec l'enseignement public selon ses règles verront leurs dépenses prises en charge par l'État On était alors en pleine "explosion scolaire". Aussi Michel Debré a-t-il usé, pour faire adopter sa loi, d'une argumentation de circonstance : "Les besoins sont énormes ; arrêtons les guerres de religion pour utiliser au mieux tout le potentiel éducatif disponible". La loi mettait entre parenthèses le caractère confessionnel de 95 % des écoles privées, pour ne connaître que leur capacité d'accueil. Au fil des années, les établissements privés ont été confirmés dans ce rôle de suppléance qui, avec le temps, s'est transformé en droit définitif. La loi de 1971 a pérennisé le système des contrats institué en 1959. En septembre 1977, la loi Guermeur consacre ce changement de perspectives. Elle conforte le "caractère propre" et les pouvoirs des autorités privées puisque, dix-huit ans après la loi Debré, les pouvoirs publics demandent aux établissements privés non plus d'aider l'enseignement à satisfaire la demande de scolarisation, mais d'offrir aux familles une alternative aux faiblesses ou aux carences des établissements publics.
Quant aux lois de juillet 1971 sur la formation permanente, elles répondent à une nécessité que le fameux rapport Armand-Rueff sur les obstacles à l'expansion économique avait signalée dès 1960. M. Debré, alors ministre de l'Économie et des Finances, en ébauche l'organisation dès 1966. C'est dire que cette formation était envisagée d'abord comme un facteur du développement économique. Par contre, les lois de 1971, très largement inspirées de l'accord interprofessionnel signé par le C.N.P.F. et les Syndicats, en juillet 1970, se placent dans les perspectives socialement et culturellement plus ouvertes, héritées de 1968. On veut offrir à tous les travailleurs une deuxième chance de formation, tant personnelle que professionnelle, qui débouche sur une promotion sociale. Caractéristiques de cette époque d'après 1968 sont les dispositions qui font de la formation permanente dans les entreprises un objet de négociations paritaires entre les employeurs et les salariés, bien que la décision ultime revienne au chef d'entreprise.

 

Un bilan contrasté

 

Au terme de ce survol, une constatation s'impose : depuis 20 ans - c'était vrai déjà pour la IVe République -, les gouvernements n'ont pas eu à susciter la demande en éducation, qui a toujours dépassé les prévisions les plus audacieuses. L'exposé des motifs de l'ordonnance de 1959 observe que, cette année-là déjà, 65 % des enfants poursuivaient leur scolarité au-delà de 14 ans. Le pourcentage atteignait 75 à 80 % dans les zones urbaines et 84 % à Paris.
Dans un premier temps, les pouvoirs publics se sont efforcés de répondre vaille que vaille à la demande spontanée des familles et de la canaliser vers les formations jugées les plus utiles au développement du pays. Par la suite, depuis 1975, le gouvernement s'est efforcé de dissuader la masse des élèves de poursuivre des études d'enseignement général dans le second cycle et à l'Université. Il y réussit parce que ces formations n'aident guère à trouver un emploi. Dans les deux cas se vérifie la remarque d'Antoine Prost : "L'école ne devance pas le mouvement des mœurs, elle le suit avec retard".

 

La réponse de l'école à la demande d'éducation

 

Pendant quinze ans, malgré tout son effort d'investissement, l'Éducation Nationale a été continuellement dépassée par la surpopulation scolaire. La "baisse" de qualité de l'éducation n'a pas d'autre origine. Dans l'enseignement général (1er et 2e cycles), les élèves ont été entassés dans des établissements trop petits, devant des professeurs trop peu nombreux et insuffisamment formés. A. Prost note que, en 1959, dans l'enseignement secondaire, on comptait un professeur pour 22 élèves, alors que la proportion était de 1 pour 17,4 en 1950. Il faudra attendre 1967 pour que le taux d'encadrement des lycées redescende à 18. Celui des Collèges, qui est de 25 en 1959, passe à 23 en 1968. Mais en 1964, dans le second degré, 1 professeur sur 4 était maître auxiliaire, c'est-à-dire qu'il n'avait reçu aucune formation pédagogique (Á l'âge d'or des lycées français - à l'époque où Paul Guth devait passer son baccalauréat - on comptait dans les lycées et collèges 1 enseignant pour 12,5 élèves et 1 professeur titulaire - dont 68 % d'agrégés - pour 15,6 élèves).
Dans l'enseignement technique, la situation était pire, car, là, les établissements manquaient. Entre 1960 et 1973, des milliers de places ont fait défaut.
En 1958, l'enseignement primaire avait déjà "digéré" l'explosion démographique d'après-guerre. Il dut alors affronter un autre problème, celui de l'urbanisation. Les jeunes ménages avec des enfants en bas âge se sont retrouvés dans des quartiers neufs à la périphérie des grandes villes. Il a fallu, à la hâte, construire des écoles et embaucher des maîtres, dont beaucoup n'étaient pas passés par les Écoles Normales. Une tranche nouvelle de logements, et les classes étaient surchargées. La moyenne nationale d'élèves par classe primaire passe de 30 en 1958, à 27 en 1967 et à 23,5 en 1976. Mais ce sont là des moyennes nationales qui dissimulent d'importantes distorsions entre les régions aux dépens des zones urbaines. En 1977, la moyenne des effectifs en classe maternelle est de 28,3 en Haute-Loire contre 36,1 dans les Hauts-de-Seine. Á tous les niveaux d'enseignement, il aura fallu que la demande se stabilise pour que le ministère maîtrise enfin la situation. La baisse de la natalité semble soulager, hélas ! tout le monde : enfin, on va pouvoir s'occuper de la qualité de l'éducation !
Car la qualité laisse à désirer. Á preuve, le taux inadmissible des redoublements. Á la fin de la scolarité primaire, 40 % des élèves ont au moins un: an de retard. Dans les classes de sixième et de cinquième, on enregistre encore 10 % de redoublements.
Plus grave : à l'issue de la classe de cinquième, sur 800 à 850 000 élèves d'une promotion, 600 à 650 000 seulement poursuivent la formation générale du collège unique prévue par la loi de 1975. Les autres sont orientés vers les classes pré-professionnelles et la préparation des C.A.P. ; une étude du ministère le reconnaît : "L'enseignement commun n'existe plus après la cinquième".

 

Une illusion : l'égalité des chances

 

Dans les années soixante, l'égalité des chances n'était pas seulement un slogan démagogique que le Ministre lui-même dénonce aujourd'hui, bien à la légère : les raisins étaient trop verts… C'était un objectif essentiel: du plan national de développement, témoin le rapport Armand-Rueff déjà cité : "L'Organisation de l'enseignement doit être telle que tous les Français disposent de facilités égales pour le développement de leur instruction et pour l'accession aux diverses carrières... Le système actuel conduit à un véritable gaspillage du potentiel intellectuel de la jeunesse. Cette préparation (éducative) nous apparaît comme condition majeure de l'expansion économique et du progrès social". En 1960, parents et enseignants, au nom de la justice sociale, font chorus avec les technocrates. L'égalité des chances résume toute la devise républicaine de l'école. De liberté et de fraternité, on parle peu. Qu'en est-il dans la réalité ?
La prolongation de la scolarité a fait accéder un grand nombre d'enfants d'ouvriers et d'autres salariés modestes aux classes de quatrième et de seconde, ainsi qu'aux filières techniques qui suivent la troisième. La promotion scolaire de ces catégories socioprofessionnelles défavorisées est incontestable, mais elle s'amenuise dans les enseignements de plus haut niveau. En dix ans, la proportion de fils d'ouvriers inscrits dans les universités passe seulement de 11,1 à 13,  %.
Si l'on compare les "réussites" scolaires, les groupes socioprofessionnels inférieurs demeurent nettement défavorisés. Á ce niveau-là aussi, l'enfant reste "l'héritier" de la situation parentale. Dans le second cycle long, on compte cinq fois plus d'enfants de cadres supérieurs et de professions libérales que d'enfants de salariés agricoles. En seconde C, la voie royale qui conduit à toutes les formations supérieures, l'avantage des cadres supérieurs est de 17 contre 1 ! A contrario, parmi les échecs scolaires prématurés - départs en fin de cinquième, abandons en cours d'études courtes, inscription en C.P.P.N. (classe pré-professionnelle de niveau) et en S.E.S. (section d'éducation spécialisée) - on trouve une majorité d'enfants des catégories socio-professionnelles les plus modestes.
Ces chiffres sont éloquents. L'égalité des chances est un mythe. Le bagage - ou le handicap - socio-culturel que l'enfant apporte de son milieu familial à l'école est déterminant pour sa réussite scolaire. L'école ne redistribue les chances que pour une petite minorité. Pour la majorité, elle ne fait que multiplier les chances que l'élève reçoit de sa famille. En période d'expansion sociale et économique, ce progrès par l'école aboutissait à une réelle amélioration de la situation socio-professionnelle des enfants, comparée à celle de leurs parents. Mais le progrès d'une génération à l'autre a fait oublier que le statu quo caractérisait les chances de promotion à l'intérieur d'une même génération. La stagnation économique, la multiplication des diplômes, annulent désormais ce bénéfice conjoncturel. L'école ne peut plus que maintenir les situations acquises en reproduisant, d'une génération à l'autre, les hiérarchies existant dans la société.
Qui est responsable de cet échec ? D'abord la société qui s'est déchargée sur l'école de son programme de redistribution des chances de promotion sociale. Les sociologues de l'éducation l'ont dit depuis longtemps : bien plus que matrice d'une société nouvelle, l'école est le reflet de la structure sociale dont elle tend à renforcer les rigidités.
Mais l'école est complice. Elle n'a pas accepté son nouveau rôle social, beaucoup plus modeste que la mission de service de la République qu'elle a si bien accomplie entre 1880 et 1914. Elle a imposé à tous les enfants les modèles culturels des groupes dominants de la société comme normes de la réussite scolaire. D'où le fiasco des classes de transition : parce que la formation qui y était donnée ne correspondait pas aux modèles traditionnels reconnus par la société, ni l'administration ni les enseignants ne s'y sont vraiment intéressés.

 

La préparation à l'emploi

 

Depuis cinq à six ans, l'objectif prioritaire assigné à l'école par le Gouvernement est la préparation à l'emploi, car le chômage frappe les jeunes deux fois plus durement que les adultes. L'Éducation Nationale a d'abord démultiplié les formations traditionnelles, C.A.P. et Brevets techniques. Puis elle a créé des formations nouvelles pour "coller" davantage aux besoins de l'économie. Entre 1970 et 1979, 3 430 000 de ces diplômes technologiques ont été décernés. Or, en 1970, l'ensemble de la population active âgée de 15 à 53 ans détenait au total 3 907 000 diplômes de ce genre. C'est dire que, au cours des dix dernières années, le système éducatif a produit presque autant de qualifications professionnelles que durant les trente-huit années précédentes.
Tout récemment, le Ministre a intégré à toutes ces formations un stage destiné à faire connaître le monde du travail. Ces "séquences en entreprise" étaient prévues par la loi de 1975. C'est le mérite de Christian Beullac d'en avoir fait une réalité. Pour désenclaver l'enseignement technique, des "classes-passerelles" ont été organisées qui permettent aux titulaires des C.A.P. et des B.E.P. De poursuivre leur formation dans l'enseignement long. Le baccalauréat de technicien ouvre les portes de l'enseignement supérieur. Des classes préparatoires accueillent les bacheliers techniques pour les préparer à toutes les grandes écoles. Ces efforts ont atteint leur but. Le nombre de bacheliers techniques a doublé entre 1969 et 1979, tandis que celui des bacheliers classiques et modernes était multiplié par 1,08 seulement.
Ici encore, la réussite est certaine aux niveaux plus élevés du système scolaire. Vers le bas, c'est l'échec. Chaque année, 200 000 jeunes quittent le collège ou le lycée sans aucune formation professionnelle. Ce sont ceux qui, dégoûtés de l'école, renoncent à toute formation dès que, à 16 ans, ils sont libérés de l'obligation scolaire et ceux qui se contentent d'une formation générale élémentaire. 200 000 sur des promotions de 7 à 800 000 élèves, un quart d'échecs, c'est considérable. Tout comme pour les classes de transition, le système éducatif s'avère incapable de proposer une formation utile et supportable aux élèves par trop allergiques aux normes scolaires habituelles.

 

Les effets de la scolarité prolongée

 

Il y a les effets que l'on peut chiffrer. Entre 1959 et 1979, le système scolaire a produit 3 107 969 bacheliers et 5 198 795 diplômés technologiques (C.A.P., B.E.P., B.T., B.P.). Pour ce qui ne se chiffre pas, l'évaluation est plus difficile. Si faible que soit l'efficacité de l'éducation scolaire, les hommes et les femmes qui ont reçu trois, quatre, cinq années de formation de plus que leurs parents doivent normalement être différents, par leur mentalité et leur comportement, de ceux qui ont vécu la plus grande partie de leur éducation en famille ou en apprentissage.
Comment analyser ces différences ?
Il n'existe pas d'enquêtes comparatives. Nous sommes réduits à des essais limités tels que ceux de G. Vincent, Le Peuple lycéen, ou de B. Galambaud, Les Jeunes Travailleurs d'aujourd'hui, ainsi qu'aux enquêtes nombreuses que tous les trois ou quatre ans des magazines demandent aux instituts de sondages. Ces études analysent des comportements, sans faire le départ entre ce qui revient à l'éducation scolaire et aux autres sources d'influence, media, famille, société adulte, ... air du temps. Impossible de faire la distinction, sinon en s'appuyant sur le témoignage des intéressés. Á partir de ces études, de l'observation quotidienne de ce qui se passe à l'école et de ce qu'on en dit, voici une esquisse, toute personnelle, de ces changements de mentalités.

Pour les moins de 30 ans, le travail n'a de valeur que pour ce qu'il rapporte d'argent et/ou de plaisir. De là cette "allergie au travail" analysée par le Dr Rousselet, de là également la place donnée aux relations et à l'ambiance du milieu de travail dans le choix d'un emploi.
Pour ces jeunes, les clivages sociaux d'origine familiale et les discriminations fondées sur la hiérarchie professionnelle n'ont plus l'importance qu'ils avaient pour leurs parents. Le réseau de relations s'est amorcé au lycée ou à l'université. Il est déterminé par le genre d'études suivies et le type d'établissement fréquenté, où se modèlent des micro-milieux sociaux-professionnels qui se retrouveront plus tard dans la vie professionnelle : techniciens, ingénieurs commerciaux, gens de l'électronique, de la comptabilité, etc. Tolérants, ces jeunes adultes sont moins sensibles aux antécédents familiaux qu'aux comportements qui permettent l'identification culturelle.
Tout cela donne à ces générations formées par une scolarisation prolongée une liberté d'esprit et d'allure assez nouvelle parmi les Français. Á leurs yeux, ni la hiérarchie, ni le règlement ne méritent le sacro saint respect que leur portaient leurs aînés. Tout ce qui est officiel, formel, préfabriqué devient la cible de leur esprit critique et d'une impertinence qui aboutit parfois à un total cynisme. Leurs supérieurs sont bien obligés de s'en accommoder.
Le comportement des jeunes employés des P.T.T., de la S.N.C.F., des banques et des administrations est, sur ce point, significatif. Ces professions se recrutaient autrefois parmi les titulaires d'un C.E.P., ou d'un brevet. Depuis dix ans, elles sont envahies par des bacheliers parfois frottés d'études supérieures. On ne les voit plus se courber devant le chef de bureau, ni se référer au règlement pour se débarrasser d'un problème. Ils cherchent par eux-mêmes une solution, quitte à interpréter le règlement.
Cette liberté nouvelle est plus remarquable chez les jeunes femmes. Les filles, autrefois minoritaires parmi les candidats au baccalauréat et à l'université, sont maintenant plus nombreuses que les garçons à poursuivre des études supérieures longues. Il est très probable que les revendications féministes de liberté et d'égalité dans le couple, au foyer et dans l'activité économique, se sont nourries de l'autonomie intellectuelle acquise au lycée, ainsi que de l'expérience concrète de l'égalité entre les sexes faite au cours des longues années de coéducation dans des établissements désormais tous mixtes et où les performances scolaires des filles sont globalement supérieures à celles des garçons.
Un dernier trait caractérise cette nouvelle jeunesse : la curiosité intellectuelle, l'intérêt pour la nouveauté et l'insolite, qu'il s'agisse de technique, de cinéma, de presse ou d'idées. Certes, une grande part de cette curiosité est déterminée par la mode. Il n'empêche que le carcan rigide des traditions idéologiques et intellectuelles a été brisé. Le succès de tous les ésotérismes le montre. Libération et Charlie Hebdo ont été découverts au lycée par le fils du militant ouvrier en même temps que par la fille de famille bourgeoise. Devenus adultes, beaucoup continueront à les lire.
Encore une fois, il serait hasardeux d'affirmer que ces caractères nouveaux des jeunes générations sont les effets directs de l'allongement de la scolarité. Bien d'autres influences sont intervenues. Mais ces attitudes d'esprit, ces comportements, sont trop proches de ce que la formation secondaire et universitaire à la française met en avant comme objectifs éducatifs, pour qu'il n'y ait pas quelque relation de cause à effet.

 

Les enseignants

 

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les enseignants ont été les victimes plus que les bénéficiaires de l'expansion scolaire. Ils ont d'abord fait les frais des retards énormes dans les capacités d'accueil du système éducatif. Il n'était pas question de laisser les élèves à la porte ; les enseignants ont fait la classe à des élèves bien trop nombreux pour un enseignement normal.
Certes, au fil des années, les effectifs moyens se sont abaissés. Mais, simultanément, le niveau des élèves baisait aussi ou, plutôt, leurs aptitudes se modifiaient tandis que les exigences des familles et de l'enseignement supérieur restaient inchangées. On demandait aux professeurs de faire "réussir" des promotions de 800 000 jeunes avec une formation conçue autrefois pour une minorité de quelques dizaines de milliers d'élèves sélectionnés.
Dans le même temps, le statut social des enseignants s'est dégradé. Á mesure que la scolarisation secondaire gagne l'ensemble de la population, l'avance culturelle que représentaient pour les instituteurs les deux ans, pour les professeurs du second degré les quatre ou cinq ans de formation après le baccalauréat devient le lot d'un grand nombre de parents d'élèves.
En 1960, pour satisfaire aux besoins d'éducation, il fallait embaucher 30 % des bacheliers, 60 % des licenciés de l'année. En 1979, les 7 000 élèves-instituteurs ne représentant plus que 2, 2 % des bacheliers, et les 2 700 postes d'agrégés et de certifiés mis au concours, le vingtième du nombre de licenciés et d'ingénieurs diplômés cette année-là.
La profession subit une diminution indiscutable de prestige social. D'autant plus sensible que, à la même époque, les formations d'ingénieurs sont passées de trois à cinq ans. La perte d'autorité intellectuelle qui en est résultée s'est répercutée sur la hiérarchie relative des rémunérations. En 1976, un agrégé, en région parisienne, gagnait, en moyenne, moins qu'un bachelier du secteur privé ; un certifié autant qu'un titulaire du B.E.P.C.
Enfin, en vingt ans, les caractéristiques psychologiques et culturelles de la jeunesse ont profondément changé. Tardivement mais avec un certain bonheur, méthodes et programmes ont été modifiés pour répondre à des besoins éducatifs nouveaux. Et pourtant, rien dans la formation des enseignants n'a bougé. En 1979 seulement, le programme et la durée de la formation des instituteurs ont été améliorés.
Dans le second degré, par contre, les exigences de formation régressent. Les I.P.E.S. ont été supprimés. Ces instituts sélectionnaient les futurs capésiens sur des critères uniquement intellectuels ; du moins leur assuraient-ils une formation universitaire solide. Désormais le recrutement se fait après la licence ; la formation spécifique n'intervient qu'après la réussite des concours, et elle ne dure qu'une année.
Depuis vingt ans, pour satisfaire les besoins d'encadrement dans le 1er cycle, l'administration a fait appel systématiquement aux P.E.G.C. (Professeurs d'enseignement général de collège), dont la formation est de trois ans après le baccalauréat, alors que dans les anciens premiers cycles secondaires, l'enseignement était donné par des certifiés et des agrégés (5 ou 6 ans de formation après le baccalauréat). Je ne veux pas dire que le mode de recrutement et de formation des certifiés et des agrégés est un modèle de préparation pédagogique. Il mériterait bien des améliorations. Olivier Guichard avait élaboré un projet intéressant en 1972. Plus personne n'en parle. Il est évident que la généralisation de la formation secondaire s'est faite à l'économie ; on a multiplié le nombre des professeurs, mais on a réduit de moitié la formation de chacun. Les élèves, les familles paient cher cette économie qui a été bien camouflée sous de fallacieux discours.
Les enseignants en sont les premières victimes, eux à qui l'opinion reproche de ne pas avoir la valeur des anciens maîtres. Ce ne sont pourtant pas eux les coupables. Mais le pouvoir, sous la Ve République, n'a jamais paru fâché de faire porter au monde enseignant, qui ne lui était pas politiquement favorable, la responsabilité des difficultés du système scolaire. Les bavures de la police ont bénéficié de plus d'esprit de solidarité. La vérité est que la démocratisation de l'enseignement a été faite à l'économie, sans l'avouer. Les classes secondaires d'aujourd'hui n'ont rien de commun avec celles des années cinquante. Mais, pour l'opinion, un prof, c'est toujours un prof. Si le lycée fonctionne mal, c'est de leur faute...

 

Au terme de cette analyse, une constatation : sont à porter au crédit de la Ve République l'importance de l'effort financier et des transformations institutionnelles, positives dans leur ensemble.
Mais le premier comme les secondes sont notoirement insuffisants pour répondre aux aspirations des parents, des élèves, des enseignants. Un accroissement de l'effort financier, pourtant nécessaire, serait incapable, à lui seul, de faire réussir le système. Autant que de milliards, l'école a besoin de changement. Je l'ai montré plus haut, il n'y a pas eu vraiment égalisation des chances pour tous. Dans le champ scolaire, encore très marqué par les modèles anciens, les atouts de la réussite restent des héritages, culturel, social, économique. Ils sont aux mains d'une minorité. Les hiérarchies socio-professionnelles filtrent les chances de réussite scolaire comme elles déterminent les chances de réussite sociale. Une véritable démocratisation de l'enseignement exigerait un changement plus radical des normes éducatives et des méthodes pédagogiques, donc aussi des modèles culturels qui gouvernent l'opinion et ses jugements. Que le monde enseignant résiste à de tels changements de comportement auxquels il n'a nullement été préparé et que très peu de monde défend autour de lui, c'est bien compréhensible. Il serait injuste de lui en faire grief : plus un corps est nombreux, plus il reflète l'opinion moyenne de la population dont il est issu. Le changement viendra-t-il de ceux qui nous gouvernent ? La Ve République n'a pas innové en éducation. Les deux grandes réformes qui ont partiellement réussi - prolongation de la scolarité et collège unique - ont mis en œuvre des projets hérités de la IVe. Quant à la participation, exaltée autour de 1968, elle disparaît des discours officiels autant que de la pratique administrative ou éducative. Le système scolaire ne changera dans ses mécanismes fondamentaux que si les mécanismes sociaux de la sélection, de la réussite et de la répartition des biens - économiques et culturels - sont remis en question. Une amélioration vraie du système scolaire passe par un projet de société novateur qui ferait de la solidarité avec les plus démunis le but et la justification du développement. On en est loin. Notre société libérale est gestionnaire. Son caractère mercantiliste s'accuse de jour en jour. Le coût des inadaptés scolaires, des handicapés de la culture dominante, est de plus en plus mal supporté par la collectivité. Aux familles de s'en arranger. Le discours officiel distingue toujours plus les bons et les mauvais élèves sans chercher à savoir pourquoi certains sont condamnés à être "mauvais élèves". Il y a fort à parier que l'effort "pour un enseignement de qualité", que l'on nous annonce, se fera au bénéfice des premiers et aux dépens des seconds.
Une société qui fait de la compétitivité et de la réussite les valeurs principales de l'éducation n'a ni place, ni argent, ni professeurs pour ceux qui ont le tort d'échouer. Comme ils sont minoritaires et que l'école elle-même, enfermée dans la conception étroite et passéiste de l'éducation que lui impose la tradition nationale, n'en veut pas, la voix des ratés de l'école ne troublera pas grand monde.

 

© Edmond Vandermeersch, s. j., in Études, décembre 1980, pp. 609-626

 

 

II. Échecs scolaires...

 

Il y a l'échec scolaire des adolescents qui, à la sortie du collège, n'ont pu trouver la filière professionnelle qui leur convient : c'est celui dont parlent les gazettes à chaque crise des banlieues. Et il y a l'échec de ces enfants, immigrés ou non, qui, à la sortie de l'école élémentaire, n'ont pas acquis les connaissances de base : ce n'est pas le moins grave.

Échec de l'élève, échec de l'école, c'est en question. Mais toujours est-il que si on considère encore l'école comme un lieu où l'on apprend quelque chose à quelqu'un, nul n'a le droit de priver un enfant, même le plus défavorisé, de sa responsabilité personnelle dans tout ce qu'il fait - ou ne fait pas - pour apprendre, car on n'apprend pas sans effort et sans travail personnel. Par contre, il revient à l'école d'assumer totalement la responsabilité qui est la sienne, en combattant l'inégalité des chances par des aides appropriées, y compris une véritable politique d'effectifs, et en soutenant la volonté d'apprendre et de réussir par une pédagogie toujours mieux adaptée des premiers apprentissages.

Or, à cet égard, un coup d'œil rétrospectif sur l'histoire de l'école élémentaire des trente dernières années pourrait être instructif, en rappelant au préalable les grandes réformes des années soixante qui créèrent l'unicité de l'enseignement primaire : suppression des sections de fin d'études primaires annexées aux écoles rurales ; mixité ; abandon de l'enseignement agricole ; suppression des classes élémentaires des lycées ; suppression de tout barrage à l'entrée en sixième. Il en résulta le rassemblement de tout le premier cycle dans un collège "unique", ce qui ne fut pas poursuivi, il vaut la peine de s'en souvenir, par la création, au deuxième cycle, d'une véritable filière technico-professionnelle parallèle à celle des lycées.

Au début des années soixante-dix, commence une nouvelle période de réformes de l'école élémentaire avec un double objectif : intégrer les nouveaux immigrants, et adapter tout le système scolaire aux transformations d'une société en proie à une modernisation rapide et chaotique.

L'énumération qui suit, des mesures retenues comme les plus significatives, adopte ces deux regroupements thématiques, ce qui ne va pas sans bousculer quelque peu la stricte chronologie avec, en plus, une certaine part d'arbitraire.

Pour commencer, au chapitre de l'intégration, on note l'abandon du "modèle républicain" et la mise en cause du principe d'autorité.

Ce qui avait passablement réussi avec les immigrations précédentes sans encourir l'accusation de racisme, parut inadapté à l'accueil d'une immigration nouvelle en provenance d'Afrique. Une norme éducative différente vit alors le jour, qui mettait l'accent sur la continuité nécessaire des milieux de vie : école, famille et quartier. La langue d'accueil étant ainsi mise en ligne de mire, on résolut de rendre le français de l'école plus accessible aux nouveaux arrivants, en abandonnant les "vieilles" techniques d'inculcation et d'alphabétisation, par exemple les exercices oraux structuraux, les leçons de vocabulaire et d'élocution, les exercices de copie et d'écriture, parfois même de dictée.

Parallèlement, "l'Autorité" fut mise en cause, comme manifestation, dans l'école, d'un "pouvoir" illégitime et comme expression, dans la classe, d'un rapport maître-élève asymétrique qui n'avait plus lieu d'être. D'où une quantité d'innovations tendant toutes au desserrement des contraintes scolaires les plus voyantes : règles de discipline générale, emploi du temps, disposition matérielle de la classe, tableau noir et ardoise, tenue des cahiers, exercices répétitifs, etc. Mais pour dépouiller le maître de son "pouvoir" de notation-sanction, il fallait aller à la source de sa responsabilité personnelle. Ce qui fut fait : aujourd'hui, les enseignants de l'école élémentaire ne sont plus notés sur leur compétence personnelle et leurs résultats, mais sur le niveau de conformité de leur pédagogie avec un projet collectif ratifié en "conseil d'école".

Aux historiens et aux observateurs qualifiés d'apprécier le rapport que toutes ces mesures pouvaient avoir avec l'intégration des immigrés.

Au chapitre de la rénovation peuvent s'inscrire les réformes touchant à la formation des maîtres, aux contenus d'enseignement et aux structures de l'école élémentaire.

Pour ce qui concerne la formation professionnelle, le bilan est bientôt fait : ce n'est qu'une succession chaotique de réformes, au rythme d'une "innovation" tous les deux ou trois ans, pour finir par la ruine des Écoles normales dans les années quatre-vingt-dix. Ces établissements, qui avaient survécu au régime de vichy, furent absorbés dans des conglomérats universitaires censés mieux adaptés à la formation de maîtres "nouveaux". Il faut reconnaître que les concepts brillants des sciences de l'éducation ont remodelé notablement le vocabulaire de l'ancienne pédagogie...

Pour ce qui concerne les contenus, il faudrait pouvoir s'attarder sur la rénovation de la lecture : c'est le seul cas d'une tentative de réforme cohérente et appuyée sur des "moyens" humains et matériels considérables. Mais la nouvelle politique d'alphabétisation qui l'accompagna au niveau de la première année primaire ne pouvait être efficacement appliquée par des maîtres mal formés. D'où, pour les enfants défavorisés, immigrés ou non, des lacunes d'apprentissage difficilement récupérables par le nouveau dispositif. Quant à la rénovation des autres disciplines, dont les programmes devaient pourtant être réformés, elle se laisse, hélas ! résumer ainsi : essai de remplacement de la "vieille" arithmétique par une mathématique "moderne" ; essai de remplacement de la "vieille" grammaire par les concepts et les méthodes de la linguistique "moderne" ; essai d'une "informatique pour tous" ; essai de remplacement des "vieilles" disciplines, histoire, géographie, sciences, par des "activités d'éveil", toutes ces tribulations ne laissant à chaque fois qu'une maison un peu plus délabrée à rebâtir.

Au chapitre des réformes de structures, on rappellera d'abord la création de zones "prioritaires" rassemblant des populations scolaires défavorisées, avec un taux très important d'immigrés. Mais il est constant que, dans ces zones, depuis leur création au début des années quatre-vingts jusqu'à nos jours, on s'est obstiné à combattre des difficultés d'intégration bien connues non par un renforcement des apprentissages, mais par une "ouverture" plus grande de l'école sur son quartier. Aux observateurs avisés de dire si cela s'est traduit par une amélioration significative du savoir parler, lire et écrire. On retiendra, en tous cas, que le thème de "l'ouverture" domine toute la période : l'école s'ouvre aux parents, aux collectivités locales, aux intervenants extérieurs, aux militants associatifs et parfois même aux entreprises. On convie des parents élus à venir s'occuper des enfants des autres dans des Conseils d'école qui décident du projet d'ensemble de la "communauté éducative". Ce qui revient pratiquement à mettre la part des apprentissages de base à la discrétion d'un "collectif" susceptible de changer au gré des élections. Quant aux multiples manipulations du temps scolaire, on citera seulement la dernière en date, savoir le dégagement d'une tranche horaire obligatoire "langues vivantes" jusqu'au Cours élémentaire. Dans l'indifférence générale, semble-t-il.

Ce survol d'une trentaine d'années de réformes, se traduit-il à ce jour par une meilleure acquisition des connaissances de base dans les écoles défavorisées ? La réponse est clairement non. Mais les explications habituelles d'un tel échec par la discrimination et l'exclusion, ne sont plus que le cache-misère d'un scandale qui ne s'avoue pas.

Quand une politique d'intégration maquille (avec les meilleures raisons !) la fonction enseignante, elle engage l'enfant dans une posture de moindre effort et d'irresponsabilité qui refait de l'environnement social le facteur déterminant de sa réussite scolaire. Quand une politique d'ouverture s'obstine à réduire l'écart entre le milieu scolaire et le milieu d'origine, le "dedans" et le "dehors" finissent par se confondre dans une même rumeur. Et quand une politique de "rénovation" se traduit d'année en année par une déperdition de contenus (à l'exception des disciplines sportives et artistiques), c'est bien le signe d'une fracture entre l'ambition éducative de l'école et sa mission d'instruction. Et c'est donc aussi le signe d'une crise morale et d'un processus de dégénérescence, dont les premières victimes sont, là encore, les enfants les plus défavorisés.

Le désinvestissement "scolaire" des enfants, et celui de l'institution se montrent d'ailleurs sans fard dans la fréquentation des élèves le samedi. On sait que les "classes aisées", week-end oblige, désertent régulièrement l'école ce jour-là. Elles en profitent d'ailleurs pour alphabétiser clandestinement leur progéniture avec une "méthode" vieille d'un demi-siècle. Ce qui est étrange, c'est que les "classes pauvres" s'abstiennent tout autant, mais pour elles en pure perte. Dans cette zone prioritaire, par un beau samedi de novembre, tout le monde est à sa place, institutrices sans élèves à leur poste, parents à leur balcon, enfants à leurs jeux au pied des immeubles. Il sera toujours temps de crier à l'exclusion.

 

© Gilbert Record, 10 décembre 2005

 


 

 

Textes soumis aux droits d'auteur - Réservés à un usage privé ou éducatif.