Est-il inévitable que se perpétue le divorce entre l'école et une véritable culture, c'est-à-dire une culture qui ne soit pas seulement intellectuelle et classique, mais aussi une ouverture sur tout le monde actuel ? Le Conseil de développement culturel qui, faute d'avoir pu se faire entendre, vient de démissionner, ne le pensait absolument pas. Il avait longuement réfléchi sur ce problème et résumé ses conclusions dans une substantielle note qui fut en son temps remise au ministre de l'Éducation nationale. Nous avons donc demandé à Pierre Emmanuel, président de ce Conseil, de présenter à nos lecteurs l'essentiel de ces suggestions qui pourraient profondément rénover tout l'enseignement.

Sur Pierre Emmanuel, on pourra consulter la brève notice biographique présente ici.

 

 

Je voudrais d'abord vous demander quels étaient les buts du Conseil du développement culturel.

J'aimerais d'abord définir ce qu'il faut entendre par développement culturel, et pour le faire je prendrai une citation de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles, qui avait assisté à l'installation du Conseil, en décembre 1971, par le Premier ministre. Jacques Duhamel avait prononcé une allocution ce jour-là, et il avait dit entre autres : "Le développement culturel est une dimension du développement social, si l'on entend par là le développement optimal des individus et des groupes dans une société en quête de mieux-être et d'égalisation des chances. À ce titre, le développement culturel est une affaire politique qui intéresse donc l'État". Autrement dit le mot culture n'était pas simplement entendu dans le sens limitatif de "affaires culturelles". Les Affaires culturelles, tout le monde sait ce que c'est : c'est l'Opéra, le théâtre, les beaux-arts...

La poésie aussi...

La poésie aussi, dans une mesure très restreinte, il faut bien le dire. Ce sont aussi les monuments historiques... Voilà, en gros, le domaine propre du ministère des Affaires culturelles. Mais entendre le développement culturel dans le sens de Jacques Duhamel c'était imaginer qu'au fond il est le développement de la forme sociale à la recherche de son harmonie, c'est-à-dire la meilleure possibilité pour les individus et les groupes de s'exprimer dans l'ensemble de la nation. Pratiquement donc que le développement culturel passe par l'aménagement du territoire, par une meilleure conception de la vie urbaine, par une transformation de l'Éducation nationale, par la meilleure utilisation possible des mass media. Vous le voyez, beaucoup de questions et j'en oublie...

En particulier, vous me dites que le développement culturel passe par l'Éducation nationale et je sais que, par d'autres tâches, vous êtes très attentif â ce qui se passe dans ce domaine. Alors pouvez-vous nous préciser dans quels sens ont été vos réflexions concernant précisément les problèmes de l'Éducation nationale ?

Notre Conseil comprenait trente-cinq membres, parmi lesquels plusieurs universitaires. Et des universitaires ayant une activité considérable dans la vie de l'Éducation nationale ; je vais en citer au moins quatre - Bertrand Schwartz, Maurice Niveau, Alfred Grosser et René Rémond. À eux s'ajoutaient deux autres professeurs de Vincennes, si je ne me trompe, Michel de Certau et Françoise Choay. Le Conseil avait décidé tout de suite de réfléchir sur le développement culturel à l'école, entendu dans le double sens de culture au sens traditionnel et de culture comme relations avec le monde, comme responsabilités dans la forme sociale. Un groupe s'est constitué autour des universitaires, avec des non-universitaires également et il a produit certaines réflexions. Ces réflexions ont été discutées, en petits groupes de travail, par l'ensemble du Conseil. Les réflexions du groupe initial ont été soumises à de petits groupes de travail de cinq ou six membres. Chacun de ces groupes a rebrassé ces idées, en a proposé d'autres et le groupe de travail a repris les réflexions des membres du Conseil, s'est réuni plusieurs fois et a établi une note, suffisamment courte pour avoir des chances d'être lue. Vous savez que les ministres aiment les notes courtes. Celle-ci a sept pages, et certains d'entre nous ont trouvé que c'était déjà une note trop longue pour l'attention d'un ministre ou de son cabinet. C'est Truman, je crois, qui disait qu'il ne lisait pas les notes de plus de deux pages. Mais une note de deux pages c'est un chef-d'œuvre. Arriver, dans une note de deux pages, à concentrer l'essentiel de quelques idées-force, c'est particulièrement difficile. Je trouve que notre note de sept pages a fait ce qu'elle a pu pour souligner quelques thèmes de réflexions.

Autrement dit, vous n 'avez pas eu le temps tout à fait de faire court, comme on dit aussi ?

Il nous aurait fallu, en effet, probablement six mois de plus. Enfin cette note s'appelait "L'École et le développement culturel". Elle est divisée en plusieurs chapitres. Le premier. "La culture c'est la vie", est très clair : la vie, c'est le monde extérieur et les rapports avec lui. Il faut donc que l'école soit ouverte sur le monde extérieur, il faut qu'elle soit désenclavée, comme le dit le rapport. La culture ne doit pas être exclusivement intellectuelle et purement classique. Elle comporte à la fois le traditionnel et le nouveau. Le développement culturel s'ouvre sur beaucoup d'aspects du savoir actuel et de l'expérience contemporaine, et il passe aussi par l'activité manuelle elle-même. La culture à l'école et donc la vie à l'école doivent être fondées sur une information générale bien conçue et bien équilibrée, grâce à la variété des sources d'information et la découverte d'un langage commun et assimilable pour recevoir toutes exigences qui ont donc une incidence pédagogique directe.

Le deuxième volet de notre réflexion s'intitule : "La culture, c'est la mise en relations des problèmes culturels avec l'école". L'enseignement est évidemment lié à l'environnement. Et cela implique une structuration particulière de l'école qui n'est pas nécessairement celle de l'école d'aujourd'hui. Cette structuration est complexe puisqu'elle suppose un ensemble de rapports avec un ensemble très diversifié de fonctions, d'organismes, de milieux, d'où la nécessité d'une relation nouvelle entre les lieux d'activités et l'école. La note cite entre autres les foyers socio-éducatifs, les stades, les enceintes sportives, les théâtres, les maisons de la culture, le cinéma et la télévision, mais aussi la famille, mais aussi l'usine, mais aussi l'atelier, etc. Donc l'école peut être, en quelque sorte, un lieu de médiation, un foyer de relations.

Troisième volet : "La culture dans l'école". Il s'agit pour l'enfant, et pour le maître également, de développer deux fonctions, deux qualités de l'esprit mais qui sont aussi des fonctions de l'intelligence : la créativité et l'autonomie. Et il n'est pas question seulement de la créativité chez l'enfant, mais aussi de la créativité chez le maître. Alors ici interviennent des remarques dont nous connaissons tous l'importance ; il faut une transformation des horaires, il faut une transformation de la structure interne de l'enseignement, il faut aussi que l'enseignant soit formé d'une certaine façon et puisse se recycler de manière permanente, de telle sorte qu'il soit constamment ouvert au nouveau et que sa prise de conscience des choses ne soit pas purement intellectuelle et livresque, mais qu'elle vienne des relations qu'il peut établir, soit constamment, soit par des recyclages successifs, avec la vie extérieure en général. De même l'entant, et ici nous entrons dans le domaine de la psychologie et de la pédagogie de l'enseignement plus que dans une réflexion sur des structures. Par exemple, il faut que l'on conçoive la difficulté de mettre ensemble des disciplines "très structurées par des siècles de connaissance" et des disciplines relatives à un monde en train de se faire. Il y a là différence de langage, différence d'expérience aussi chez l'enfant. Il convient donc d'accorder la substance des programmes et l'esprit des programmes à cette réalité vivante qui demande souplesse et non pas rigidité du savoir. Un autre point, intéressant je crois, est souligné ; c'est la notion de temps pour l'enfant. Il importe que l'enfant s'habitue à concevoir le temps comme un facteur de réalisation de ce qu'il doit faire au lieu de partir du devoir ou de la tâche limités à un temps donné. Le temps, au fond, fait partie en quelque sorte de la substance même de la chose qu'il faut élaborer. L'idée concrète que, pour créer, il faut se donner le temps, est différente de cette abstraction que constitue un travail artificiel, à partir d'une sollicitation également artificielle. Au fond, c'est toute la notion du devoir ou de la tâche scolaire qui est à réformer.

Cela implique évidemment dans les structures scolaires une beaucoup plus grande marge de liberté pour certains travaux pour l'enfant ?

C'est cela, c'est ce qui est dit d'ailleurs dans le texte sous cette forme : "Les projets de longue durée, sans qu'en outre soit forcément limité le temps total de travail, s'opposeraient aux tâches, également formatrices, que le temps enferme dans un sévère carcan". Il existe en effet deux possibilités : obliger l'enfant à resserrer son travail dans un temps déterminé pour lui donner la maîtrise du temps, mais aussi lui donner une tâche qui nécessite accomplissement, achèvement, donc qui suppose un certain degré de perfection. Je crois que les deux sont utiles et qu'elles doivent être conçues comme des compléments l'une à l'autre.

Une tâche au fond pour laquelle l'enfant choisirait ou définirait son propre temps ?

C'est cela, que l'enfant saisisse pleinement le temps nécessaire à des réalisations. Et que ce soit lui qui le saisisse en fonction de l'idée qu'il se fait de la réalisation elle même.

D'autre part, et ceci est nouveau, je crois, dans ce décloisonnement de l'école auquel nous pensons tous, il serait bon que l'enfant soit en contact non seulement avec le monde au travail, mais avec les gens au travail, ce qui est un peu différent. C'est sans doute difficile à réaliser, mais il faudrait davantage faire venir les enfants là où les gens travaillent, en brisant d'ailleurs les idées a priori sur les critères d'âge ou de compétence pour accomplir certaines activités ou y participer. L'enfant lui-même peut avoir sur le travail de l'adulte des idées, et non seulement il doit pouvoir les exprimer, mais ces idées peuvent être fécondes. L'adulte peut bénéficier en quelque sorte de la présence de l'enfant et de la question que l'enfant pose sur son travail. Et, au fond, dans ce dialogue entre l'enfant et l'adulte, une nouvelle notion peut apparaître, celle de la responsabilité même de l'enfant a l'intérieur d'un univers global où il a sa place comme l'adulte. Ainsi l'école devient un milieu osmotique au milieu global. Ce qui suppose que l'enfant peut être chargé de certaines responsabilités dans le monde global, dont il fait partie comme l'adulte. C'est donc une question plus difficile, puisqu'elle pose le problème de l'ouverture de l'école et des lieux de formation dans les deux sens ; il faut qu'on puisse y entrer et qu'on puisse en sortir.

À la suite de ces trois volets venait une conclusion qui, en fait, n'était que le chapeau de trois recommandations.

L'une concernait l'ennui en classe, le constat de cet ennui et le souhait que des études sur ce point soient entreprises, sans tarder, pour déterminer les moyens d'en réduire les effets.

Deuxièmement, constat de l'insuffisance de l'autoformation, du développement de l'expression de soi, de la créativité et de l'imagination. Ainsi donc - et c'est dit très nettement - ce qu'il faut d'abord apprendre dès l'enfance, c'est à s'auto-former, à vivre et à créer avec les autres. Cette idée de la création commune était très fortement soulignée. Également la nécessité de laisser l'imagination se former dès l'enfance et de la former d'une manière continue, de telle sorte qu'elle ne soit pas, à un moment donné, occultée par les progrès de l'intelligence abstraite. Donc le souhait que soient repensées posément mais dûment les méthodes éducatives, afin que ne soit pas privilégiée l'écoute aux dépens de l'auto-éducation que, notamment par l'animation et le monitorat, l'éducation ne soit pas !imitée à l'apport des connaissances et que, donc, l'éducation apportée n'élimine pas la participation des enfants et des adolescents à leur propre formation. Autrement dit, il faut instituer un nouveau système de rapport où l'enfant participe directement à l'acquisition du savoir, et même à sa propre assimilation et à l'assimilation collective du savoir. Alors créativité bien sûr, insistance sur les méthodes, car certaines développent la créativité et d'autres la freinent, et ceci suppose que le maître, le premier, soit créatif. C'est-à-dire, en fin de compte, que la formation de l'enfant passe par la formation des maîtres. Et ce qui était souhaité ici c'était une profonde refonte de la formation et du rôle des maîtres.

La troisième recommandation portait sur l'insuffisance à l'école de l'éducation artistique et de l'éducation corporelle. C'était d'abord un constat : il n'existe pas de sensibilisation dès l'école à l'éducation artistique. La nécessité s'impose donc d'expériences pilotes en ce sens. C'était aussi le danger de développer la formation de l'esprit aux dépens de celle du corps. D'où la nécessité de lier la formation corporelle à la rythmique, à la danse et à la formation manuelle, de la lier également à l'éducation musicale, à l'apprentissage des arts graphiques et, bien sûr, aux sports intelligemment conçus, donc à l'exercice total de l'ensemble humain corps-esprit.

Enfin, dans sa conclusion, le Conseil a limité ses recommandations à celles qui lui paraissent relever du développement culturel. Il est conscient du délai nécessaire, mais il est aussi conscient de la nécessité de commencer le plus tôt possible l'étude d'un certain nombre de sujets qu'il doit aborder.

Telle est la note que j'ai tendue moi-même au ministre il y a donc maintenant un an. Elle a été reçue par lui sans commentaires et sans, j'ai l'impression, enthousiasme particulier. Je n'ai jamais su ce qu'elle était devenue, le Conseil non plus. Au cours de l'audience qu'il nous avait alors accordée (nous étions deux, M. Robert Lahès et moi-même, membres du Conseil de développement culturel). Nous lui avons suggéré de confier au Conseil de développement culturel l'étude de tel ou tel des thèmes qui étaient soulevés dans cette note, étude qui aurait pu être menée en commun avec certaines instances de l'Éducation nationale, certains conseillers de celle-ci. Je lui ai également proposé, car cela nous paraissait très important, une étude sur les bibliothèques et la créativité. J'ai l'impression qu'il a écouté d'une oreille distraite, qu'il n'a pas entendu et, au fond, nous n'avons jamais eu de contact sur ce point avec lui.

Récemment, le Conseil a envoyé au ministre une étude, comme d'ailleurs à d'autres ministres et au directeur de l'0. R. T. F., portant sur la situation de la poésie en France. Il s'agissait essentiellement de la poésie dans les mass media, dans l'enseignement, dans les bibliothèques. Nous savons tous que, en particulier dans l'enseignement élémentaire, la découverte de la poésie joue un rôle tout à fait formateur et essentiel chez l'enfant. On s'en est rendu compte, puisqu'on a presque fait entrer la pratique de la poésie dans les méthodes pédagogiques et on a eu raison. Mais je crois qu'on pourrait prolonger cette pratique dans l'enseignement secondaire, et que ce serait un enrichissement, que ce serait précisément l'un des moyens de la formation de cette imagination, dont le manque est de plus en plus constaté. Nous suggérions un certain nombre de thèmes. Sur ce point, je n'ai jamais eu de réaction de quiconque.

Vous êtes donc un peu pessimiste sur l'avenir de vos travaux ?

Je ne suis pas pessimiste. Nous avons cessé d'être, donc il n'y a plus de pessimisme ni d'optimisme. Le Conseil existe encore en tant que forme, il s'agit pour le gouvernement de la remplir, c'est-à-dire qu'il peut, s'il le désire, nommer de nouveaux conseillers. Pour ma part je regrette beaucoup que l'Éducation nationale n'ait jamais considéré qu'il était de son intérêt de poser le problème de la culture et de le poser avec le monde extérieur. Et vraiment nous lui donnions les moyens de le faire. Notre note, si elle avait éveillé un écho, aurait rendu, je crois, un service de ce point de vue à l'idée même du développement culturel, elle aurait fait avancer cette idée qui, sans l'Éducation nationale, manquerait de l'une des forces essentielles à sa réalisation.

Il nous restera donc à interroger sur ce point le ministre lui-même...

 

© Pierre Emmanuel, in l'Éducation du 25 X 1973 - Propos recueillis par Pierre-Bernard Marquet.

 

 


 

 

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