[Suite et fin du texte de G. Gusdorf].

 

On ne m'ôtera pourtant pas de l'idée que tout le progrès de la culture et de la civilisation depuis les origines est dû au labeur acharné de l'espèce humaine, en la personne de ses représentants les plus exemplaires, pour remonter la pente de l'instinct et de la barbarie. La voie de la dégradation de l'énergie culturelle est toujours ouverte, comme la tentation constante de l'abandon, de la facilité et de la démission.

Les ordinateurs n'ont pas été le cadeau occasionnel d'un destin bienveillant, mais le fruit d'une conquête méthodique et acharnée, qui se poursuit tous les jours dans les bureaux d'études. Le chemin de la liberté n'est pas celui de l'oisiveté et de la facilité, celui de la satisfaction de toutes les exigences grâce à la gentillesse d'une bonne fée.

 

Si la pédagogie du happening compte sur le miracle d'un accomplissement obtenu sans effort ni discipline, il n'y a pas lieu de s'étonner du fait que ce genre de spectacle sombre, le plus souvent, dans la confusion et la grossièreté. Celui qui s'émerveille de la grâce de la ballerine ou de l'aisance apparente du champion sportif ne doit pas oublier l'immense effort quotidien que représente une telle victoire sur soi-même, obtenue au prix d'une ascèse jalonnée de renoncements sans nombre.

La télévision canadienne diffusait l'autre jour une présentation française du Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux. Ce chef-d'œuvre du répertoire classique, tel que nous l'a transmis une longue tradition, se situe aux antipodes des revendications du théâtre libertaire contemporain. Le texte de l'auteur y règne en maître, chacun de ses mots, chacune de ses intonations, chacun de ses silences doit être religieusement observé. Le jeu des acteurs, soumis à la rigoureuse exigence du metteur en scène, ne permet aucun caprice, aucune déviation par rapport à la norme qui s'impose à tous. La pièce était interprétée par d'excellents comédiens, rompus aux disciplines de l'expression verbale et corporelle, en pleine possession d'un métier difficile. Je suivais instant par instant le devenir de cette parfaite réussite ; je goûtais l'entente exacte entre l'auteur, les acteurs et le metteur en scène, et j'admirais comment à travers toutes les limitations, tous les impératifs, se déployait pour la joie des yeux, de l'esprit et du cœur une merveille de grâce légère et spontanée.

Comme le danseur de corde ne vainc la pesanteur qu'en lui obéissant, ainsi le grand artiste, parvenu à force de labeur à la pleine maîtrise de soi-même, s'affirme au moment même où il paraît s'effacer pour servir humblement le rôle qui lui a été confié. Je me souviens d'avoir jadis assisté à des spectacles de la compagnie Jean-Louis Barrault, où il arrivait, par nécessité ou par jeu, que le chef de troupe assume un tout petit rôle de quasi-figuration. Du coup, le personnage de troisième plan incarné par le grand acteur prenait subitement un relief extraordinaire et se mettait à rayonner d'un éclat qu'il devait à la maîtrise de l'artiste capable de transfigurer, dans l'obéissance entière à la discipline du rôle, le moindre mot ou le geste le plus humble.

Je doute fort que la technique du happening, en donnant libre cours aux impulsions des participants, fournisse un moyen court pour arriver à la maîtrise de l'expression théâtrale, chacun des membres de l'équipe parvenant d'emblée à une liberté créatrice. Car la liberté n'est pas l'absence de discipline ; elle est la discipline acceptée et surmontée. Le refus de toute discipline ne peut mener qu'au chaos, dans l'existence individuelle aussi bien que dans l'existence sociale. L'illusion libertaire consiste à dénoncer partout des oppressions et des contraintes, comme si, toutes les contraintes une fois supprimées, l'individu pouvait espérer jouir d'une plénitude souveraine dans la manifestation de son authenticité définitive. Le philosophe Kant évoquait, il y a longtemps, la colombe légère qui peut-être s'indigne contre la résistance de l'air, sans laquelle elle pourrait avancer beaucoup plus vite. Mais, disait Kant, c'est justement cette résistance de l'air qui lui permet de voler ; en l'absence d'une atmosphère, elle tomberait comme une pierre. L'obstacle est un point d'appui pour aller plus avant.

Les poissons des grandes profondeurs, qui doivent supporter l'énorme pression des masses d'eau situées au-dessus d'eux, possèdent une structure appropriée à la compensation de la pesée qu'ils subissent. Lorsque les chaluts des navires océanographiques ramènent à la surface ces créatures des grands fonds, victimes d'une brusque décompression, elles font littéralement explosion. Si des mesures spéciales ne sont pas prises, les naturalistes ne recueillent que des lambeaux informes que la vie a abandonnés. Pareillement le milieu social exerce sur chaque être humain des pressions considérables, et souvent inaperçues. Celui qui prend conscience de ces contraintes peut rêver de s'en débarrasser, puisqu'il ne voit en elles que des empêchements d'être. La pesanteur supprimée, il s'imagine révélé dans sa gloire à lui-même et aux autres. L'expérience prouve pourtant que ces obstacles à l'existence sont des conditions d'existence. Il n'est certes pas nécessaire de les accepter passivement ; et l'une des tâches de l'homme est de négocier une meilleure économie du milieu humain, une meilleure répartition des contraintes qui le sous-tendent. Mais ce serait une dangereuse illusion que de croire à la possibilité d'un passage à la limite, où chaque individu trouverait sa pleine expression dans un vide absolu : cette radicale décompression ne laisserait subsister que des lambeaux, des détritus d'humanité. La liberté telle que la revendiquent nos contestataires, ce serait le rêve du poisson des grandes profondeurs qui, fatigué de supporter sur son dos une énorme colonne d'eau, s'imagine qu'il sera beaucoup plus heureux le jour où il lui sera donné de pouvoir s'ébattre joyeusement à la surface.

La liberté ne saurait être cette prérogative à la fois royale et magique, telle que la mettent en œuvre les héros des contes de fées. La liberté ne consiste pas dans la seule absence de contrainte, laquelle ne peut avoir qu'une signification négative. On raconte que, dans les débuts de la révolution soviétique, afin de faire régner une complète égalité, il fut décidé de supprimer les chefs d'orchestre. L'estrade et le bâton du chef apparaissaient comme autant de privilèges aristocratiques, contraires à la liberté des musiciens. L'expérience ainsi tentée aboutit à un résultat négatif ; les instrumentistes découvrirent que la fonction magistrale du conducteur d'orchestre, bien loin d'être attentatoire à la liberté de chacun, était la condition indispensable d'une coordination selon l'essence de l'œuvre, faute de quoi, chacun tirant de son côté, la musique dégénérait en anarchie. Il est absurde d'imaginer que le respect d'une discipline d'ensemble entraîne une diminution de la valeur personnelle. Celui qui observe attentivement un grand orchestre symphonique en action découvre que les artistes qui, individuellement, sont des maîtres de leur instrument, bien loin d'être humiliés par la souveraineté du chef, sont aidés par elle, au contraire, jusqu'à la pleine expression de leur art.

La formule "il est interdit d'interdire" révèle ici son absurdité. Chacun sait que l'humanité est limitée par ses conditions d'existence, qui font dépendre le maintien de la vie du respect d'un certain nombre d'interdictions. Comme l'ordre physique, l'ordre psychologique et moral est régi par des normes d'équilibre dont la violation systématique entraîne les pires conséquences. Les humiliés et offensés de la révolte, qui considèrent toute restriction et toute soumission comme des injures à leur dignité, attestent par là qu'ils s'en tiennent à la conception toute négative de la liberté comme velléité, comme succession de caprices irresponsables.

Les incidents de Nanterre, qui se trouvent à l'origine de la crise étudiante française, commencèrent, dès le début de l'année universitaire 1967-1968, par la revendication de la "liberté de circulation" dans les résidences universitaires. Sous cette expression pudique, il faut entendre que les étudiants jugeaient inconcevable que tout le monde ne puisse pas librement faire l'amour avec tout le monde. Le droit français considère comme une infraction, punie par la loi, le détournement de mineures. Selon le droit français encore, les jeunes gens se trouvent placés jusqu'à leur majorité sous l'autorité et sous la responsabilité de leurs parents. Ces règles juridiques, valables pour l'ensemble de la population, parurent soudain inadmissibles aux étudiants, qui proclamèrent leur abolition. Aux origines des troubles de Nanterre, il y eut aussi des affaires de prostitution féminine et masculine, ainsi que des trafics de drogue, qui motivèrent les premières apparitions de la police sur le campus. Là encore, les étudiants s'élevèrent avec véhémence contre la "répression" dont ils étaient victimes, répression qui constituait une inqualifiable violation des libertés universitaires. Au cours de la période d'occupation des facultés en France, il m'arriva de poser à un très haut responsable de l'Université la question suivante : "Si les parents des filles engrossées dans le campus occupé vous poursuivent pour complicité de détournement de mineure, que ferez-vous ?" La seule réponse que j'obtins fut : "Oh ! vous savez, elles sont consentantes... ".

L'ennui est que, de liberté en licence, il y a bien un moment où le gardien de l'ordre, malgré tout, doit finir par dire non. Sur le point contesté finira par se fixer toute la véhémence de la protestation. C'est ainsi que la curiosité d'Adam et d'Ève se concentra sur le seul d'entre tous les fruits auquel ils n'eussent pas droit. Le détenteur de l'autorité ne recule que pour mieux sauter ; ses concessions ne lui servent de rien, puisque seule importe la concession qu'il ne peut accorder. J'ai raconté l'histoire de la petite fille qui me posait des assiettes sur la tête au cours du repas que je prenais chez ses parents. Si cette charmante enfant avait été confinée dans sa chambre pendant la visite des invités, elle aurait certainement protesté avec véhémence contre cette restriction imposée à sa liberté d'action. Mais sa protestation n'en fut pas moins forte lorsqu'on l'empêcha de jongler avec la vaisselle et d'en coiffer les convives. En bonne dialectique libertaire, rien n'est permis si tout n'est pas permis.

Un biographe du philosophe russe Nicolas Berdiaeff, évoquant l'enfance aristocratique du penseur, aux environs de 1880, note au passage : "Souvent, dans les familles russes cultivées, on s'efforçait de ne jamais punir les enfants. Du même coup, on favorisait le développement de petits tyrans, habitués à voir les obstacles tomber à la moindre pression de leurs désirs. Toute résistance les mettait en colère. Ce fut le cas du jeune Nicolas, à qui il arriva même de frapper les personnes de son entourage...". Il faut ajouter que cette pédagogie libertaire ne suffit même pas à faire le bonheur de l'enfant gâté. L'extrême indulgence de ses parents, "indulgence née de leur grande bonté, n'avait pas tardé à se transformer, aux yeux de leur second fils, trop jeune pour saisir leurs sentiments, en une indifférence à son égard" [Alexis Klimov, Berdiaeff, Seghers, Paris, 1967, p. 13]. Autrement dit, le jeune Berdiaeff avait confusément découvert la vérité du vieux dicton traditionaliste et réactionnaire selon lequel "qui aime bien châtie bien...".

Tout ceci d'ailleurs est banal, et l'on doit même s'étonner de ce que telles évidences puissent être mises en doute. Les adultes qui sympathisent sur ce point avec les revendications étudiantes font preuve d'une sorte de régression infantile, signe de la présente confusion des valeurs. La liberté ne se ramasse pas dans la rue comme un pavé. La liberté n'est pas la poursuite d'un impossible mirage dans une fuite en avant éperdue, l'intoxication par l'idéologie, la drogue ou l'enthousiasme. Aussi bien la liberté n'est-elle pas l'objet d'une appropriation possible, une sorte de trésor sur lequel on pourrait mettre la main une fois pour toutes, après quoi il n'y aurait plus qu'à se reposer. Les jeunes rebelles, qui prétendaient arracher leur liberté aux professeurs, au gouvernement, aux policiers, aux adultes en général ou à la société bourgeoise, s'imaginaient sans doute que le reste du monde possédait le précieux privilège dont la jeunesse seule se trouvait frustrée. Singulière et dangereuse illusion, dans la mesure où les entraves, les obligations, les responsabilités d'ordre matériel, physique, moral et social ne cessent d'accroître leur pesée sur l'être humain à mesure qu'il avance en âge. Au sein des sociétés modernes, quel que soit leur type d'organisation, personne n'a les coudées franches, personne ne peut prétendre n'obéir qu'à soi-même, en dehors de toute entrave, dans la seule affirmation d'un égoïsme radical.

Il est curieux d'observer que les jeunes révolutionnaires d'à présent se réclament de la doctrine du "laissez faire, laissez passer", qui fut jadis le principe du capitalisme dans l'ordre économique et social. Cette doctrine, universellement abandonnée aujourd'hui, où l'État contrôle et coordonne le jeu des structures économiques d'une manière de plus en plus étroite, ne subsiste plus que dans les pays les plus rétrogrades de la planète. Or voici que ce libéralisme à base d'individualisme radical trouve de nouveaux défenseurs parmi la jeunesse universitaire, où d'ailleurs figurent parmi ses partisans les plus acharnés bon nombre d'esprits qui ne font pas mystère de leurs sympathies totalitaires. Ce qui devrait au moins attirer l'attention.

Il y a, il est vrai, une liberté qui dit non. Il est des circonstances où l'être humain doit refuser l'ordre établi pour demeurer fidèle à son exigence essentielle. Le "non" de l'objecteur de conscience est parfaitement respectable, de même que le "non" opposé par Luther aux représentants de Rome et de l'Empereur. Mais ce non, même s'il apparaît comme un défi à l'ordre établi, n'est pas un non de désordre ; il exprime le vœu d'un ordre plus juste et plus vrai, pour l'instauration duquel l'homme de la protestation est prêt à dévouer sa vie. Autrement dit, ce qui fait le sens et la valeur du non, c'est le oui qu'il annonce et qu'il sert. Or, si le non de la contestation étudiante est apparu en toute évidence, s'il s'est imposé avec brutalité, on doit reconnaître que cette même contestation n'a jamais réussi à formuler son oui, à exposer le contenu positif de son affirmation.

La liberté humaine, en sa signification vraie, n'a rien à voir avec l'indiscipline systématique. Elle se conquiert comme l'œuvre d'une libération poursuivie de jour à jour, à lutter non pas contre les autres seulement, mais contre soi. Celui qui s'en prend indistinctement à tous et à tout s'épuise sans doute à lutter contre son ombre ; sa rébellion anarchique n'est qu'un moyen d'éviter le véritable affrontement, qui serait la confrontation de soi à soi. Les rebelles doivent découvrir que chacun rencontre en soi-même le principal empêchement d'être. Mais il est plus glorieux d'incriminer les autres ; le chemin le plus ingrat est celui qui mène à l'apprentissage de l'humilité.

Or l'humilité est peut-être le moyen le plus efficace pour sortir de l'ornière du sentiment d'infériorité, qui a joué un si grand rôle dans la révolte étudiante. Le refus des professeurs, le rejet des examens, la revendication du travail collectif où l'individu se perdrait le plus possible dans la masse, peuvent se comprendre comme autant d'expressions d'une angoisse, d'un doute sur soi-même, d'un refus de s'affirmer qui peut se camoufler sous les apparences de l'agressivité la plus exaspérée.

L'obéissance, l'effort persévérant, bien loin d'être des formes de négation de soi, peuvent être le chemin d'une affirmation supérieure. La grandeur du maître, si c'est un maître authentique, bien loin de diminuer l'élève, le grandit. Un grand homme, a-t-on dit, est quelqu'un auprès de qui on se sent plus grand. Il se pourrait en fin de compte que le chemin de la liberté, bien loin de passer par la suppression du maître, passe par la reconnaissance de la fonction magistrale, en sa plénitude irremplaçable. Le vieux Goethe, à des étudiants qui étaient venus le saluer comme un maître, répondit un jour : "Je ne veux pas être votre maître, mais votre libérateur...".

Le célèbre roman de Sartre, les Chemins de la liberté, s'achève sur une scène apocalyptique où le héros, réfugié au sommet d'un clocher pendant l'invasion allemande en 1940, oppose une résistance désespérée à l'ennemi qui occupe le village. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une scène d'héroïsme militaire. Le héros philosophe de Sartre, pur de tout patriotisme, vit une expérience métaphysique dans l'exaltation des grandes circonstances qui lui permettent de transcender la condition humaine. Il fait feu non pas sur la troupe ennemie, mais sur les principes et les lois, sur la morale et le droit, sur l'institution sociale qui l'a brimé jusque-là, dans une décompression exaspérée de toutes les haines et passions jusque-là refoulées.

C'est une apothéose de cet ordre que recherchent les combattants de la petite guerre, de la guerre pour rire des barricades. Leur vandalisme gratuit, leur volonté de destruction retrouvent l'inspiration de la théorie sartrienne de la liberté comme acte pur où la personne affirmerait sa souveraineté absolue, en dehors de toute contrainte et de toute consigne, avec le privilège supplémentaire de se renier dès qu'elle s'est prononcée.

Le caractère infantile de ces fantasmes saute aux yeux. La liberté authentique ne se compose pas comme une succession de caprices dont chacun démentirait le précédent. Lorsque la fée, dans les contes, promet à un simple mortel la satisfaction plénière d'un certain nombre de souhaits, l'histoire finit toujours mal, car le héros se lasse bientôt de ce qu'il a trop facilement obtenu. La liberté à l'état brut, la liberté sauvage, ne mène nulle part, surtout pas à l'âge d'homme.

Les étudiants ne gagnent pas leur vie, et ne paient pas d'impôts. Ils ignorent les disciplines de la vie militaire, de la vie familiale et de la vie professionnelle. Libres de toute dépendance, ils imaginent une condition humaine en état d'apesanteur, où chacun se livrerait à la sollicitation du plus urgent de ses caprices.

On peut certes protester contre l'oppression et la répression de la pesanteur de l'air qui colle au sol le bipède humain sous le fardeau inadmissible de la pression atmosphérique. On peut rêver d'un individu libéré de cet accablement pour flotter dans l'absolu au gré de son caprice, telle la colombe légère s'imaginant que l'épaisseur de l'air est pour elle un obstacle. Il lui reste à découvrir que sans cette résistance qu'elle doit surmonter son vol serait impossible.

Le libertaire s'indigne de l'obligation qui lui est faite de traverser entre les clous. Dans sa candeur naïve, il n'a pas compris que cette discipline est motivée par le seul souci de sa sécurité.

© Georges Gusdorf, in La nef des fous, 1968, chapitre VIII.

 

 

Complément : Georges Suffert et les intellectuels en chaise longue

 

Le texte inspiré qu'on vient de lire, dû à la plume d'un austère huguenot "de droite", aussi compétent qu'indigné, il m'est apparu pertinent de le faire suivre de la réflexion suivante, écrite par un journaliste anciennement "de gôche" et catholique. L'un et l'autre textes se répondent merveilleusement l'un à l'autre...

 

Dès cette époque [la lutte contre les guerres coloniales], je me sentais gêné. Les intellectuels que je côtoyais parlaient sans cesse politique et ne se donnaient aucun mal pour la connaître sérieusement. Ils se bornaient à répéter des slogans, des mots, des analyses dont la moindre enquête démentait les idées-force comme les conclusions. Leurs engouements en ce domaine me déconcertaient. Je me souviens, par exemple, de l'extraordinaire passion du parti intellectuel pour la révolution cubaine. Dès l'arrivée au pouvoir de Fidel Castro, il m'apparut que l'on ne pourrait rien tirer d'exemplaire, au plan de ce que la gauche appelait "une expérience socialiste nouvelle", de ce qui se déroulait dans ce petit Etat plein de sucre, de tabac et de barbus. Sinon des complications internationales que susciterait sa proximité des côtes américaines. [...]

Même trouble lorsqu'il était question de science. J'étais simplement incertain et curieux. Eux cherchaient à faire entrer les recherches et les idées nouvelles dans le cadre d'un système confus qui me semblait dépourvu de toute rigueur. La science, pour eux, était donc l'un des piliers de ce qu'ils appelaient la politique.

Inutile d'énumérer. Au fil des jours, je prenais conscience d'un formidable malentendu. Ces intellectuels, sans le savoir, étaient à la recherche d'une religion de remplacement. Ils ne supportaient ni la mort de Dieu ni les exigences d'une morale de la liberté dont ils se faisaient pourtant les héros. Or il se trouvait que, étant catholique de l'espèce la plus commune, je n'avais nul besoin d'une religion de substitution. Côté métaphysique, j'étais servi. Eux pas. Le résultat, paradoxalement, était donc le suivant. Ils étaient, eux, les esprits religieux, et moi l'esprit laïc pour tout ce qui concernait les choses de cette terre. Car je ne demandais pas, moi, à la politique de me fournir une société parfaite, puisque je la savais impossible et éternellement inachevée ; je ne demandais pas à la science de m'expliquer le sens de l'existence humaine, puisque je l'en estimais incapable par définition.

Il ne restait plus qu'à se séparer avec gentillesse et correction. Pas si simple. J'allais retrouver le parti intellectuel partout. Il était installé dans les journaux pour lesquels je travaillais ; il m'attendait chez moi, derrière l'écran de télévision, en ce qui concerne au moins les programmes d'après 22 heures ; il me bombardait de livres que j'absorbais la nuit venue avec bien de la patience. Quant au cinéma, ma vieille passion, je commençais à l'abandonner : je n'avais plus le choix qu'entre des films où le parti intellectuel montrait, là aussi, le bout de son nez et de ses idées fausses, et des navets qui m'expédiaient immanquablement dans le sommeil.

Bien entendu, je caricature. Des ouvrages admirables et des films de qualité passaient à travers les barrages de ce double terrorisme : celui des imbéciles, qui a toujours existé, et celui du parti intellectuel, qui manifestement prenait de l'ampleur.

Enfin, dans les années qui suivirent 1968, se produisit pour moi le fait déterminant qui m'a conduit à écrire ce petit livre. J'avais au cours des ans connu un certain nombre de grands intellectuels qui m'avaient appris à lire : Emmanuel Mounier, mort ; Albert Béguin, mort ; Henri-Irénée Marrou, qui m'avait donné le goût de l'Histoire et le sens de ce qu'est réellement le non-conformisme de l'esprit ; Paul Lemerle, qui m'avait transmis un peu de sa passion pour Byzance ; et surtout Raymond Aron, qui parfois avait accepté de perdre du temps pour m'aider à comprendre qu'en gros deux et deux continuaient de faire quatre.

Or quelques-uns de ces hommes sont sortis épuisés et meurtris des torrents de sottises qui ont déferlé dans les années qui suivirent la révolution introuvable. Insultés par leurs étudiants, considérés comme des diplodocus ou des mandarins, ces hommes qui avaient consacré leur vie à la recherche de la vérité se retrouvaient le dos au mur, devant de nouveaux tribunaux de la Terreur composés d'ignorants prétentieux dont la seule qualité était, paraît-il, d'être jeunes. Mais la jeunesse, comme la vieillesse, est un état transitoire, rien de plus.

Ces révolutionnaires d'amphithéâtre ne s'arrogeaient le droit de parler sur ce ton que parce qu'ils étaient assurés, hors les murs, de l'appui vigilant d'un parti intellectuel qu'ils méprisaient d'ailleurs, qu'ils souffletaient à l'occasion, instruits d'instinct que leur insolence était en somme la meilleure manière de s'y faire admettre.

Un soir, le téléphone sonna chez moi. Un vieil ami, juif converti, deux ans à Dachau, professeur à Vincennes, m'appelait pour me demander de l'aider. Il désirait simplement pouvoir parler avec moi, et tout de suite, pendant quelques heures. Je ne comprenais rien à cet appel au secours. Mon ami prit un taxi - il ne sait pas conduire - de Meudon, où il habite, pour venir jusqu'à la place d'Italie. Il n'en pouvait plus. Il avait tout supporté : les insultes à chaque cours, parfois les coups, son tableau noir couvert chaque fois qu'il arrivait devant sa chaire d'inscriptions obscènes. Calmement, sans dire un mot, il chaussait ses lunettes et sortait de sa poche une éponge enfermée dans une boîte de plastique. Il effaçait le tableau et recommençait à parler de la civilisation allemande. Mais cette fois-là, il s'était opposé devant l'université à une bagarre déplaisante : un étudiant qui avait refusé de voter on ne sait quelle motion était en train de se faire malmener par les nouveaux révolutionnaires de notre époque. Mon ami s'interposa, fut jeté à terre et traîné pendant quelque cent mètres par ce qui lui restait de cheveux. Les poils qui avaient résisté à Dachau supportèrent vaillamment l'assaut de Vincennes.

Mais, ce soir-là, mon ami était fatigué. Je ne lui posai qu'une question : "Savent-ils que tu as été deux ans à Dachau ?" Il me répondit : "Pourquoi leur confierais-je ce genre de chose ? Et quels droits donne le passé ?"

Je décidais donc, tranquillement, de me mettre en colère ou de rire du parti intellectuel. Les lignes qui suivent sont le résultat de cette résolution. Elles refusent d'ailleurs de choisir entre la vindicte et l'amusement.

Bien entendu, tous les intellectuels ne sont pas visés. Je sais qu'un certain nombre d'entre eux partagent en gros les analyses qui suivent. Mais ils sont minoritaires. Et ils se taisent, parce que le sujet leur paraît finalement sans grande importance, ou bien parce qu'ils ne souhaitent pas se colleter avec leurs pairs. Ils estiment au fond avoir autre chose à faire.

Pour ma part, j'avais justement un peu de temps devant moi. J'en ai profité.

 

© Georges Suffert, in Les intellectuels en chaise longue, Plon, 1974, pp. 24-28

 

 


 

 

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Retour sur la première partie de ce texte

 

===>  Prendre connaissance du texte de Sartre [La mort dans l'âme], que Gusdorf commente supra.