(Évangile).
Nous nous croyons parfois ennemis, et il nous suffit de nous connaître mieux les uns les autres pour nous estimer mutuellement et devenir des amis.
Il faisait un clair de lune magnifique et, par la lucarne de Francinet, un long rayon blanc illuminait la cave d'une lueur pâle et douce. Francinet tournait son moulin tristement. Il songeait aux paroles de sa chanson. Tout à coup, une petite forme svelte traversa le seuil de la porte, et s'arrêta au milieu du rayon de lune qui miroitait dans la cave. Cette ombre, toute blanche comme une apparition, c'était Aimée ; de grosses larmes inondaient ses joues.
- Francinet, dit-elle, je ne puis pas dormir, parce que tu m'as dit que tu me détestais. Je le sens, j'ai mérité que tu me haïsses plus encore puisque, au lieu de te répondre avec douceur, je t'ai injurié et traité de lâche. Pardonne-moi, Francinet, car le devoir est de pardonner toujours. Ne me déteste plus, car l'Évangile dit d'aimer même ses ennemis, et je ne suis pas ton ennemie, Francinet ! Car je t'aime parce que tu es pauvre, parce que tu travailles à l'heure où je me repose ; je t'aime aussi parce que tu ne sais pas mentir, et que mon grand-père a dit qu'on reconnaît à cela les nobles âmes. Veux-tu me pardonner, Francinet ?
Elle tendit ses deux petites mains à Francinet ; il y mit les siennes sans hésiter, il pleurait plus fort qu'elle, et il lui disait :
- C'est à vous de pardonner, mademoiselle Aimée ; c'est moi qui aurais dû faire ce que vous faites là, et vous êtes plus brave que moi, puisque vous savez mieux remplir votre devoir.
- Ne dis point cela, Francinet, tu te trompes. Du moment que je suis plus heureuse que toi, c'est à moi de te tendre la main la première ; c'est à moi de me faire aimer malgré ma richesse, et de savoir la porter avec tant de justice et de droiture qu'elle ne puisse me faire haïr de personne. Je n'avais jamais pensé à cela avant de t'avoir vu. Tout ce qui s'est passé hier m'a fait réfléchir à des choses auxquelles je n'avais point songé. Je suis bien ignorante, vois-tu, Francinet, car je suis incapable de répondre à tous les reproches que tu fais aux riches ; mais je veux m'instruire, j'interrogerai mon grand-père. Il est bon, il répondra à toutes mes questions. Ce qu'il m'apprendra, je te le répèterai et tu en profiteras aussi. Et puis, mon frère Henri, qui est à faire un voyage avec son précepteur, va bientôt revenir. Mon grand-père me fera assister aux leçons de mon frère ; je deviendrai plus savante, et, si tu veux, Henri et moi nous te raconterons les belles choses que nous aurons apprises. Grand-père dit que le savoir est la plus sûre des richesses ; nous serons bien contents de t'enrichir comme cela. Veux-tu, Francinet ?
- Oui, répondit-il, je veux tout ce que vous voulez, mademoiselle Aimée.
Après un moment de silence, Aimée lui dit :
- Qui t'a appris la chanson que tu chantais tout à l'heure ? Elle est bien belle ! C'est en l'écoutant que j'ai eu le courage de venir te tendre la main.
- Je l'ai apprise du père Jacques, répondit Francinet ; mais je ne la chante pas souvent. C'est parce que j'étais seul et triste ce soir qu'il m'est venu à l'esprit de songer à Dieu, et que j'ai chanté cela.
- Oh ! que tu as bien fait, Francinet, de songer à Dieu ! Moi aussi, c'est en pensant à lui que j'ai compris mes torts envers toi. Veux-tu ? Pour le remercier, nous le prierons ensemble avant de nous quitter ?
Et la petite Aimée, joignant ses mains, se mit à répéter d'une voix douce la belle prière du Notre Père. Francinet répondit à son tour. Ils étaient là, tous les deux, à genoux l'un près de l'autre sur le sable de la cave ; l'un, pauvre, vêtu de haillons ; l'autre, riche, habillée de mousseline et de soie ; mais les deux petites voix également jeunes, également pures, s'unissaient fraternellement pour appeler Dieu du même nom : Notre père !
Lorsque la prière fut achevée, Aimée se releva :
- Bonsoir, Francinet, dit-elle ; maintenant, je vais dormir sans remords. A demain.
Puis Aimée s'éloigna, faisant signe à Phanor de ne pas quitter Francinet.
L'intelligent animal, comme s'il comprenait la pensée de sa maîtresse, vint se coucher aux pieds du jeune garçon ; et Francinet, tout en tournant son moulin, passait sa main gauche, qui ne travailllait pas, dans les longues soies de l'épagneul. Phanor, en signe de satisfaction, battait de la queue le sable de la cave, et de temps en temps caressait avec son museau les pieds du jeune garçon. La veillée parut délicieuse à Francinet : le bon chien lui faisait l'effet d'un ami ; il ne se trouvait pus seul, et il bénissait Aimée de cette dernière attention qu'elle avait eue en s'en allant.
Une heure après, la veillée était finie, les portes fermées, et tout le monde couché dans l'habitation de M. Clertan. Seul, le grand-père d'Aimée, qui ne dormait pas, et qui avait suivi sa petite fille sans qu'elle s'en aperçût, entra dans la chambre de l'enfant.
Elle reposait dans un tranquille sommeil, un gai sourire errait sur ses lèvres. L'une de ses petites mains pendait hors du lit ; elle portait quelques légères taches. C'étaient les mains de Francinet bleuies par l'indigo qui l'avaient tachée ainsi. Le grand vieillard prit cette main et la baisa :
- Sois bénie, mon Aimée, murmura-t-il, toi dont le cœur est si pur, toi qui marches si droit et si hardiment dans le chemin du devoir !