Soixante-huit ans ont passé. Pour ne pas oublier l'horrible tuerie de Lurs, lisons un article de 1953, pas toujours bien informé, pas toujours bien inspiré, mais qui a au moins le mérite de donner une idée du "climat" de l'époque, et de ce que pensait le Français moyen du sanglier de Lurs, si loin des aberrations tarifées distillées de nos jours par certains médias...
Il conviendrait de rectifier de nombreuses erreurs de détail, mais on n'en signalera qu'une : ce n'est pas la fille aînée (Ida-Agnès-Marie, épouse Balmonet, employée à l'époque des faits à l'Abbaye de Hautecombe - elle y est d'ailleurs décédée le 30 décembre 1986) qui a "injurié grossièrement les magistrats et les policiers" ; Ida s'est toujours tenue à l'écart des débordements de sa famille, aidée en cela par la distance qui séparait la Savoie de la Grand'Terre et de ses ébullitions. Il s'agit en réalité de sa cadette Augusta-Adrienne-Joséphine (épouse Caillat, garde-barrière à Sainte-Tulle), dont la mesure n'a jamais été la qualité maîtresse...

 

"The fascinating Dominici case still holds unanswered questions to be pondered over to this day"

Robert Powell, in The stories that shocked the world, 1996

 

"Le dossier de l'affaire de Lurs ne sera pas classé", avait, l'été dernier, déclaré un représentant autorisé du Parquet de Digne à un envoyé spécial de l'A.F.P..

"J'y mettrai le temps qu'il faudra, mais j'aboutirai", avait par ailleurs affirmé le commissaire Sébeille.

Les promesses ont été tenues. C'est après une minutieuse préparation, que M. Périès, juge d'instruction et le policier marseillais déclenchaient jeudi [12 novembre 1953], au lever du jour, leur offensive.

Cinq témoins : Gustave et Clovis Dominici, MM. Olivier, Roure et Richard [sic] participèrent à la reconstitution de scènes postérieures au drame.

L'opération permettait à M. Olivier, le motocycliste d'Oraison, de confondre Gustave Dominici, qui, à cinq heures, se trouvait, non sur la route, mais derrière la voiture des touristes britanniques, et d'acquérir la certitude que le corps de Lady Anne Drummond avait été touché entre 6 h 30 et 7 heures, et déplacé entre 7 heures et 7 h 30.

Durant la reconstitution, Mme Gaston Dominici traitait M. Olivier de "bandit" et "d'assassin".

De son côté, Yvette Dominici s'évanouissait au moment où son mari quittait la Grand'Terre pour le Palais de justice de Digne, en compagnie de son frère et des autres témoins.

Si MM. Roure, Ricard et Olivier, qui avaient été de précieux auxiliaires des enquêteurs, quittaient Digne dans la soirée, Gustave et Clovis Dominici étaient gardés à vue. D'autre part, Paul Maillet était entendu à deux reprises. Et Roger Perrin, le jeune commis boucher, dont les déclarations révélèrent de sérieuses contradictions dans les témoignages des habitants de la Grand'Terre, et son père, étaient interrogés dans la nuit de jeudi à vendredi.

À 22 heures, Gustave Dominici reconnaissait notamment avoir entendu les cris d'effroi poussés par les victimes de son père et déplacé et retourné le corps de Lady Anne Drummond.

"Je voulais voir, précisait-il, s'il y avait des douilles".

Yvette Dominici qui jure, à propos de tout et de rien, sur la tête de ses enfants, et Mme Roger Perrin étaient entendues à leur tour.

Yvette contesta les déclarations de son neveu qui avait affirmé que la petite Elizabeth et sa mère étaient venues chercher de l'eau au puits de la ferme dans la soirée du 4 août.

Enfin, vendredi dans la soirée, Gustave Dominici, appuyant sa tête sur une épaule du commissaire Sébeille, lâchait dans un sanglot : "C'est mon père qui a tué !"

Gustave déclare que c'est le 5 août, à 4 heures du matin, qu'il a appris de la bouche même du vieillard la cruelle vérité : "C'est moi, aurait déclaré le père à son fils en patois, qui ai fait 'péter' cette nuit".

Autrement dit, le fermier avouait qu'il était l'auteur des coups de feu tirés quelques heures auparavant et, d'un ton n'admettant pas la réplique, Gaston Dominici ajoutait :

"Tu as compris ? N'en parle pas !"

Clovis Dominici, à son tour confirmait la terrible accusation.

"C'est moi qui ai tiré sur les Anglais", lui aurait dit son père, mais seulement le 2 septembre, près d'un mois après le triple crime, au cours d'une réunion de la famille qui célébrait les noces d'or du ménage Gaston Dominici. Cette réunion avait été marquée par un vif incident qui opposa les deux héros de la fête.

"Tu m'ennuies et tu le sais. Je suis capable de me défendre" avait déclaré le maître de la ferme à son épouse.

Que se passa-t-il par la suite ? Comme on l'indique plus haut***, Yvette Dominici semble avoir fini par échapper à l'emprise du "Patriarche" et fait comprendre à la police qui était le criminel.

 

L'interrogatoire

 

Jeudi soir, à 23 heures, commençait dans la salle des conciliations du tribunal l'audition du vieillard.

"Vous ne m'aurez pas", commençait-il par dire à ceux qui l'interrogeaient. Les policiers entreprirent alors un véritable travail de sape. Se relayant, le commissaire Sébeille et ses collaborateurs harcelaient de questions le fermier qui essayait, mais en vain, de fuir la discussion sur le drame.

Assis dans un fauteuil, il eut, par exemple, cette réflexion :

"Ce fauteuil est vraiment beau. Vous me le donnerez quand je partirai".

Son regard fixé sur la bibliothèque, il dit encore :

"Ces livres valent une fortune".

Ces tentatives de diversion étaient rapidement écartées et lentement, mais sûrement, le vieillard perdait pied.

Samedi matin, Gaston Dominici apprenait par les journaux qu'on lui apporta à cet effet, les révélations de ses fils.

Alors, le fermier eut ces mots :

"Ils sont excités, montés par leur mère".

Et, au milieu de ses dénégations, il posa soudain la question :

"Pourquoi l'assassin ne serait-il pas Gustave ?"

Mais au fil des heures, Gaston Dominici parut se résigner à avouer.

À plusieurs reprises, il pleura. Dure épreuve !

Enfin, vers 23 heures, le commissaire Sébeille recueillit ses aveux.

"Je vais te faire plaisir. Oui, c'est moi celui que tu recherches. Tu m'as eu. Tu as gagné, petit. Conduis-moi à la prison Saint-Charles. Je te demande simplement d'écarter les curieux à mon arrivée à la prison".

Dimanche matin, les aveux étaient consignés, et le vieux criminel donnait la version suivante du drame :

"Je suis sorti à 23 h 30 de la ferme avec mon fusil, afin de tuer un blaireau qui ravageait mes terres.

Je m'approchai du campement. Je me tapis d'abord dans un coin. La petite Elisabeth était couchée à l'intérieur de l'auto. L'Anglais était allongé dans [sic] un lit de camp placé derrière la voiture.

J'ai vu la femme, dont le lit se trouvait sur le côté gauche de l'auto, en chemise courte. Elle mit ensuite une robe noire, à fleurs rouges. J'ai tenté de la violer. Il était une heure.

L'Anglais s'est levé. J'ai épaulé ma carabine. Il mit une main au bout du canon. J'ai tiré : la balle lui a traversé la main. Puis je l'ai ajusté. Il est allé tomber de l'autre côté de la route.

Ensuite, j'ai tué l'Anglaise et rejoint la petite sur les bords de la Durance. Elle était à genoux. Je lui ai porté un seul coup de crosse. (Or le médecin-légiste releva, rappelons-le, quatre coups).

C'est moi, enfin, qui suis allé recouvrir le cadavre de l'Anglais avec son lit de camp".

Au cours de son récit, Gaston Dominici a indiqué que les cris poussés par "la femme et la fille" l'avaient "rendu fou".

Le tueur déclare qu'il rentra ensuite à la ferme et gagna son lit que, depuis plusieurs années, il ne partageait plus avec sa femme.

Hier à 11 heures, Clovis Dominici a été mis en présence de son père. Les deux hommes ne se regardèrent pas. Le criminel et le fils témoignèrent d'une complète et égale indifférence l'un pour l'autre. Clovis renouvela sans émotion la confession qu'il reçut et le vieillard l'entendit, chose étonnante chez un homme aussi violent que lui.

L'après-midi, ce fut le tour de Gustave que son père accueillit en le traitant de voyou. Et aussi froidement que Clovis, Gustave répéta l'effroyable accusation.

Les deux frères, entièrement détendus, soulagés même, se trouvèrent alors réunis devant leur père et réitèrent leurs déclarations. Dans la soirée, Gustave et Clovis Dominici regagnaient, libres, leurs logis respectifs.

Samedi matin, lors de la venue à la Grand'Terre des enquêteurs, Mme Gaston Dominici, posant la main gauche sur la tête de son petit-fils Alain, et levant la main droite, avait juré que son mari était innocent.

De son côté, la fille aînée du fermier injuriait grossièrement les magistrats et les policiers et tout particulièrement le commissaire Sébeille : "C'est vous les assassins... Mon Père est innocent", répétait-elle.

Gaston Dominici a sans nul doute passé sa dernière nuit au Palais de Justice où, coïncidence curieuse, il est né de père inconnu, dans le pavillon du concierge.

En effet sa mère, une Sicilienne, était employée en qualité de femme de ménage au Palais.

À l'issue du transport de justice de ce matin qui, on l'espère, va permettre de vérifier sur les lieux du crime certaines de ses déclarations, Gaston Dominici sera inculpé, soit d'assassinat, soit d'homicides volontaires, et écroué.

 

X., in Le Soir, organe républicain quotidien, du lundi 16 novembre 1953, p. 5

 


 

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*** Allusion à un article publié antérieurement, et consultable ici