Sur la baisse de niveau, ou Tout fout le camp ! (1)

 

Afin d'introduire un peu de sérénité dans la polémique qui continue à faire rage sur un sujet rebattu, la baisse de niveau, nous publions ci-dessous le chapitre 3 d'une thèse de doctorat - la nôtre - dans l'espérance peut-être vaine que les tenants de l'une et l'autre positions y trouveront des arguments renouvelés

 

"Ces messieurs ont admis que la crise de l'orthographe n'est point une fiction, mais malheureusement une réalité, ce qui ne doit pas surprendre, attendu que, selon la boutade de Carl Vogt, le Vaudois est un Savoyard protestant, doublé d'un Allemand qui essaie de parler français". (Association des anciens élèves du Collège classique cantonal de Lausanne, séance du 30 novembre 1917 (l'Éducateur, Lausanne, n° 2, 12 janvier 1918).

 

 

Après avoir passé en revue quelques-uns des textes canoniques en principe destinés à éclairer les enseignants sur les objectifs assignés à leur activité, et sur la manière de les atteindre, nous nous pencherons maintenant sur les polémiques qui naissent et se développent régulièrement au sujet de la baisse de niveau (1), cri d'alarme bien connu, dont on a pu relever des indices dès le siècle de Périclès (2), antienne qui ne désarme guère (3) et dont on perçoit les échos jusqu'au sein du corps enseignant : "Les résultats en orthographe sont unanimement jugés médiocres dans les classes et au certificat d'études. Ils étaient meilleurs autrefois. Pourquoi, depuis 1904, avec de meilleures méthodes, obtient-on des résultats inférieurs ? C'est qu'autrefois, les connaissances étaient moins étendues, on faisait des dictées quotidiennes, on lisait les leçons, alors qu'aujourd'hui l'enseignement est oral, et surtout, on attachait une importance fondamentale à écrire correctement" (4).
Autrement dit, dans la perspective qui est la nôtre, nous allons essayer d'apprécier les effets objectifs d'une politique d'inculcation forcenée des bases orthographiques (5). Car, au-delà de "l'abondance névrotique de ce discours" (6), il y a sans doute un certain nombre de faits à examiner sereinement : ceux qui dénoncent cette "fausse évidence" (7), n'étant pas toujours très loin, en effet, d'en être aussi d'ardents propagandistes (8). Pour qui entreprend de contester ce point de vue pour le moins alarmiste (9), la tâche est véritablement malaisée, car il existe peu de documents probants. Et, comme on va le voir, leur examen ne semble pas permettre de trancher péremptoirement, de se ranger définitivement dans un camp ou dans l'autre. En premier lieu, nous disposons des statistiques établies par le Ministère de la Défense, qui laissent apercevoir, sur une longue période, une inquiétante mais tout de même très marginale montée de l'illettrisme (10), . Ce qui n'est pas tout à fait notre problème. Nous disposons aussi de l'étude récente conduite sous la direction de Louis Legrand, dont ce dernier a rendu compte dans un bref article du Monde de l'Éducation (11), Il s'agit de l'épreuve dite de Vaney, qui a été pour la première fois écrite au début du siècle, par de jeunes élèves, sous la dictée d'Alfred Binet :

 

les jolies petites filles étudient les plantes qu'elles ont ramassées hier (12).

 

De la comparaison du nombre d'erreurs constatées, entre 1904 et 1984, en s'appuyant aussi sur des passations datant de 1921, 1948 et 1965, Legrand conclut à l'inanité "dans le cadre des difficultés contenues dans la phrase dictée", de la notion de baisse de niveau (13), . D'autres études, plus conséquentes à la vérité, retiendront maintenant notre attention, la première émanant de chercheurs de l'INRP, les secondes en provenance du Québec.

 

S. H., in l'Apprentissage de l'orthographe en fin de scolarité primaire : tradition et innovation, Grenoble III, juillet 1991, section I, chap. 3, pp. 94-110.

 

Notes

(1) Nous empruntons le titre de ce chapitre à un plaisant article paru dans le Canard Enchaîné (n° 3413, du 23 mars 1986), et que nous utiliserons infra (pp. 259 sq.).
(2) Comme le révèle par exemple l'exergue socratique de la brochure "Le niveau baisse !", de D. Glasman.
(3) Cf. par exemple Louis Poriniot, La crise de l'orthographe et l'école primaire, 1933, passim, et l'article publié par Le Monde de l'Éducation, livraison de juin 1984, "La langue en déroute" (pp. 45-48) : A. Chervel y rapporte de réjouissants exemples de cacographies commises par ceux-là mêmes qui dénonçaient (dans les années 1860) la baisse de niveau.
(4) M. Ballandras, inspecteur primaire. Conférence pédagogique du 27 octobre 1924, Saint-Julien-en-Genevois (document personnel).
Selon D. Glasman (ouvr. cité, p. 12), "les enseignants sont bien les producteurs essentiels de ce discours".
(5)S'effectuant à l'aide d'instruments dont nous étudierons plus loin quelques échantillons.
(6) D. Glasman, ouvr. cit., p. 1.
(7) La brochure écrite par Dominique Glasman porte, en sous-titre, "Réflexion sur les usages sociaux de la fausse évidence".
(8) Dans l'article intitulé "l'École va mieux", J.C. Chevalier, président de la Commission de réflexion sur l'enseignement du français (1983-1986), écrit tout d'abord : "Même les médias commencent à bégayer quand ils parlent de la 'baisse de niveau'" ; et, quelques lignes plus loin : "Rien ne bouge, sinon une augmentation constante du nombre des 'fautes', particulièrement frappante chez de futurs enseignants" (Le Monde du 4 octobre 1988, p. 2).
(9) Et auquel un lecteur du Monde de l'Éducation semble donner sa véritable importance : "Durant ma scolarité (1968-1975), j'ai toujours entendu que mon niveau baissait. Donc, je suis un professeur au rabais... Aujourd'hui, le niveau baisse encore ! Donc mes futurs collègues seront nuls... Ainsi va l'école des minables. Les premiers professeurs et élèves devaient avoir un niveau de surdoués, vu que depuis un siècle celui-ci n'a pas encore atteint zéro malgré une forte baisse constante !" (livraison du mois de juin 1984, p. 4).
(10)En 1905 déjà, A. Binet estimait à 6 % des recrues le pourcentage des illettrés (Les idées modernes sur les enfants, p. 41). C'est aussi la conclusion d'une enquête récente (octobre 1988) conduite par le Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme : autour de 6.3 % de la population adulte (Cf. Le Monde de l'Éducation, décembre 1988, p. 46). On pourra également se référer à deux articles du Monde, sur les "Illettrés du contingent" (19 et 28 février 1986).
(11)Art. cit. : "Les élèves savent toujours l'orthographe" (mai 1985, p. 26).
(12)A. Binet, ouvr. cit., p. 31.
(13)En réalité, il reprend ici, et actualise en la complétant, l'expérience dont il rend compte dans son ouvrage de 1966, L'enseignement du français à l'école élémentaire (pp. 108-109).

 

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