Que de remarques de bon sens, et qui n'ont - hélas - pas vieilli ! Et quelle cruelle photographie, toujours valable, de nombre d'enseignants - hélas !

 

Me voici dans une école de filles d'une grande ville. On me conduit tout de suite à la première classe : soit. Installation matérielle et mobilier convenables ; trente élèves de onze à treize et quatorze ans, à la mine pâlotte, proprement vêtues et simplement ; un bout de ruban passé dans les cheveux sous prétexte de les retenir est la seule concession faite à ce goût de parure qui à l'école distingue très nettement la fille du garçon ; aucune de ces recherches d'ajustement trop souvent chères à la population des villes, à cette partie même de la population qui n'est pas la plus aisée ; rien de ce luxe à bon marché si déplaisant quand il est fané et qui se fane si vite. On sent ici l'heureuse influence morale, les conseils écoutés d'une directrice sage et ferme.

La maîtresse de la classe où nous sommes peut être à la rigueur encore dite jeune ; elle est vive, alerte, point embarrassée. Sans se faire prier, elle prend la parole et m'annonce une révision d'Histoire de France qui portera sur les quatre grands ministres : Sully, Richelieu, Mazarin et Colbert. Le sujet me paraît bien un peu vaste ; mais il pique ma curiosité. Lestement les élèves ont fait disparaître livres et cahiers ; et droites, immobiles, les mains derrière le dos, les yeux sur la maîtresse, elles se tiennent prêtes à l'écouter. Celle-ci commence ; la voix est claire, bien timbrée, agréable ; la parole, d'une remarquable facilité, sans arrêt ni hésitation. Pourquoi donc cette parole ne laisse-t-elle pas après elle dans l'esprit une impression satisfaisante de netteté ? À tout moment je me surprends me posant à moi-même un point d'interrogation ; ainsi dans cette phrase à propos de l'administration financière de Sully : "Les millions qui lui manquaient encore, il les demanda à l'agriculture et l'industrie". Comment ? J'aurais aimé - d'autres sans doute avec moi - à connaître le procédé. Plus loin, parlant de ce projet qu'expose en effet Sully dans ses Mémoires, sorte de rêve de diplomate vieilli, inoccupé, en dehors de l'action et de la réalité je note cette phrase : "Pour assurer la paix de l'Europe, Henri IV se proposait de la partager en six royautés héréditaires, cinq électives… etc. " Mais en quoi un tel partage eût-il assuré la paix de l'Europe ? Vos élèves, à qui vous ne le dites pas, le devineront-elles ? Il fallait ou ne pas toucher à cette idée, ou, y touchant, pousser plus loin, ne pas dire à moitié, exposer de manière à faire comprendre.

La maîtresse en ayant fini avec Sully, première partie de sa leçon, s'est arrêtée ; elle interroge. Elle va, j'y compte, reprendre ce qu'elle a jeté un peu vite, le remanier et tâcher de l'amener au degré nécessaire de clarté ; elle le peut en se ménageant par ses questions mêmes l'occasion d'intervenir ici ou là. Point. C'est maintenant l'élève qui parle seule. Ce qui lui a été dit, elle le redit fidèlement, avec une sûreté de mémoire tout à fait merveilleuse si elle l'a entendu pour la première fois. Fait-elle quelques omissions ? Elle est avertie, remise d'un mot sur la voie, et elle continue. On dirait une leçon récitée. Pas un éclaircissement ajouté ; pas une explication demandée, si ce n'est la différence d'une royauté héréditaire et d'une royauté élective ; encore n'est-ce là qu'une explication en quelque sorte incidente, qui ne touche à rien d'essentiel et de fondamental.

Ce n'est pas ainsi que pour ma part j'entendrais et pratiquerais une révision. Je ferais surtout parler les élèves, je chercherais à reconnaître ce qu'ils ont retenu et compris de mon enseignement afin d'en conclure comment je devrais le diriger à l'avenir. J'interviendrais seulement pour les forcer à être toujours précis, pour rectifier en deux mots ce qui n'aurait pu être rectifié par aucun, ajouter parfois un détail intéressant et caractéristique, plus souvent pour écarter les faits secondaires et dégager le fait principal, ou encore pour marquer avec plus de force le lien logique, l'enchaînement des événements embrassés avec un peu plus d'ensemble. Je sais qu'il y a une manière de revoir l'histoire, celle-là faisant la part plus large au maître ; c'est de reprendre l'exposé des faits en les groupant autrement ; le premier enseignement est ainsi rompu et diversifié ; la révision même prend un certain air de nouveauté ; l'esprit d'ailleurs s'habitue à ne point s'arrêter à un premier et unique aspect des choses, à les considérer par plusieurs côtés, à en faire en quelque sorte le tour. C'est ce qu'on vient, je suppose, d'essayer devant nous ; y réussir eût exigé une science plus sûre d'elle-même et plus nourrie, plus d'habitude de la réflexion et, si je ne me trompe, un effort de préparation plus sérieux.

La maîtresse a repris la parole ; elle traite de Richelieu. À la seconde audition, comme il arrive d'ordinaire, les défauts s'accusent davantage. Cette leçon me fait penser à une de ces épreuves telles qu'en donne un tirage trop rapide ou trop multiplié ; image sans relief ni netteté, décolorée, brouillée, confuse : il y a là-dessous un premier dessin qui n'était peut-être pas sans vigueur, mais aujourd'hui altéré et effacé. Oui, cette maîtresse a étudié, a su un jour, autrefois, l'Histoire ; mais elle a cru que c'était fait pour la vie ; elle s'est contentée de se répéter. Sa mémoire a laissé tomber un premier détail, puis un second, puis une part plus importante de l'idée, puis une autre et une autre ; il y a maintenant des trous énormes dans son exposition ; cela ne se tient plus, ne se suit plus. Elle s'entend elle-même, je le veux ; elle ne se fait plus entendre. Ce travail de détérioration s'est opéré graduellement, lentement ; elle ne s'en est pas aperçue : qui de nous peut répondre qu'il s'aperçoit des changements que l'âge ou la maladie apporte à ses traits ? Ajoutez qu'elle a gardé une facilité de parole qui a pu lui faire illusion, la tromper sur elle-même ; elle serait tentée de dire : Je parle, donc je pense. Comme si l'abondance des mots exprimait toujours l'abondance des idées ; comme si l'on ne voyait pas au contraire la facilité de parole, chez certaines personnes pour qui elle est un don d'ordre presque physique, croître à mesure qu'elle est moins gênée en quelque sorte par la pensée, moins contenue par le souci de la suivre et de la rendre en la serrant de plus près.

Qu'on ne croie pas que j'étudie ici un cas rare, celui d'un esprit qui, au lieu de gagner avec le temps, perd et déchoit, n'en ayant pas conscience. Tel est le sort qui attend tous ceux qui s'imaginent pouvoir enseigner en vivant sur un premier fonds sans le renouveler ou le rafraîchir par l'étude et la réflexion. Le métier a, je le sais, son danger, sa régularité même, qui, si l'on n'y prend garde, assouplit et engourdit. On arrive à enseigner avec les lèvres, l'esprit sommeillant. Debout, maîtres et maîtresses ! Tenez-vous éveillés ; lisez, travaillez pour vous-mêmes, ajoutez à vos connaissances, intéressez-vous à votre tâche ; efforcez-vous de faire toujours mieux ; entretenez votre intelligence comme le soldat entretient son arme, point rouillée, prête à l'action, nette et claire, affilée et tranchante.

Cependant la leçon continue ; elle dure déjà depuis plus d'une demi-heure ; de Richelieu on a passé à Mazarin ; reste encore Colbert, et les élèves sont toujours immobiles, les mains derrière le dos : excellente attitude sans doute, non moins favorable à la discipline qu'à l'hygiène. Elle empêche les mains inoccupées d'errer, de s'en prendre au livre, à la table ou à la voisine ; elle force à tendre la poitrine : mais l'attitude la meilleure, quand elle est aussi prolongée, ne devient-elle pas fatigante, pénible, douloureuse ?

Il semble qu'il en soit ainsi un peu pour tout dans cette classe : on a les meilleures intentions, on s'attache à tout ce est prescrit ou recommandé ; on est prêt à dire à l'Inspecteur qui entre : "Voyez comme tout se passe bien ici !" Mais on se paie trop de bonnes intentions et d'apparences. On ne craint pas d'essayer une leçon sous sa forme la plus difficile ; mais ce n'est qu'un cadre et on ne le remplit pas ; car il aurait fallu que du rapprochement de ces grands noms il sortît quelque chose, un rapprochement de l'œuvre, du caractère des uns et des autres, des résultats poursuivis et atteints, des moyens employés. On veut tout au moins faire de l'enseignement oral ; et ce sont bien en effet les apparences de cette manière d'enseigner, point de livres, une maîtresse qui parle, des élèves qui écoutent ; mais en réalité on a simplement substitué au texte imprimé un texte, si je puis dire, parlé ;  or texte pour texte, s'il doit être retenu mot pour mot, appris par cœur, je suis tenté de regretter le texte imprimé ; il y a des chances pour que celui-là soit moins flottant et moins vague, plus précis et plus serré, moins en mots, plus en choses.

Que conclure ? Qu'une méthode vaut surtout par la manière dont elle est appliquée. J'irai plus loin : qu'il n'y a rien de si détestable qu'une méthode intelligente appliquée sans intelligence ; elle n'a même plus les avantages de la routine.

 

E. A., in Revue pédagogique n° 16, 2ème semestre 1885