"Aimez vos ennemis"
(Évangile).

 

Lorsque les ouvriers furent partis, Aimée reprit son livre. Elle lisait avec une attention bien grande, car il s'agissait d'une leçon à apprendre par cœur. Le livre qu'elle étudiait ainsi, c'était l'Évangile. Et le livre disait :

- "Moi, je vous commande : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent. Afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux. Car il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et il fait tomber sa pluie bienfaisante sur les justes et les injustes. Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Et si vous ne faites bon accueil qu'à vos frères, que faites- vous d'extraordinaire ? Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait".

Aimée posa le livre. Elle était fort émue. C'était la première fois de sa vie qu'elle comprenait ce que c'était que d'avoir un ennemi ; et, ce jour-là même, voilà qu'il lui était ordonné d'aimer cet ennemi, de le bénir, de prier pour lui !

Elle trouvait bien dur de penser que quelqu'un la haïssait, bien injuste surtout d'être détestée parce qu'elle était riche. Depuis sa petite scène avec Francinet, l'espèce de joie orgueilleuse qu'elle éprouvait d'avoir humilié l'enfant sous son dédain n'avait point encore été troublée. Le plaisir de s'être vengée d'une haine qu'elle n'avait point méritée, lui avait semblé tout naturel et était jusqu'alors demeuré complet ; mais voici qu'à présent un trouble se faisait en elle. Quelque chose comme un remords s'élevait dans son âme, car le livre la condamnait.

Il ne s'agissait pas de savoir si Francinet avait eu le premier tort, s'il était son ennemi ou non ; cela importait peu, puisque toujours et dans tous les cas il fallait pardonner et aimer.

Mais quoi, elle ferait le premier pas ! Cela se pouvait- il ? Que lui dirait-elle ? Et s'il refusait de se réconcilier ?... L'altière petite Aimée avait des frissons d'impatience à la pensée de s'humilier ainsi.

Pour contenter à la fois sa conscience troublée et son orgueil en révolte, Aimée pensa que la journée n'était pas finie, qu'elle avait le temps, qu'elle saisirait la prochaine occasion favorable ; qu'enfin Francinet, ayant eu le premier tort, ferait peut-être le premier pas, et qu'ainsi la réconciliation s'accomplirait toute seule.

Ensuite elle se remit à ses leçons et à ses devoirs.