À l'école normale de N. il est de constante pratique que l'élève-maître, prenant sa semaine de service à l'école annexe, soit chargé d'observer particulièrement un enfant désigné de cette école : la semaine finie, il rédige ses observations et les remet au directeur qui les apprécie et les annote. Voilà qui est, ce me semble, excellent. Après l'étude de la nature humaine telle que l'a poursuivie et présentée le cours de psychologie, l'étude d'une nature humaine ; après le général, le particulier ; après l'abstrait, le concret, - où nombre d'esprits se meuvent infiniment plus à l'aise que dans l'abstrait. Ajoutez le bénéfice de l'effort personnel que doit faire en cette circonstance l'élève-maître ; il faut qu'il prenne la peine de regarder, d'observer et d'avoir une opinion qui vienne de lui et soit bien à lui ; or l'effort personnel dans nos écoles normales, même à l'heure présente, après tout ce qu'on a tenté pour le développer, est chose encore rare.

J'ai eu sous les yeux quelques-uns de ces essais de psychologie appliquée ; ils m'ont vivement intéressé. Sans doute ils témoignent encore de beaucoup d'inexpérience et de gaucherie ; les traits de la figure sont souvent confus, mal distribués, mais ils y sont ; on sent que cela a été vraiment vu, pris sur le vif. Dans les meilleures de ces études revient une sorte de plan : d'abord la manière d'être extérieure, ce qui frappe les yeux, tenue, propreté, politesse ; puis les aptitudes intellectuelles ; "celui-ci a ou n'a pas de mémoire ; celui-là aime ou n'aime pas le dessin, etc." ; enfin les inclinations morales. Ce qui manque, c'est le lien entre ces différentes parties - car il y a d'ordinaire un lien ; - le trait dominant du caractère, ce qui en constitue l'unité, ce qui en est le fond et l'explication, le grand ressort moteur, qualité ou défaut ; mais cela est si difficile à démêler, même pour les plus habiles ! J'ai dit qualité ou défaut : de l'un à l'autre il y a souvent bien peu de distance ; il s'en faut de si peu que le défaut ne devienne qualité ou que la qualité ne devienne défaut !

Ce qui manque aussi, ce qui manque surtout, c'est la conclusion. Je lis bien : "Celui-ci est apathique, il faut l'intéresser ; celui-là est léger, toujours en l'air, il faudrait le fixer". Mais comment ? on ne le dit pas avec précision et netteté. C'est ici que le directeur devrait intervenir avec son expérience, aider l'élève-maître, le mettre sur la voie, lui faire trouver les moyens. A un exercice pratique il doit y avoir une conclusion pratique. Ce n'est pas assez au médecin d'avoir tâté le pouls du malade et de l'avoir ausculté ; il faut qu'il lui prescrive un remède, qu'il le guérisse ou du moins essaie de le guérir. De même pour nous, gens d'éducation : nous n'étudions pas la nature humaine pour le seul plaisir de la pénétrer et de la connaître ; nous l'étudions pour savoir comment la rendre meilleure.

Peut-être les deux critiques que j'ai faites se tiennent-elles. Qui aurait discerné le grand ressort moteur dont je parlais, ce trait essentiel et dominant du caractère, saurait du même coup où mettre le doigt pour accélérer ou ralentir le mouvement, pour le régler.

Ô l'attachante étude que celle de l'homme ! On peut bien dire que c'est entre toutes l'étude maîtresse, à coup sûr celle qui sert le plus à l'homme.

 

J'ai entendu dire à un maître en ces matières que la psychologie de l'enfant n'était pas faite - Pourquoi ? Est-ce que l'enfant est plus difficile à pénétrer que l'homme ? Si j'en croyais mes souvenirs personnels, je dirais non. Enfant, j'ai vécu entre une mère et une sœur pour qui je n'ai rien pu avoir de caché ; elles lisaient en moi comme en un livre grand ouvert ; en vain j'aurais voulu me dérober à elles : elles auraient vite éventé mes petites ruses, mes détours ; quand leurs yeux s'attachaient à mes yeux (oh, ce clair regard, après tant d'années écoulées, je le vois, je le sens encore), vaincu à l'avance, je me livrais. Du reste, elles me connaissaient mieux que je ne me connaissais : que de fois elles m'ont forcé à remonter le cours de mes délibérations intérieures, à retrouver, sous les prétextes dont je prétendais payer les autres et moi-même, le motif vrai de ma conduite, celui qui l'avait décidée ! Ce n'est peut-être là qu'un cas particulier : affinité de nature qui en des relations si étroites se comprend sans peine, puissance de l'attention concentrée sur un objet unique, et combien aimé ? l'affection doublant l'acuité d'intelligences déjà pénétrantes, une sorte de flair tenant plus de l'instinct que de la réflexion ; peut-être aussi à distance mon imagination grossit-elle cette redoutable force de perspicacité. Quoi qu'il en soit, il faut faire réflexion que ce n'est point sur l'observation des autres (quelque habile qu'on y soit, on peut s'y tromper), mais sur l'observation directe de soi-même que les psychologues fondent la psychologie ; sans conscience, point de science psychologique. Or, il n'est guère dans l'habitude de l'enfant de s'examiner ; il se répand au dehors plutôt qu'il ne se replie en lui-même ; il agit, mais ne cherche pas à se rendre compte de ses facultés ; il sent, mais il n'analyse pas ses sentiments. Homme, je ne puis d'ailleurs retrouver, ressaisir l'enfant que j'ai été que par le souvenir ; le souvenir, quand il remonte si loin, est nécessairement confus ; s'il était net, je m'en défierais, c'est que l'imagination s'en serait mêlée, l'aurait travaillé, remanié. S'il ne peut y avoir une psychologie de l'enfant au même sens qu'il y a une psychologie de l'homme, au moins peut-il y avoir une certaine science de l'enfant ; car l'homme peut atteindre l'enfant comme tout ce qui n'est pas lui-même, en l'observant. Si, comme on l'assure, cette science n'est pas faite, il importe de la faire ; on la fera avec des observations multipliées, à la façon de celles qu'on essaie à l'école normale de N. ; c'est une raison de plus pour encourager ces observations.

 

E. A., in Revue pédagogique, 1885