On nous rebat les oreilles, ces jours derniers, avec je ne sais quel anniversaire concernant Édith Gassion (dite Piaf), que les journaleux osent élever à la hauteur d'un Jean Cocteau. C'est donc pour moi l'occasion de publier quelques "bonnes feuilles" d'un ouvrage selon moi chatoyant, bien écrit et fort intéressant.
Jean-Claude Brialy y parle avec grande tendresse de son amie Piaf. Mais en même temps, on notera comment cette chanteuse à la voix tout de même vulgaire - malgré qu'on en ait, et bien que certains la déclarent sublime (forcément sublime) - car elle avait très jeune connu la rue et le tapin, et il lui en resta jusqu'au bout quelque chose (avec alcoolisme et drogue en sus), se permettait de traiter par le mépris les êtres qui ne lui revenaient pas - ou qu'elle avait oubliés. Ici, l'exemple de Ch. Dumont est frappant : non seulement il avait été l'un de ses innombrables amants (et je ne parle pas des michetons), mais encore, en tant que compositeur de génie, il lui avait apporté un grand nombre de ses "immortels" succès (Les Flonflons du bal, Je ne regrette rien, Mon Dieu...).
Mais voilà, il n'y a pas que les grands hommes à ignorer, dit-on, toute forme de reconnaissance...

 

J'avais fait la connaissance d'Édith Piaf en 1958 après avoir demandé maintes fois à Claude Figus, son secrétaire, de me la présenter. L'appartement d'Édith, boulevard Lannes, était très grand avec un petit jardin qui donnait sur le boulevard, dans un immeuble bourgeois, cossu, d'apparence tranquille. On aurait pu se croire dans la résidence d'un notaire, mais, quand on entrait chez Édith, on comprenait tout de suite qu'on était chez une nomade. Il y avait toujours un bruit infernal, de la musique, tout le monde parlait en même temps. La moquette était maculée de taches d'urine des animaux de la maison, couverte de traces de café et de vin, c'était incroyable. On pénétrait dans un capharnaüm de tableaux assez laids, de souvenirs de voyages, de livres, de photos froissées. Il y avait dans la pièce principale un piano à queue et un canapé marron en velours, usé jusqu'à la corde et complètement défoncé. Quand on s'asseyait dedans, on avait les jambes en l'air ! Les coussins étaient avachis, les rideaux n'avaient plus de couleur - Édith se foutait complètement des apparences.

Quand je suis arrivé la première fois dans ce salon, elle était assise sur le canapé, qui la rendait minuscule. Ce qui frappait, c'étaient ses yeux, ses yeux immenses qui avaient été aveugles quand elle était petite fille. Ses yeux bleus faisaient une grande partie de son charme, sa voix et son rire se chargeaient du reste... Elle avait une voix claire et une articulation extraordinaire. Tout était modulé, chaque syllabe de chaque mot. J'avais, face à moi, un phénomène vêtu d'un vieux peignoir et de pantoufles, mais au premier regard, à la première phrase, je fus totalement envoûté. Sa beauté surgissait ainsi, d'un coup, et l'on était hypnotisé. Et ce rire ! C'était d'ailleurs ce qu'elle aimait le plus au monde, rire. Rire de tout, tous les prétextes étaient bons. Elle aimait les blagues, les ragots, dire n'importe quoi de n'importe qui, raconter des histoires. Cela nous a immédiatement rapprochés. Nous avons beaucoup ri ensemble. J'aimais regarder son visage où la souffrance et le malheur inscrits depuis toujours s'effaçaient dès qu'elle éclatait de rire. Entre nous, c'était magique. Elle m'adopta donc très vite.

Je me rappelle ses paroles : "Au fond, tu vois, l'idéal, pour moi, ce serait de sortir en ville avec Delon parce qu'il est le plus beau, de rire avec toi parce que tu es le plus drôle, et de rentrer le soir avec Belmondo parce qu'il doit être champion au lit".

Je devins rapidement un intime d'Édith. Je me souviens d'un jour où nous étions ensemble, avec Claude Figus et Théo Sarapo, le nouvel élu. J'étais assis à côté d'Édith, comme d'habitude en train de raconter des bêtises. Danièle, la secrétaire, nous interrompit.

"Dis donc, il y a Charles Dumont, dehors, ça fait quatre fois qu'il vient, tu ne le reçois jamais. Il t'apporte des chansons... "

Édith répondit :

"Non, non, je suis fatiguée. Qu'il repasse !"

Charles Dumont avait été son amant, elle faisait un caprice.

"Non, qu'il revienne demain, là, je m'amuse, on rigole". Théo d'abord et moi ensuite plaidâmes la cause de Charles.

"Écoute, Édith, tu ne peux pas lui faire ça, laisse-1e entrer".

Finalement, elle céda. Et Charles entra, un peu surpris de voir Édith si bien entourée, ce qui n'était pas les conditions idéales pour présenter ses œuvres. En nous poussant du coude, Édith l'apostropha. "Alors, vas-y, vas-y, fais-nous voir un peu ce que tu as pondu".

Charles était un peu déconcerté face à ces quatre rigolos qui ne demandaient qu'à se moquer, mais il s'assit tout de même au piano et commença à jouer les premières mesures de la chanson Mon Dieu. En une seconde, le regard d'Édith devint fixe. Comme pour une femme qui voit un bijou dans une vitrine ou un chasseur qui entend du bruit dans un fourré, nous n'existions plus ! Il n'y avait plus que la musique et elle. Édith se raidit, toute son attention se concentrant sur Charles, se hissa hors du vieux canapé, et à petits pas, sans bruit, s'accouda au piano.

Quand il eut fini de chanter, elle dit : "C'est bon, ça. Je vais l'essayer".

Elle prit la partition, la déchiffra et lui l'accompagna. Nous en avions des frissons dans le dos tellement c'était beau ! La magie opérait ! Tout de suite, Édith comprit que la chanson était pour elle, que Charles lui faisait un magnifique cadeau, et elle voulut le lui rendre en l'interprétant. Elle la chanta une deuxième fois en s'arrêtant régulièrement pour préciser : "Là, il faut mettre des violons, là, il faut mettre des chœurs".

Sa voix trouva instantanément l'émotion, la vérité, la simplicité, la grâce, c'était magnifique !

Son retour à l'Olympia fut bouleversant. Sa voix l'angoissait terriblement, elle se posait des questions sur ses capacités physiques. Bruno Coquatrix l'accompagna jusqu'au micro, le rideau s'ouvrit sur le refrain de L'Hymne à l'amour, et ce fut un triomphe absolu. Debout face à cette minuscule silhouette noire, le public hurlait, applaudissait à tout rompre. L'orchestre était sur scène, et non dans la fosse, comme le voulait la tradition ; elle se mit à chanter et ce fut un délire pendant tout le spectacle ! Ensuite, je la rejoignis dans les coulisses, elle était comme ressuscitée. Puis nous rentrâmes boulevard Lannes où elle avait organisé un dîner pour quelques amis. Édith, qui avait eu une occlusion intestinale, ne pouvait rien manger. Elle n'avait pas le droit de toucher aux plats délicieux qu'elle nous offrait. Alors Théo et moi lui avons fait quelques pâtes à l'eau. Je la vois encore assise, comme ratatinée, devant son assiette, lorgnant ces pâtes dont elle ne voulait pas, parce que sans sel, sans poivre et sans beurre, cela ne devait pas être très bon ! Ce régime la torturait. On essaya de la faire manger en lui disant : "Une bouchée pour Bécaud, une bouchée pour Brassens..." et, pour l'encourager, nous avons fini par y goûter aussi, à ces infâmes pâtes froides et collantes ! Avoir vu cette femme vivre un tel triomphe et la retrouver assise entre deux benêts à la table de sa cuisine reste l'un de mes plus chers souvenirs.

De temps à autre, elle nous parlait d'Yves Montand, de Félix Marten ou de Paul Meurisse. Mais jamais de Cerdan. Elle aimait beaucoup Charles Aznavour, qu'elle considérait comme un petit génie. Et puis elle avait une affection et une tendresse infinies pour Théo.

Un jour, après avoir ressuscité une fois de plus d'une maladie, elle me dit : "S'il m'arrive quelque chose, occupe-toi de Théo, ne le laisse pas tomber. Tout le monde lui tournera le dos. On ne l'aime pas. Il a une belle voix, il devrait chanter. Il a appris avec moi, je l'ai bien formé. Il est, gentil, travailleur. Occupe-toi de lui... "

Édith et ses amants, c'était un sacré roman ! Elle les quittait toujours parce qu'elle ne supportait pas d'être abandonnée. Comme cadeau d'adieu, elle leur offrait une montre Cartier. Un jour, elle invita tous ses anciens fiancés à déjeuner et ils eurent l'élégance et l'humour d'être tous présents ! Au dessert, pour s'amuser, elle demanda l'heure. Ils avaient tous la même montre ! Lorsqu'elle rompait avec un amant, elle déménageait, changeait de mobilier, repartait de zéro. C'est la raison pour laquelle elle ne possédait pratiquement rien. Elle riait : "Allez, suivant ! On repart dans du neuf !" Avec elle, la vie était toujours à venir !

Une étrange petite robe noire

Quelques jours avant la mort d'Édith, Théo m'appela. Elle était dans le Midi, en convalescence, et elle n'allait pas très fort. Il me confia qu'elle n'avait pas bon moral parce que sa voix ne revenait pas, et elle avait toujours dit qu'elle préférerait mourir plutôt que de ne plus chanter. Théo et moi devions déjeuner ensemble avant qu'il n'aille la rejoindre, mais, ce jeudi matin, il téléphona à neuf heures : "Ne m'en veux pas, mais je ne peux pas déjeuner avec toi parce que Édith ne va pas très bien. Je prends l'avion tout de suite".

Il devait me rappeler le soir pour me donner des nouvelles, mais il ne le fit pas. Et, le lendemain, on m'informa qu'Édith était morte dans la nuit. Les ambulanciers la ramenèrent le vendredi chez elle pour dire qu'elle était morte à Paris. Le samedi, les amis vinrent s'incliner une dernière fois devant elle. J'arrivai vers midi, le boulevard Lannes était noir de monde ! Des gendarmes m'aidèrent à entrer, et c'est là que j'appris, comme je l'ai dit, la mort de Cocteau.

Édith était dans son lit, dans cette chambre qui ressemblait à une chambre d'hôtel, un crucifix entre les mains parce qu'elle était très croyante. On aurait dit que sa tête avait diminué de volume, sa peau était très mate et elle semblait en colère. La pièce était encombrée de fleurs, et quelques intimes tentaient difficilement de s'y recueillir. Je préférai me sauver comme un voleur. Jean et Édith partis pratiquement en même temps ! Je ressentais des brûlures dans la poitrine comme si l'on m'avait tiré deux fois dessus. En sortant, je dis à Théo qu'il pouvait compter sur moi, et il me demanda de rester avec lui le lundi à l'enterrement, qui s'annonçait comme un cauchemar. Effectivement, au Père-Lachaise, ce fut l'émeute. Comme son cercueil avait une petite fenêtre qui laissait voir son visage, tout le monde se bousculait pour la contempler une dernière fois. J'accompagnais Marlène Dietrich, sa plus grande amie. Après la cérémonie, j'emmenai Théo chez moi, à Monthyon, pour le protéger des journalistes. Je le laissai en paix et il resta enfermé une quinzaine de jours. Pour me remercier, il me fit trois cadeaux : les Mémoires de Casanova, en édition originale, toute la collection de disques d'Édith depuis ses débuts, et l'une de ses robes de scène, la célèbre petite robe noire avec le cœur dessiné par Balmain

Cette robe a une drôle d'histoire. Après que Théo me l'eut offerte, je la pliai dans un carton et la rangeai précieusement dans le grenier. Quelque temps plus tard, des amis vinrent dîner. Nous parlâmes d'abord de Pierre Brasseur qui était un grand ami d'Édith, puis nous en vînmes à Piaf et, tout naturellement, j'eus envie de leur montrer cette robe mythique. J'étais dans l'escalier pour aller la chercher lorsque le téléphone sonna. Je redescendis, décrochai, et l'on m'annonça la mort de Pierre Brasseur ! J'étais effondré. Du coup, j'oubliai la robe pour penser à Pierre et à sa famille. Peu après, je me retrouvai dans le même contexte, avec des amis, à Monthyon. On parla d'Édith, et, à nouveau, je dis : "Tiens, je vais vous montrer la petite robe noire". À ce moment, le téléphone sonna : Théo Sarapo venait de se tuer en voiture !

 

[© Jean-Claude Brialy, Le Ruisseau des singes, autobiographie (Le Grand Livre du Mois, Robert Laffont, 2000, pp. 189-194]

 

 


 

 

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