Terrible compte-rendu d'une visite d'inspection ! Ainsi, dès les débuts de l'application des lois organiques dites Ferry, la fainéantise et le je m'enfoutisme avaient parfois droit de cité ! Les vrais hussards de la République devaient ronger leur frein, ou faire le poing dans leurs poches...

 

"Comment s'étonner, après cela, que les enfants semblent attendre avec impatience l'heure de la sortie ?"

Rapport d'inspection

 

 

Samedi dernier, j'arrivais dans la petite école de V..., où je n'étais pas attendu. Les élèves étaient entrés en classe ; la leçon de lecture était commencée ; une fillette de onze ou douze ans psalmodiait une page du Tour de la France*. Dans une école primaire, toutes les leçons sont importantes ; mais celle de lecture, pour des raisons que je ne veux pas développer ici - car je ne veux pas faire un cours de pédagogie - doit être l'objet de soins tout particuliers. Eh bien ! au lieu de diriger la lecture, de relever les fautes de prononciation, d'amener les élèves à donner le ton qui convient, d'expliquer les termes incompris, l'institutrice corrigeait des exercices de composition française. Elle prenait bien son temps ! Quelques instants après, la maîtresse, qui ne manque ni d'intelligence ni d'aptitude, priait un enfant de résumer le chapitre qui venait d'être lu. Voilà certes un excellent exercice, mais à la condition qu'il soit bien fait.

L'enfant, comme il fallait s'y attendre, reste court ; et l'institutrice, qui sait à peine de quoi il s'agit, se trouve elle-même fort embarrassée pour le mettre sur la voie. Résultat : une demi-heure perdue.

Vient ensuite une dictée. Sans l'avoir préparée, Mlle X. la corrige avec un certain talent ; les explications sont peut-être superficielles et débitées avec trop de hâte, mais, en somme, la leçon est bonne. Il est deux heures et même deux heures un quart quand la dictée est corrigée.

Ce sont les mêmes élèves qui ont fait la dictée et qui ont reçu - ou qui ont été censés recevoir - la leçon de lecture. Pendant tout ce temps, leurs petits camarades du cours élémentaire sont restés inoccupés. Aussi la maîtresse a-t-elle beau faire les gros yeux, chacun d'eux passe de son mieux le temps à bavarder, à faire du bruit et à troubler l'école.

Il paraît que la commune de V... est fort pauvre. Les parents ne peuvent fournir à leurs enfants les ardoises et les crayons, encore moins les cahiers et les plumes. Pour ma part, je suis convaincu qu'il suffirait, pour l'obtenir, de demander à la municipalité le vote d'une petite somme destinée à l'acquisition de fournitures classiques à l'usage des indigents. Mais Mlle X... ne demande rien ; naturellement, chacun croit que son école est pourvue de tout ce qui est nécessaire.

La dictée finie, l'institutrice, qui d'ailleurs suit son emploi du temps, fait une courte "leçon de choses". Elle parle à ses élèves du chanvre et de ses usages. De la leçon elle-même, je ne dirai rien aujourd'hui ; seulement, je remarque que les élèves semblent savoir tout ce qu'on veut leur enseigner. L'idée me vient de feuilleter le cahier de l'élève le plus proche ; et je trouve, rédigé de la veille, le résumé d'une leçon sur le chanvre...
Voilà donc encore une demi-heure employée à des redites ennuyeuses.

Comment s'étonner, après cela, que les enfants semblent attendre avec impatience l'heure de la sortie ? Avec un peu de zèle, l'institutrice aurait préparé ses leçons, écrit au tableau noir des exercices qui auraient pu être reproduits par les petits enfants, indiqué à quelques élèves plus avancés et employés comme moniteurs la tâche qu'ils auraient à faire : elle aurait ainsi fait travailler toute la classe, intéressé ses élèves et obtenu sans peine une bonne discipline.

Il est rare qu'un maître peu dévoué tienne régulièrement ses registres. L'institutrice de V... ne fait pas exception à la règle : l'appel n'a pas été fait depuis huit jours, et l'école compte vingt-deux garçons présents tandis que dix-huit seulement figurent sur le registre.

Quant à la bibliothèque scolaire, elle est oubliée de tous : pas un prêt depuis plus de six mois !

Encore une fois, l'institutrice de V... est capable ; je veux seulement constater que cela ne suffit pas.

 

Si vous aimez les contrastes, visitons ensemble l'école de garçons de S...

 

© M. R..., Inspecteur primaire à B..., "Notes d'inspection", in L'Instruction primaire n° 35 du 28 avril 1889.

 

* Il s'agit évidemment de l'ouvrage utilisé comme manuel de lecture scolaire Le Tour de la France par deux enfants (sous-titre : Devoir & Patrie). Ce texte, qui connut un succès phénoménal (en 1884, il en était à sa 111e réédition), était paru quelque vingt ans auparavant aux éditions Belin, l'auteur se dissimulant sous le pseudonyme G. Bruno (il s'agissait en réalité d'une dame, Augustine Tuillerie épouse Fouillée, 1833-1923). Ce manuel était destiné au cours moyen (1er semestre !) et abordait les questions de morale, offrait des connaissances usuelles et civiques, et développait des notions sur la France, ses grands hommes, son industrie et son agriculture. Il était agrémenté de plus de 200 gravures "instructives pour les leçons de choses".
Notons pour la petite histoire que la revue hebdomadaire l'Instruction primaire était aussi une publication de la Librairie classique Eugène Belin (alors dirigée par "Vve Eugène Belin & Fils").