On ne peut laisser les propos du ministre Fillon, homme apparemment sincère et équilibré, mais parfaitement incompétent (en pédagogie), dire n'importe quoi au sujet de la dictée, et autres "exercices traditionnels qui demandent un effort personnel" (et nous pondre une "circulaire sur le renforcement des exercices individuels et répétitifs, tels la dictée ou la rédaction"). Alors, on sort ce texte, peut-être difficile (et pénible) à lire - extrait d'une thèse - mais qui a la prétention d'aller un peu plus loin que les propos d'un Ministre - de passage, comme tout Ministre.

 

"Haro sur la dictée qui, jadis, musclait l'esprit ! Cette pelée, cette galeuse, bête noire de certains Inspecteurs primaires" (Paul Guth, Lettre ouverte aux futurs illettrés, Paris, A. Michel, 1980, p. 66)

"La dictée traditionnelle demeure un exercice commode surtout pour le maître... ; le temps coule, doucement monotone et somnolent" (L. Vérel in G. Prévot, L'enseignement du français, p. 92).

 

[...] C'est donc tout naturellement que nous sommes conduit, pour achever ce chapitre consacré à la didactique de l'orthographe, vers un exercice particulièrement bien connu, dont on ne peut d'ailleurs contester l'utilité sans s'exposer à quelques risques, y compris sur le plan physique(1). Car, en dépit de tous les assauts que la dictée d'orthographe a subis depuis des lustres, elle n'en demeure pas moins, imperturbablement, l'exercice-roi de la classe de français.
Peut-être conviendrait-il de rechercher longuement la finalité de cette pratique, et les motifs de tous ordres qui la légitiment ; mais il faudrait alors avoir la certitude d'aboutir à autre chose qu'à la transmission immuable d'un héritage dont la justification relève précisément de son caractère pérenne, et le maintien, d'attitudes de confort magistral ; ainsi, à la fin du XIXe siècle, François Guex pouvait s'interroger en ces termes : "Serait-ce que cet exercice se perpétue parce qu'il est commode, que tous les élèves sont occupés, que la discipline est facile et que la fatigue est presque nulle pour l'instituteur ? Ce serait navrant si tel était le cas"(2).
Si nous reprenons à notre compte cette assertion, c'est en conservant à l'esprit le souci, exprimé par G. Snyders, de ne pas d'emblée jeter l'anathème sur des habitudes invétérées : "Cessons, par des refus indifférenciés, de culpabiliser ceux qui constituent l'immense majorité des enseignants [les 'traditionnels'] ; interrogeons-nous d'abord tous ensemble sur les moyens de rendre réels les exercices traditionnels"(3) ; cependant, même s'il ne s'agit nullement de montrer du doigt la majorité silencieuse et de stigmatiser ses routines, on ne saurait pour autant renoncer à les examiner sous un angle critique. C'est encore à G. Snyders que nous ferons appel : "Ni par son contenu, ni par son mode d'insertion dans les autres tâches scolaires, elle [la dictée] ne répond directement à un souhait, à un projet de l'élève"(4).

Dès lors, la seule interrogation qui demeure ressortit à la psychologie génétique et aux théories de l'apprentissage : qu'est-ce que savoir l'orthographe, pour un enfant de tel ou tel âge, et quelles sont les conditions optimales d'acquisition de ce savoir(5) ? Nous voici alors inévitablement renvoyé aux travaux dont nous venons de rendre compte, comme d'ailleurs aux discours sur l'orthographe, et tout particulièrement aux I.O. de 1977 : à tout ce qui dessine, fût-ce à grands traits, les lignes de force d'un savoir minimal, et d'une progression pour l'atteindre.
Mais la validité de cette interrogation ne fera certes pas disparaître pour autant, d'un trait de plume, la réalité quotidienne de toute classe de français. Ce n'est pas avec des incantations qu'on peut espérer ouvrir une brèche dans un bastion aussi solidement établi. C'est pourquoi on ne saurait s'étonner d'une apparente contradiction. Dans ce travail qui, pour une large part, s'attache à dissiper les illusions de la dictée(6), on a pris cet exercice comme matériel de base des comparaisons rapportées dans la seconde partie. C'est qu'il s'agit moins, ici, de montrer la réalité et la vanité de ces illusions, que de suggérer des correctifs, immédiatement applicables, à la pratique traditionnelle. Il convient, selon nous, d'affronter les pratiques les plus répandues avec leurs propres armes. D'où cette défense d'un apprentissage sans dictée, contrôlé par la passation de dictées.
Car si l'on désire, comme le souhaite par exemple B. Coppey, "engager les maîtres à repenser leurs méthodes d'enseignement et de correction"(7), il faut commencer par emprunter leur voie, et accepter de faire un bout de chemin avec eux. Et donc, en premier lieu, entendre leurs arguments.

Ces derniers nous semblent particulièrement bien résumés dans un court texte relativement ancien(8) ; sa lecture va nous permettre de les expliciter. Selon l'auteur(9), qui affiche un scepticisme certain vis-à-vis de cette épreuve, lorsqu'elle est préparée, la dictée d'orthographe(10) est doublement avantageuse, collectivement et individuellement.
Au sein de la classe, l'acte de dicter motive "une certaine convergence mentale" (en direction de l'esprit du texte), ce qui entraîne une discipline collective librement consentie : "ce silence [...], non imposé mais qui s'impose de lui-même, mettant l'esprit en disposition de scruter, de douter, de reconnaître avant d'appliquer". Et il n'est pas jusqu'à la lecture magistrale qui, même si elle est - nécessairement - fractionnée et ne respecte pas toujours le rythme, ne permette d'initier au "goût littéraire", et de faire sentir les valeurs sémantiques. Par conséquent, tout en n'étant pas en contradiction avec "les données élémentaires de la psychologie enfantine", la dictée révèle l'aptitude à la pensée conceptuelle, et prépare activement les élèves à penser logiquement les divers rapports de faits grammaticaux.
S'agissant maintenant du plan individuel, le fait d'écrire sous la dictée oblige l'élève à un effort d'attention soutenu(11), exige qu'il raisonne "à partir d'un fait grammatical dont il doit avoir tout d'abord une idée claire et distincte" ; c'est donc une "activité intellectuelle de qualité supérieure" ; et l'imprégnation lente qui l'accompagne profite autant "aux meilleurs qu'aux plus faibles".
En définitive, tous "ces merveilleux attributs de caractère psycho-pédagogique" font de la dictée "un exercice à la fois prenant et éducatif", ou encore, "en son principe un moyen éducatif de premier plan". C'est "l'épreuve témoin de la prise de conscience plus ou moins nette des principes essentiels du déterminisme grammatical"(12). On peut donc parler, à son propos, de "juste application [de] l'éducation fonctionnelle"(13) ; et on voit mal quel autre moyen, "à la fois éducatif et utilitaire", pourrait lui succéder.

Nous avons d'abord songé, en découvrant cet article, que nous avons tenu à citer longuement, à un discours par antiphrase poussé jusqu'à l'extrême de la caricature. Mais il semble bien qu'il n'en soit rien. L'esprit traditionnel s'y exprime dans toute sa bonne foi ; et cette dernière ne se doute nullement qu'elle est surprise. Car la réalité quotidienne de la dictée, tant au plan du climat de classe qu'à celui des résultats obtenus, et de leurs conséquences, nous paraît fort éloignée de la description idyllique brossée par notre auteur(14).

La première réalité qui se manifeste, en effet, c'est le climat dans lequel se déroule l'épreuve. Et si la dictée du terrible M. Rambourg ressortit davantage à une vision de cauchemar qu'au vécu réel des élèves d'aujourd'hui(15), nul doute que les souvenirs d'écolier d'un autre Directeur d'école n'approchent la réalité au plus près : "La peur de dépasser un nombre fatidique de fautes crispait notre attention d'enfants sur le mot à mot, au détriment de l'ensemble de la signification"(16). Et on ne fera que noter en passant le caractère tout à fait singulier et sans aucune correspondance dans la vie sociale, de l'acte de dictée(17), dont A. Ruhlmann explique le maintien pour des raisons de rapports de force entre maîtres et élèves : "Certains enseignants de français y voient [...] l'occasion de retrouver leur autorité (enfin !) face à des classes souvent portées à la contester, et usent de la dictée comme d'un instrument de pouvoir"(18).
Le deuxième fait est le côté le plus scandaleux de la dictée, le versant notation, qui la transforme en machine à 'accidents'(19). La notation de la dictée est trop souvent, en effet, une sorte de jeu de massacre(20) prolongeant une autre occasion de révolte, le choix d'un texte si souvent laissé au hasard.
Il y aurait donc aussi beaucoup à dire sur le zéro en orthographe, sur les attendus pédagogiques qui le sous-tendent et sur le culte de la note(21). Si l'on excepte le cas des quelques rares excellents élèves, ceux que M. Rouchette nomme malicieusement des "êtres d'exception, héros de l'orthographe"(22), dont les copies sont vierges d'encre rouge (et pourquoi, dès lors, les obliger à perdre leur temps ?), que peut bien signifier, pour la majorité, une avalanche de notes médiocres ou nulles (mais sanctionnent-elles l'absence totale de connaissances ?), portant sur l'évaluation d'un corpus de difficultés à chaque fois nouveau, et sans rapport avec le précédent ? D'un zéro à l'autre, il est exclu que l'enfant progresse autrement que dans l'intériorisation de sa nullité en orthographe, et dans le fait de s'en accommoder(23).
Il serait donc préférable de ne recourir qu'exceptionnellement à l'exercice de dictée. Mais ceux qui ne sauraient y renoncer devraient, à tout le moins, s'inspirer de la façon de relever les erreurs que nous suggérons infra(24), ou de toute autre grille d'usage aisé pour les élèves, et ne plus recourir à la sanction traditionnelle, dont le caractère arbitraire est bien connu(25). On pourrait à cet égard s'inspirer des propositions faites précisément par A. Ruhlmann concernant une notation 'exponentielle'(26), permettant de faire apparaître les progrès de chaque élève, le zéro étant par définition exclu de l'échelle des notes(27). Dans le même temps, il conviendrait de ne prendre en compte que des savoir-faire précisés à l'avance, ce qui obligerait les maîtres à s'imposer un système d'objectifs bien définis(28), tout en évaluant d'autres savoirs habituellement non ou peu assumés : le soin, la calligraphie, la ponctuation... Ce qui serait déjà un immense pas en avant. Mais, en tout état de cause, il convient de ne pas trop se leurrer ; car le souhait exprimé par N. Catach : "Il viendra bien, le temps où disparaîtront la notion de 'faute' et le zéro en orthographe"(29), relèvera, pour longtemps encore, de l'utopie.

Résumons-nous : dans une optique traditionnelle, la dictée peut revêtir une certaine utilité, lorsque du moins elle s'efforce de satisfaire à quelques critères précis :

- elle situe le niveau de la classe par rapport à un ensemble plus vaste(30).
- elle signale les élèves qui ont besoin d'un programme individualisé de récupération.
- elle souligne les éléments sur lesquels doit précisément porter cette récupération(31).

Il y aurait enfin beaucoup à dire sur l'efficacité même de la dictée, dont l'influence sur les progrès de l'élève n'a jamais été démontrée(32). On pense qu'une pratique intensive (et s'inscrivant dans la durée) de l'exercice peut donner aux élèves un certain nombre de réflexes conditionnés leur permettant de se tirer honnêtement d'affaire. Comme l'écrit R. Thimonnier à propos d'une pratique qu'il veut croire oubliée au moment où il en parle, "soumis au régime de la dictée quotidienne, nombre d'élèves finissaient par acquérir le minimum de connaissances indispensable"(33). Mais les plus lucides des maîtres, naguère contraints d'imposer cette forme de dressage à cause de l'examen du Certificat d'Études, penseraient sans doute comme leur collègue interrogé par J. Desmeuzes : "Autrefois [le locuteur s'exprime en 1971], je faisais faire de nombreuses dictées aux candidats au C.E.P. Les résultats étaient satisfaisants et spectaculaires, mais de courte durée, et essentiellement valables pour la dictée, l'orthographe redevenant désastreuse en toute autre matière"(34). Ce qui est assez dire combien ce travail utilitaire à très court terme était en réalité du temps perdu, et dépourvu de l'intention d'être transférable.

Et, par ailleurs, certaines expériences, malheureusement sans grand retentissement, semblent prouver que l'influence de la dictée sur les progrès en orthographe est pratiquement nulle. Ainsi de celle des Andelys, que nous allons maintenant rapporter(35).

En 1954, sous l'impulsion de R. Gloton, inspecteur départemental de la circonscription(36), les capacités de la dictée à entraîner des progrès chez les élèves furent mises à l'épreuve, au sein de deux groupes de vingt-trois classes comprenant trois cours (CM 1 et 2, CFE). Constatant que les seules activités consacrées à la dictée occupaient une heure trente à deux heures (sur cinq heures de français) chaque semaine, Gloton fit l'hypothèse qu'en renonçant totalement à cet exercice, et en consacrant le temps dégagé à "la formation des moyens d'expression orale ou écrite"(37), on pourrait peut-être obtenir, en retour, ces progrès en orthographe qu'on n'avait pas directement visés. Pour mesurer les dits progrès dans les deux groupes de classes, il eut recours à une dictée mensuelle de contrôle (la seule activité orthographique des classes expérimentales), identique dans chaque niveau. Gloton écrit que "les résultats n'ont pas manqué de surprendre". En effet, les performances en dictée "attestent un parallélisme presque absolu" entre les deux groupes. Gloton est ainsi conduit à affirmer : "Tout porte à conclure que la dictée, préparée ou non, n'a aucune influence sur les progrès en orthographe"(38).

S'agissant maintenant, d'une façon générale, des progrès en français, Gloton a surtout relevé une différence sensible (au niveau des classes de C.E.P.), dans les performances en rédaction et en questions de dictée, au profit des classes expérimentales(39) .

Ajoutons que cette expérimentation ne fait que corroborer d'autres essais ponctuels effectués par exemple au sein de certaines classes 'nouvelles', et tout aussi concluants(40). Il est donc possible de 'faire de l'orthographe', et de progresser dans cette matière, sans pour autant passer par l'exercice de dictée : nous retrouvons ici l'une de nos hypothèses.

C'est aussi à une conclusion semblable que parvient Hélène Huot : pour elle, si la dictée a toujours été présentée comme l'exercice d'apprentissage de l'orthographe par excellence(41), l'utilité de son action n'a jamais été démontrée. Au contraire, tout porte à croire à son faible impact, qu'on peut expliquer par plusieurs types de raisons :

- au plan psychologique, il s'agit, pour l'apprenant, d'un exercice non motivé(42), difficile, trop ambitieux, source de punitions et de conflits avec les parents(43).

- au plan linguistique, la difficulté propre à notre langue (l'absence presque constante de correspondance phonographique) n'est montrée à l'élève, en général, que par des astuces, des 'trucs' mnémotechniques, sans mise en évidence, ou découverte progressive, des aspects les plus stables du système.

- au plan pédagogique, enfin, les moyens mis en œuvre sont très inadéquats : pas de recours à la notion de fréquence, apprentissage grammatical erroné (privilège accordé à l'étude des mots, non des phrases), superbe ignorance des conditions du développement cognitif de l'enfant, établie sur la croyance que la connaissance imperturbable des règles est la condition suffisante de leur application, ce que notre auteur nomme une "illusion pédagogique"(44).

Pour H.H., les solutions ressortissent à plusieurs changements d'attitudes, au premier rang desquels figure la priorité accordée à la motivation de l'acte de communication, à l'entraînement précoce et systématique de l'élève au maniement des dictionnaires et des tables de conjugaison ; à la suppression du système de notation en vigueur ; à un travail de découverte du fonctionnement de la langue orale, en elle-même et dans ses différences d'avec l'écrit : segmentation, marques genre/nombre(45) ; à la familiarisation avec la structure de la phrase ; au travail de classement des graphies d'un son, à l'observation et à la comparaison par l'usage de l'alphabet phonétique. Enfin, à une formation sérieuse des maîtres en Linguistique, sans quoi l'enseignement de l'orthographe demeurera "une sorte de bricolage pédagogique sans grande efficacité"(46).

Et tout ceci est, en définitive, très voisin des propositions avancées par le Plan Rouchette, dont il est temps, maintenant, d'entreprendre l'étude détaillée.

 

S. H., in l'Apprentissage de l'orthographe en fin de scolarité primaire : tradition et innovation, Grenoble III, juillet 1991, pp. 157-170].

 

Notes

 

(1) Ainsi Jules Payot raconte-t-il qu'à l'occasion d'une tournée d'inspection en Savoie, il s'était aperçu que les sourds-muets de Cognin commettaient moins de fautes d'orthographe que leurs condisciples du Lycée de Chambéry : selon lui, c'est parce que les sourds ont la chance de ne pas entendre. "J'osai alors imprimer [dans sa Revue d'enseignement primaire] que la méthode traditionnelle de la dictée était le moyen le plus solidement fondé en psychologie pour apprendre à l'enfant à faire des fautes d'orthographe. Je formulai la règle absolue : ne jamais dicter un mot dont l'enfant ignore l'orthographe. Je soulevai une telle indignation qu'un Directeur d'école supérieure, M. Choquenet, me provoqua en duel" (In La faillite de l'enseignement, F. Alcan, 1937, p. 83.
(2) F. Guex, rapporteur général du groupe Éducation et Instruction, Exposition nationale suisse de Genève, 1896. Cité par C.H. Weber, "La dictée", in l'Éducateur (Lausanne), n° 4, 26 janvier 1918.
Plus près de notre époque, nous avons déjà croisé la réflexion exprimée dans le premier rapport Beslais, au sujet d'un exercice "qui, au surplus, exige peut-être du maître moins de peine que tout autre".
(3) "La dictée", in l'Éducation Nationale du 12 février 1970, p. 24.
(4) Ibid., p. 23. On pourrait d'ailleurs objecter à Snyders que, par définition, rien dans la classe traditionnelle ne répond directement à un projet de l'enfant.
(5) C'est également le souci exprimé par la Commission Emmanuel (Commission de réforme de l'enseignement du français, Texte d'orientation, INRP, 1972, pp. 9-10).
(6) Nous empruntons comme titre de ce dernier paragraphe celui de l'article d'Hélène Huot in Le Monde de l'Éducation, janvier 1976, pp. 11-12.
(7) L'orthographe, la dictée, le devoir sur la dictée, ouvr. cit., p. 18.
(8) Mais qui est toujours d'actualité : le remue-ménage médiatique autour des Championnats d'orthographe, qui émerge à intervalles réguliers, en est une preuve.
J. Vérain (Le Monde du 22 mai 1985, p. 2, "La République, l'élitisme et l'orthographe") cite sarcastiquement le cas de "la revue Lire qui a donné à la 'croisade démocratique' contre le relâchement de l'écriture la forme exaltante d'un championnat de France de dictée" et il ajoute : "M. J.P. Chevènement ressuscite le plus fervent des cultes français, et le plus unanime : celui de l'orthographe... Le bénéfice électoral du retour aux valeurs pédagogiques d'antan sera sans doute immense, car nous adorons l'orthographe, au sens religieux".
(9) E. Dédet, Directeur d'école, "Les attributs psycho-pédagogiques de la dictée d'orthographe constituent sa meilleure défense", in Journal des Instituteurs et des Institutrices, n° 4, novembre 1951, p. 40.
(10) Il l'oppose vraisemblablement à la dictée de mots.
(11) À côté de la dictée d'orthographe, l'auteur cite également l'exercice de copie, purement individuel, qui n'entraîne donc pas la même mobilisation de l'attention, ce qui fait que "l'esprit [y] faillit bien souvent à sa tâche, qui est de penser les rapports grammaticaux lorsqu'il s'agit de rédiger".
(12) L'auteur oublie quelque peu, nous semble-t-il, l'orthographe d'usage.
(13) Souligné par nous. Édouard Claparède (disparu en septembre 1940), l'auteur de l'Éducation fonctionnelle (1930), a dû se retourner dans sa tombe.
(14) Mais qui s'inscrit, soit dit en passant, dans le droit fil d'une tradition solidement ancrée chez nous. Cf. par exemple, ce qu'on peut lire dans le Dictionnaire pédagogique, de F. Buisson (1887) : "Une dictée est un texte devant servir d'exercice orthographique... Ce genre d'exercice tient à juste titre le premier rang dans nos écoles primaires : c'est celui qui apprend le mieux notre langue aux élèves, en les mettant aux prises avec ses difficultés ; c'est celui qui sert à constater les progrès des écoliers dans les classes, leur degré d'instruction dans la plupart des examens" (J. Dussouchet, art. Dictée, 2e partie, tome 1, p. 589).
On trouve aussi d'autres défenses et illustrations de la dictée traditionnelle dans les Cahiers pédagogiques, n° spécial 44, "l'Orthographe" octobre 1963), pp. 28-37.
(15) Jules Leroux, Léon Chatry, instituteur, L'amitié par le livre, 1950 (1e éd. : 1936. Réédité aux Éditions de la Manufacture, 1985, 176 p.).
M. Rambourg faisait étudier à ses élèves, au titre de l'orthographe d'usage, les mots suivants : thyrse, syrte, cytise, phtisie, caryophyllée, lithotritie, conchyliologie...(ouvr. cit., p. 64).
Et ses "corrections" de dictée étaient toujours à double sens :
"Comprends-tu, Tibert ?
Tibert, dont les oreilles bourdonnaient, se hâtait de répondre un oui tremblant.
- Répète.
La réponse ne venait point. M. Rambourg, qui s'imposait à lui-même cette pénitence, reprenait son raisonnement, mais, insensiblement les petites tapes amicales se transformaient en soufflets.....
Et Saunois, qui reçoit une gifle, n'ose ni se frotter la joue, ni sangloter, et deux pages sautent, et une autre, et le cahier vole à l'autre bout de la salle, rasant les têtes qui se courbent davantage..." (ibid., pp. 59-61).
Pour la petite histoire, nous signalerons que les sept substantifs dictés apparaissent tous dans le TLF, avec des fréquences bien supérieures à celles des mots dont il a été question supra (& 2.2 Savoir écrire nos mots, p. 138) :
phtisie : 107
cytise : 65
thyrse : 61 etc...
(16) R. Brandicourt, in L'École et la Vie, 2 avril 1966.
(17) Car la tâche de la dactylo est souvent de mise en forme d'idées générales communiquées par le chef de service, et elle use à cet effet, la plupart du temps, de routines d'écriture engendrées par les traitements de textes : formules plus ou moins stéréotypées à l'œuvre dans les activités dites de publipostage, entre autres.
(18) In "Noter la dictée", le Français dans le Monde, Supplément Afrique/Océan Indien, n° 2, octobre 1981, pp. 17-18.
Plus profondément, à notre sens, J. Cellard écrit : "Texte d'auteur, [la dictée] se présente à l'élève comme le modèle réduit de l'édifice culturel (et, bien sûr, idéologique) de la classe dominante. La reproduction mécanique et fidèle de cet échantillon est, pour l'élève, une sorte d'aveu d'allégeance au système. Plus l'échantillon est différent, éloigné du modèle de langue propre à cet enfant, ouvrier, paysan, en tous cas 'non bourgeois', plus l'épreuve sera probante" (in "Un monument de la société bourgeoise", art. cit., p. 7).
(19) L'expression est utilisée par Jean Guion. D'après ce chercheur, en effet, le système de notation de la dictée est tel qu'il est tout à fait accidentel, pour un élève, de ne pas obtenir zéro (in Ateliers lyonnais de pédagogie, n° 5, mai 1974).
Ce qui rejoint, d'une façon plus générale, l'ensemble des critiques qui ont été formulées contre le système des examens, et dont témoignent au premier chef les recherches docimologiques. On notera que les instituteurs primaires furent à l'avant-garde de ce combat, comme le montre clairement le passage suivant (l'École Libératrice du 22 septembre 1924, n° 43, page 1205) : "Dumas estime indéfendable [le Certificat d'Études primaires] ; c'est un vieux procédé empirique qui ne prouve rien... [Dumas] voudrait qu'on mesure les connaissances acquises par des séries de questions de difficulté échelonnée et graduée, et qu'on essaie en même temps de déterminer les aptitudes de l'élève. Aptitudes et connaissances sont des choses très différentes" (S'agissant des vues de Louis Dumas sur l'orthographe, on ne peut que signaler son ouvrage vivifiant, mais depuis bien longtemps épuisé : Au pied du mur, Sudel, 1948).
(20) Nous avons consacré une partie de notre mémoire de maîtrise (ouvr. cit.) à étudier la notation d'une dictée d'examen et rapporté d'autres travaux allant dans le même sens.
J. Cl. Pintiaux, de son côté (in Le Français aujourd'hui, n° 19, novembre 1972, pp. 45-49, "Réflexions sur un concours"), produit un exemple intéressant de maximalisme orthographique : dans une dictée donnée au Concours d'entrée à l'École Normale du Nord figurait la phrase suivante (A. de Saint-Exupéry, Terre des Hommes, Pléiade, pp. 177-178) : "... trouver un sens à ce silence fait de mille silences où les grenouilles mêmes se taisaient" ; 52 % des candidats ont écrit 'même', ce qui leur coûta quatre points, alors que Grévisse admet, dans ce cas, les points de vue adjectival et adverbial.
(21) B. Coppey, ouvr. cit., pp. 12-14. Dans un article des Cahiers Pédagogiques ("Responsabilités des professeurs", n° 53, mars 1965, p. 28), J. Glück cite le cas d'une classe pour laquelle, sur 93 notes attribuées (3 par élève), il avait relevé 65 zéros (70 %) "dans une matière importante".
P. Quéréel a donné, dans le Français aujourd'hui (n° 48, 1979, p. 72) un malicieux article de 'pédagogie-fiction', attribuant un zéro en orthographe à la 'copie' de l'élève Rouffeau Jean-Jacques (un extrait du texte original des Confessions).
Enfin, on ne peut s'abstenir de faire allusion à la terrible figure évoquée par Renée Massip (R. Massip, La Régente, Gallimard, 1954, pp. 34-35) :

"Combien de fautes à la dictée ? - Zéro faute.
C'était le Bien. Une faute, une demi-faute, un quart de faute, c'était le royaume du Mal ; seul Zéro faute était le bien. La mère avait toujours zéro faute en tout, en institutrice, en ménagère, en mère, en épouse aussi, et même, ce qui faisait croire que la perfection était un don, elle avait été une enfant Zérofaute".
(22)
In l'Éducation nationale du 7 novembre 1968, p. 7. Et on connaît la cinglante remarque de S. Roller à leur égard : "Chacun sait que l'élève 'scolaire', ici le bien adapté, n'est pas toujours la meilleure tête. C'est souvent un petit être conformiste, pusillanime, et dont l'efficience, dans la vie, sera médiocre" ( In La conjugaison française, p. 81).
Pour d'anciens bons élèves, évidemment, l'épreuve de dictée ne peut qu'évoquer de nostalgiques regrets, comme on le voit par exemple avec François Seurel : "Avec attendrissement plutôt que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que je savais encore par cœur, tant de fois nous les avions recopiées ! 'l'Aqueduc', de Rousseau, 'Une aventure en Calabre', de P.L. Courier, 'Lettre de George Sand à son fils'..." (Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, III, 13).
(23) Le texte d'A. Ruhlmann, cité tout à l'heure, se poursuit ainsi : "Pour ceux-là (sont-ils nombreux ?), l'objectif n'est pas de faire réussir (ou du moins progresser) la majeure partie des élèves, mais de leur montrer combien ils sont mauvais, irrémédiablement mauvais. L'élève, de son côté, supporte ce terrorisme orthographique avec résignation, comptant sur les questions pour rattraper l'inévitable zéro qui sanctionnera sa dictée : il y est habitué, et sait que d'éventuels progrès de sa part ne se traduiraient pas par une meilleure note...".
(24) Deuxième partie, chapitre II, & 3.2 : Mode de sanction des erreurs (pp. 324 sq.).
(25) A. Ruhlmann rappelle le paradoxe développé par J. Vial : "Avec 90 exactitudes sur 100, l'élève a 9 sur dix en calcul et 0 en orthographe" (In Pédagogie de l'orthographe, p. 86).
(26) Art. cit., p. 17. On trouvera, en Annexe IX (p. 598), une "échelle de notation exponentielle" immédiatement utilisable.
(27) Cette notation a l'immense mérite de ne pas décourager, d'emblée, les élèves les moins avancés dans cette discipline ; elle mériterait d'être largement diffusée. Pour le moins, elle contribuerait à instituer une certaine cohérence dans les modes de cotation entre les diverses matières.
(28) Chacun sait bien qu'en l'occurrence, on laisse généralement dans le flou l'objectif que l'apprenant doit atteindre, sauf de faire le moins de fautes possible à sa dictée. Ce qui signifie qu'à tout palier du cursus scolaire, l'enfant est mis en demeure de connaître toute l'orthographe, ce que les adultes les plus 'éclairés' ne s'imposent pas à eux-mêmes, puisqu'ils sont les utilisateurs réguliers des dictionnaires. Cela entraînerait sans doute, par retour, l'infléchissement de l'enseignement dispensé au vu des résultats obtenus.
(29) In l'Orthographe française, p. 6.
(30) C'est un des objets des récentes évaluations nationales en CE2 et 6e.
(31) L. Poriniot, in La crise de l'orthographe et l'école primaire, p. 49. Ceci correspond presque point par point à la justification que S. Roller donne de son travail, Les enseignements d'une dictée (p. 2).
(32) La dictée comme unique moyen d'enseignement de l'orthographe est un des préjugés les plus tenaces qui soit. Pourtant, comme le fait remarquer avec raison (et malice) F. Sébastianoff, "l'entraînement des footballeurs ne se réduit pas aux matches" (In Le Monde de l'Éducation, septembre 1980, p. 49). Sur le même sujet, on peut trouver chez É. Charmeux (L'enseignement de l'orthographe, pp. 106 sq.), des pages d'autant plus lumineuses et fortes qu'elles s'appuient sur le propre passé scolaire de l'auteur.
(33) In Le Système graphique du français, p. 23. Ce qui pose une fois de plus le problème du transfert. J. Capelovici note : "il est absurde de considérer que le respect de l'orthographe n'a cours que dans la dictée, exercice dégradant, d'ailleurs abandonné dès l'entrée en Seconde, et qu'il est loisible de la massacrer dans toutes les autres disciplines" (in Femme d'aujourd'hui n° 20 du 16 mai 1988, p. 58).
(34) Ouvr. cit., p. 449. Souligné par l'auteur. Ce qui indique suffisamment que la 'musculation' de l'esprit, vantée en exergue de ce chapitre par P. Guth, n'est en fait qu'une sorte de 'gonflette' artificielle, sans aucun effet dans le long terme.
D'où notre accord complet avec A. Massat lorsqu'il conclut au rejet de la dictée, "art de perdre son temps et de le faire perdre à ses élèves" (in Cahiers pédagogiques n° 10, novembre 1958, p. 49).9.
(35) On la trouvera résumée dans l'Éducation Nationale, n° 13 du 1er avril 1954, p. 9, "L'efficacité de la dictée". R. Thimonnier y fait allusion à la page 144 du Système graphique du français.
(36) Il sera, plus tard, promoteur de l'expérience de la rue Vitruve (20e arrondissement de Paris).
(37) De fait, les exercices qu'il énumère renvoient essentiellement à l'écrit : rédaction, étude et reproduction de textes, compte-rendu de lecture, texte libre ou d'observation.
(38) L'auteur rappelle l'existence d'une étude antérieure conduite en 1948 auprès des Écoles normales d'Aurillac, sur les résultats comparés des dictées préparées ou non, montrant une infériorité nette de la dictée préparée.
On ajoutera que les élèves de l'école de l'Ermitage (école expérimentale du Dr Decroly) obtenaient des performances nettement supérieures dans la dictée de Binet, au barème établi par Vaney, et semble-t-il, sans recours aux exercices traditionnels. Cf. A. Hamaïde, La méthode Decroly, Delachaux et Niestlé (1932, 3e éd.), p. 251.
(39) Gloton ne donne pas de précisions autres sur cette différence 'sensible'. Mais, à notre sens, d'autres profits ont dû se manifester, certes très difficilement mesurables : tout ce qui peut être gagné sur le plan des savoir-être, lorsqu'on délaisse des acquisitions ponctuelles, pour investir délibérément dans le long terme.
(40) Plus concluants encore, puisque les résultats en dictée étaient nettement supérieurs dans les classes ayant abandonné la pratique de cet exercice. Mais on doit aussi tenir compte de la variable 'mobilisation des maîtres' ; comme on le sait, les classes nouvelles étaient conduites par des enseignants volontaires et enthousiastes. Cf. Éducation Nationale n° 29, du 17 juin 1946 (Supplément consacré au stage des chefs d'équipe des sixièmes nouvelles, Sèvres, 16-19 avril 1946).
(41) Art. cit., p. 11. H.H. reprend ici un passage des I.O. de 1972 : "La dictée est traditionnellement regardée comme l'exercice orthographique par excellence. Son efficacité est pourtant contestée" (édition de l'Imprimerie Nationale, p. 26).
(42) Les I.O. de 1972 indiquent, dans le même sens, que cette pratique [la dictée traditionnelle] fait "de la dictée le type même de l'exercice non motivé" (ouvr. cit., p. 28).
(43) Il n'est d'ailleurs pas jusqu'au vocable lui-même (en all., Diktat) qui ne résonne fort désagréablement.
(44) La Commission Emmanuel avait déjà fait remarquer qu'il serait "vain de s'en remettre à la seule prise de conscience théorique et au seul apprentissage des règles à un âge où l'enfant ne peut toutes les comprendre et où il ne suffit pas de les connaître pour les utiliser" (ouvr. cit., p. 9).
(45) On saisit ici le double entraînement à mettre en action : d'une part, dans le sens de la lecture, du mot graphique aux informations véhiculées ; d'autre part, dans le sens de l'écriture, du mot phonique à sa transposition. Duvillard et Ehrler (art. cit., p. 133), avaient déjà signalé les heureux résultats, sur l'apprentissage orthographique, de la démarche pédagogique opposant langue parlée et langue écrite.
(46) Art. cit., p. 13.

 

Aussi rapide que l'ombre ministérielle, un ancien prof d'École normale, spécialiste écouté dans le domaine de l'apprentissage orthographique, a tiré sa plume pour répondre à François Fillon. Propos d'une grande sagesse...

 

 

POUR CONCLURE, PROVISOIREMENT...

 

 

Le retour de la dictée

Voici donc un ministre de l'éducation qui, après bien d'autres, prône le retour aux exercices traditionnels, et notamment à la dictée. Ce qui inquiète dans cette initiative, ce n'est pas tant le retour à une pratique qui n'a jamais réellement quitté la classe, que l'incurie d'un pouvoir politique dont on serait en droit d'attendre, en ce début de XXIe siècle, une connaissance plus affirmée du statut de l'écrit dans notre société et de l'état des travaux sur l'orthographe. Cette incurie est à coup sûr une source de déception, mais elle reflète en même temps le point de vue de bon nombre de nos concitoyens (enseignants compris), attachés pour des raisons diverses, et peut-être pas toujours avouables, au statu quo.

Cela traduit au moins une certaine difficulté à prendre la mesure des changements sociologiques qui se sont produits depuis quelques années. Cette nostalgie pour un passé dépeint - à tort ou à raison - comme idyllique nous semble en tout cas stérile. Car enfin, si la dictée fut pendant longtemps le seul exercice scolaire utilisé pour l'apprentissage de l'orthographe, cela ne nous dit rien sur sa supposée efficacité. Ceux qui ont vécu dans les classes primaires des années 1950, où la dictée était quotidienne, iraient-ils jusqu'à prétendre qu'elle a permis à tous de devenir compétents en orthographe ?

Il existe en réalité une mythologie de la dictée, auréolée de succès qui sont pour l'essentiel le fruit d'une reconstruction élitiste et partiellement amnésique. Certes, ceux qui sont devenus "bons en orthographe" peuvent toujours dire que c'est grâce à la dictée, mais on peut avoir de sérieuses raisons d'en douter.

Voilà une trentaine d'années, la dictée catalysa de façon très excessive le débat sur l'apprentissage de l'orthographe. On était pour ou contre, sans nuances. Et il est vrai que, dès les années 1970, certains inspecteurs de l'enseignement public n'hésitèrent pas à affirmer : "La dictée, c'est fini !". Il serait peut-être temps aujourd'hui, avec le recul, de s'en remettre à des analyses moins tranchées et moins passionnées. [...]

N'importe qui, sans préparation spéciale, peut donc dicter un texte, et cette facilité technique n'est pas pour rien dans la popularité de l'exercice. Par ailleurs, l'évaluation est elle aussi à la portée de tout un chacun, puisqu'il suffit de se référer à la norme du texte dicté et de compter les fautes. Il est en revanche plus difficile de construire une pédagogie de l'orthographe qui mette les élèves dans la situation de produire un texte. Dans la vie, savoir écrire, savoir orthographier, c'est donner une forme graphique à une pensée librement élaborée, en coordonnant différentes compétences. Cette posture intellectuelle et sociale ne se retrouve évidemment pas dans la dictée, où les élèves ne sont guère que des "recopieurs". Ils n'ont à se concentrer que sur une partie des compétences utiles à la production écrite. [...]

Contrairement à l'adage populaire, ce n'est pas seulement en forgeant que l'on devient forgeron, ou en lisant que l'on devient lecteur. D'autres entraînements, techniques et complémentaires, sont indispensables, qu'il s'agit de pratiquer tour à tour. Or précisément, en allégeant la tâche de celui qui orthographie, en lui évitant d'avoir à gérer plusieurs dimensions en même temps - tâches incompatibles avec le potentiel de la plupart des enfants - la dictée permet à celui qui la fait de se concentrer sur un nombre limité d'aspects orthographiques et de se doter ainsi de savoir-faire tout aussi indispensables que partiels. [...] Tout cela n'est guère nouveau. Au cours de ces dernières années, de combien de livres, d'articles, de recherches, d'innovations l'apprentissage de l'orthographe n'a-t-il pas fait l'objet ? Mais tout cela semble toujours aussi peu connu et donc peu utilisé.

Dans tous les cas, les propos du ministre de l'éducation nationale viennent confirmer, opportunément et douloureusement, l'absence d'un dialogue efficace entre la recherche et l'enseignement. Au-delà d'une analyse "scolaire" de la situation, la prise de position ministérielle nous rappelle aussi combien l'école, pour ne pas avoir voulu, ou su, évaluer sérieusement les effets de certaines pratiques didactiques, continue d'être le lieu d'une idéologie qui se nourrit volontiers de représentations passéistes. Elle tire profit, à des fins strictement politiciennes, de l'immobilisme de certains enseignants pour suggérer, à défaut de pouvoir imposer, des voies dont on sait bien que si elles permettent d'assurer une rentrée, elles ne résoudront en rien la délicate question des compétences orthographiques dans notre société.

Jean-Pierre Jaffré, in © Courrier des lecteurs du Monde, 5-6 septembre 2004].

 

 

 

Post-scriptum 2015 : un utile contrepoint (D. Pennac)

 

 

Réactionnaire, la dictée ? Inopérante en tout cas, si elle est pratiquée par un esprit paresseux qui se contente de défalquer des points dans le seul but de décréter un niveau ! Avilissante, la notation ? Certes, quand elle ressemble à cette cérémonie, vue il y a peu à la télévision, d'un professeur rendant leurs copies à ses élèves, chaque devoir lâché devant chaque criminel comme un verdict annoncé, le visage du professeur irradiant la fureur et ses commentaires vouant tous ces bons à rien à l'ignorance définitive et au chômage perpétuel. Mon Dieu, le silence haineux de cette classe ! Cette réciprocité manifeste du mépris !

 

J'ai toujours conçu la dictée comme un rendez-vous complet avec la langue. La langue telle qu'elle sonne, telle qu'elle raconte, telle qu'elle raisonne, la langue telle qu'elle s'écrit et se construit, le sens tel qu'il se précise par l'exercice méticuleux de la correction. Car il n'y a pas d'autre but à la correction d'une dictée que l'accès au sens exact du texte, à l'esprit de la grammaire, à l'ampleur des mots. Si la note doit mesurer quelque chose, c'est la distance parcourue par l'intéressé sur le chemin de cette compréhension. Ici comme en analyse littéraire, il s'agit de passer de la singularité du texte (quelle histoire va-t-on me raconter ?) à l'élucidation du sens (qu'est-ce que tout cela veut dire exactement ?), en transitant par la passion du fonctionnement (comment ça marche ?).

Quelles qu'aient été mes terreurs d'enfant à l'approche d'une dictée - et Dieu sait que mes professeurs pratiquaient la dictée comme une razzia de riches dans un quartier pauvre ! -, j'ai toujours éprouvé la curiosité de sa première lecture. Toute dictée commence par un mystère : que va-t-on me lire là ? Certaines dictées de mon enfance étaient si belles qu'elles continuaient à fondre en moi comme un bonbon acidulé, longtemps après la note infamante qu'elles m'avaient pourtant coûtée. Mais, ce zéro en orthographe, ou ce moins 15, ce moins 27 !, j'en avais fait un refuge dont personne ne pouvait me chasser. Inutile de m'épuiser en corrections puisque le résultat m'était connu d'avance !

Combien de fois, enfant, ai-je affirmé à mes professeurs ce que mes élèves me répéteraient à leur tour si souvent :

- De toute façon j'aurai toujours zéro en dictée !

- Ah bon, Nicolas ? Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

- J'ai toujours eu zéro !

- Moi aussi, m'sieur !

- Toi aussi, Véronique ?

- Et moi aussi, moi aussi !

- C'est une épidémie, alors! Levez le doigt, ceux qui ont toujours eu zéro en orthographe.

C'était une conversation de début d'année, pendant notre prise de contact, avec des quatrièmes par exemple ; elle ouvrait systématiquement sur la première dictée d'une longue série :

- D'accord, on va bien voir. Prenez une feuille, écrivez Dictée.

- Oh, non m'sieueueueur !

- Ça ne se négocie pas. Dictée. Écrivez : Nicolas prétend qu'il aura toujours zéro en orthographe ... Nicolas prétend ...

Une dictée non préparée, que j'imaginais sur place, écho instantané à leur aveu de nullité :

Nicolas prétend qu'il aura toujours zéro en orthographe, pour la seule raison qu'il n'a jamais obtenu une autre note. Frédéric, Sami et Véronique partagent on opinion. Le zéro, qui les poursuit depuis leur première dictée, les a rattrapés et avalés. À les entendre, chacun d'eux habite un zéro d'où il ne peut pas sortir. Ils ne savent pas qu'ils ont la clé dans leur poche.

Pendant que j'imaginais le texte, y distribuant un petit rôle à chacun d'eux, histoire d'émoustiller leur curiosité, je faisais mes comptes grammaticaux : un participe conjugué avec avoir, COD placé derrière ; un présent singulier précédé d'un pronom complément pluriel et d'un pronom relatif sujet ; deux autres participes avec avoir, COD placé devant ; un infinitif précédé d'un pronom complément, etc.

La dictée achevée, nous entamions sa correction immédiate :

- Bon, Nicolas, lis-nous la première phrase.

- Nicolas prétend qu'il aura toujours zéro en orthographe.

- C'est la première phrase ? Elle s'arrête là, tu es sûr ?

- ...

- Lis attentivement.

- Ah ! non, pour la raison qu'il n'a jamais obtenu une autre note.

- Bien. Quel est le premier verbe conjugué ?

- Prétend ?

- Oui. Infinitif ?

- Prétendre.

- Quel groupe ?

- Euh ...

- Troisième, je t'expliquerai tout à l'heure. Quel temps ?

- Présent.

- Le sujet ?

- Moi. Enfin, Nicolas.

- La personne ?

- Troisième personne du singulier.

- Troisième personne de prétendre au présent, oui. Faites attention à la terminaison. À toi, Véronique, quel est le deuxième verbe de cette phrase ?

- a !

- a ? Le verbe avoir ? Tu en es sûre ? Relis.

- ...

- ...

- Non, pardon, m'sieur, c'est a obtenu. C'est le verbe obtenir !

- À quel temps ?

Une correction qui reprend tout de zéro puisque c'est de là que nous affirmons partir. En quatrième ? Eh oui ! tout reprendre de zéro en quatrième ! Jusqu'en troisième il n'est jamais trop tard pour repartir de zéro, quoi qu'on pense des impératifs du programme ! Je ne vais quand même pas entériner un perpétuel manque de bases, refiler systématiquement la patate chaude au collègue suivant ! Allez, on repart de zéro : chaque verbe interrogé, chaque nom, chaque adjectif, chaque lien, pas à pas, une langue qu'ils ont mission de reconstruire à chaque dictée, mot à mot, groupe à groupe.

- Raison, nom commun, féminin singulier.

- Un déterminant ?

- La !

- Qu'est-ce que c'est, comme déterminant ?

- Un article !

- Quel genre d'article ?

- Défini !

- Raison a-t-il un adjectif qualificatif ? Devant ? Derrière ? Loin ? Près ?

- Devant, oui : seule. Derrière ... aucun. Pas d'adjectif derrière. Juste seule.

- Faites l'accord si vous avez oublié de le faire.

Ces dictées, quotidiennes, des premières semaines, se présentaient sous la forme de brefs récits où nous tenions le journal de la classe. Elles n'étaient pas préparées. Dès leur point final elles ouvraient sur cette correction immédiate, millimétrique et collective. Puis venait la correction secrète du professeur, la mienne, chez moi, et la remise des copies le lendemain, la note, la fameuse note, histoire de voir la tête que ferait Nicolas en sortant pour la première fois de son zéro. La bouille de Nicolas, de Véronique ou de Sami le jour où ils brisaient la coquille de l'œuf orthographique. Affranchis de la fatalité ! Enfin ! Oh, la charmante éclosion !

De dictée en dictée, l'assimilation des raisonnements grammaticaux déclenchait des automatismes qui rendaient les corrections de plus en plus rapides.

Les championnats de dictionnaire faisaient le reste. C'était la partie olympique de l'exercice. Une sorte de récréation sportive. Il s'agissait, chronomètre en main, d'arriver le plus vite possible au mot recherché, de l'extraire du dictionnaire, de le corriger, de le réimplanter dans le cahier collectif de la classe et dans un petit carnet individuel, et de passer au mot suivant. La maîtrise du dictionnaire a toujours fait partie de mes priorités et j'ai formé de prodigieux athlètes sur ce terrain, des sportifs de douze ans qui vous tombaient sur le mot recherché en deux coups, trois maximum ! Le sens du rapport entre la classification alphabétique et l'épaisseur d'un dictionnaire, voilà un domaine où bon nombre de mes élèves me battaient à plate couture (Tant que nous y étions, nous avions étendu l'étude des systèmes de classification aux librairies et aux bibliothèques en y recherchant les auteurs, les titres et les éditeurs des romans que nous lisions en classe ou que je leur racontais. Arriver le premier sur le titre de son choix, c'était un défi ! Parfois, le libraire offrait le livre au gagnant) !

Ainsi allaient nos dictées quotidiennes jusqu'au jour où je passai commande de la dictée suivante à un de mes anciens nuls :

- Sami, s'il te plaît, écris-nous la dictée de demain : un texte de six lignes avec deux verbes pronominaux, un participe avec "avoir", un infinitif du premier groupe, un adjectif démonstratif, un adjectif possessif, deux ou trois mots difficiles que nous avons vus ensemble et un ou deux petits trucs de ton choix.

Véronique, Sami, Nicolas et les autres concevaient les textes à tour de rôle, les dictaient eux-mêmes et en guidaient la correction. Cela, jusqu'à ce que chaque élève de la classe puisse voler de ses propres ailes, devenir, sans aucune aide, dans le silence de sa tête, son propre et méthodique correcteur.

Les échecs - il y en avait, bien sûr - relevaient le plus souvent d'une cause extra-scolaire : une dyslexie, une surdité non repérées ... Cet élève de troisième, par exemple, dont les fautes ne ressemblaient à rien, altération du i ou du é en a, du u en o, et qui s'avéra ne pas entendre les fréquences aiguës. Sa mère n'avait pas pensé une seconde que le garçon pût être sourd. Quand il revenait du marché, ayant oublié une partie des commissions, quand il répondait à côté, quand il semblait ne pas avoir entendu ce qu'elle lui disait, abîmé qu'il était dans une lecture, dans un puzzle ou dans une maquette de voilier, elle mettait ses silences sur le compte d'une distraction qui l'émouvait. "J'ai toujours cru que mon fils était un grand rêveur". L'imaginer sourd était au-dessus de ses forces de mère.

(Un audiogramme et un examen très précis de la vue devraient être obligatoires avant l'entrée de chaque enfant à l'école. Ils éviteraient les jugements erronés des professeurs, pallieraient l'aveuglement de la famille, et libéreraient les élèves de douleurs mentales inexplicables).

Une fois chacun sorti de son zéro, les dictées devenaient moins nombreuses et plus longues, dictées hebdomadaires et littéraires, dictées signées Hugo, Valéry, Proust, Tournier, Kundera, si belles parfois que nous les apprenions par cœur, comme ce texte de Cohen emprunté au Livre de ma mère :

 

Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants ? Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux ? Pourquoi adorent-ils se venger, dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir, les pauvres ? Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c'est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite d'une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance, c'est-à-dire sans danger ? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d'être méchants pour qu'on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu'on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir ? Chien endormi n'a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l'agréable cercueil. Comme j'aimerais pouvoir ôter, tel l'édenté son dentier qu'il met dans un verre d'eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus. Qu'il y a peu d'humains et que soudain le monde est désert.

 

Venait enfin l'heure de gloire : le jour où je débarquais chez mes quatrièmes, voire mes sixièmes, avec les dissertations que mes secondes ou mes premières confiaient à leur correction orthographique :

Mes abonnés au zéro métamorphosés en correcteurs ! La volée des moineaux orthographiques s'abattant sur ces copies !

- Le mien, il ne fait aucun accord, m'sieur !

- La mienne, il y a des phrases, on ne sait pas où elles commencent ni où elles finissent ...

- Quand j'ai corrigé une faute, qu'est-ce que je marque dans la marge ?

- Ma foi, ce que tu veux ...

Protestations rigolardes des intéressés, découvrant les observations de ces correcteurs impitoyables :

- Non mais, regardez ce qu'il a écrit dans la marge : Crétin! Abruti ! Patate ! En rouge !

- C'est que tu as dû oublier un accord ...

S'ensuivait, dans les rangs des grands, une campagne de correction qui, pour l'essentiel, empruntait la méthode appliquée par les petits : interroger verbes et noms avant de rendre sa dissertation, faire les accords appropriés, bref, se livrer à un réglage grammatical qui a pour mérite de révéler les errances de certaines phrases, donc l'approximation de certains raisonnements. À cette occasion, on découvrait, et cela faisait l'objet de quelques cours, que la grammaire est le premier outil de la pensée organisée et que la fameuse analyse logique (dont on conservait bien entendu un souvenir abominable) ajuste les mouvements de notre réflexion, laquelle se trouve aiguisée par le bon usage des fameuses propositions subordonnées.

Il arrivait même qu'on s'offrît, entre grands, une petite dictée, histoire de mesurer le rôle joué par les subordonnées dans le développement d'un raisonnement bien mené. Un jour, La Bruyère en personne nous y aida.

- Tenez, prenez une feuille, et regardez comment, en opposant subordonnées et principales, La Bruyère annonce - en une seule phrase ! -la fin d'un monde et le commencement d'un autre. Je vais vous lire le texte et vous en traduire les mots aujourd'hui incompréhensibles. Écoutez bien. Ensuite vous écrirez en prenant votre temps, je dicterai lentement, vous irez pas à pas, comme si vous raisonniez vous-mêmes !

 

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance ; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants ; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux, d'aller chez Thaïs et chez Phryné, de parler de la meute et de l'arrière-meute, de dire combien il y a de poste de Paris à Besançon, ou à Philisbourg, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics.

 

- Et maintenant, l'estocade :

 

Les grands, qui les dédaignent, les révèrent : heureux s'ils deviennent leurs gendres.

 

- Deux principales, dont la seconde est elliptique, heureux (ils sont heureux), tricotées avec deux subordonnées, la relative qui les dédaignent et la conditionnelle finale, meurtrière : s'ils deviennent leurs gendres.

 

 

© Daniel Pennac, in Chagrin d'école, Gallimard, 2007, pp. 144-155].

 


 

 

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