Léon Blum dans les Bonnes Feuilles ! Ben oui, peut-être eût-il mieux pris sa place dans la partie Société. Peut-être. Mais Blum écrivait tellement bien (et parlait itou) ! Je vous rassure donc, purs socialistes (il y en a encore), Blum pourra parfaitement peser (et aider les autres à penser) de l'endroit où je l'installe. Après avoir constaté que le Web lui fait une part congrue. Ben voyons... Parce que c'est la gauche Lubéron, résolument, qui est à la mode ? Parlons donc de Blum, surtout aux déçus du mitterrandisme, qui ont commis la grave erreur de confondre socialisme et médiocres tripatouillages inspirés par la seule ambition personnelle. Blum, je vous l'assure, c'était un autre calibre. Il faut l'avoir vu/entendu pleurer, dans un meeting plus ou moins spontané à Paris, tandis qu'il tentait d'expliquer aux gauchistes de l'époque pourquoi il n'avait pu faire davantage pour la jeune république espagnole ; croyez-m'en, ça n'avait rien à voir avec les chialements de l'autre, sollicitant le mouchoir du juge qui était en train de l'inculper !
Non, Blum, voyez-vous, c'était la classe, c'était l'honnêteté parfaite (trop honnête, d'ailleurs, trop à l'écoute de tous, De Gaulle a rapporté le fait et écrit qu'il s'en était souvenu), c'était la maîtrise du verbe... Ah, au fait, je sais pourquoi les déçus ont commis une erreur : c'est que l'autre lui a volé son fameux chapeau, son invraisemblable chapeau, à Léon Blum (enfin, à l'époque, pas si invraisemblable que ça, avez-vous vu celui de Salengro ?).
Alors se pose une question : des places, des rues, des avenues (que sais-je encore) Jean-Jaurès, vous en trouverez à foison. Mais pour Léon Blum, c'est pas tout à fait pareil. Et pourtant, il le mériterait, croyez-m'en, Léon Blum, de figurer un peu partout en France ! C'est pourquoi je me demande très naïvement si ce manque n'aurait pas un rapport étroit avec les paroles ignominieuses que le député Xavier Vallat prononça lors de l'investiture du cabinet Blum, le 6 juin 1936 (belle date, pourtant, s'il en est) : "Votre arrivée au pouvoir marque incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain va être gouverné par un juif. J’ose dire à haute voix ce que le pays pense en son for intérieur ; il est préférable de mettre à la tête de ce pays un homme dont les origines appartiennent à son sol... qu’un subtil talmudiste" (notons en passant que Blum, effectivement issu d'une famille israélite alsacienne, était un pur libre-penseur et devait connaître le Talmud aussi bien que moi, c'est-à-dire pas du tout. Notons aussi en passant - à l'attention des plus politisés de mes lecteurs - que cette apostrophe fut reprise en 1956 par un lieutenant parachutiste (en uniforme !) à la même tribune, lieutenant à ses heures député poujadiste. Qui s'appelait Jean-Marie Le Pen, si ça vous dit quelque chose. Et la tête de Juif, si l'on me passe l'expression, c'était Pierre Mendès-France... L'histoire ne se répète pas, elle bégaie). Mais enfin, ce que j'en dis, moi, ou rien, c'est pareil, n'est-ce pas ?
Donc Léon Blum, fin lettré (ancien élève de l'École normale supérieure) et juriste de première grandeur (il fit l'essentiel de sa carrière administrative au Conseil d'État, où il entra dès l'âge de vingt-cinq ans) était d'extraction juive comme d'autres sont d'extraction huguenote, etc. Et ça ne plaît pas à tout le monde. D'autant que ce sacré Blum avait aggravé son cas en publiant, en 1907, un ouvrage sulfureux (pour l'époque), Du mariage, dans lequel il préconisait ouvertement, pour les jeunes filles, euh, comment dire ? Eh bien ce qui se passe aujourd'hui, savoir une initiation sexuelle précoce (mon Dieu, je ne pense pas que cet opuscule soit ce que Blum ait fait de mieux, mais passons), et qu'on l'accusait aussi de pervertir la jeunesse !
Bon, maintenant je vais vite, il y a des livres sur Blum (pensez à celui de J. Lacouture), vous n'avez qu'à les acheter ! Donc, Blum entre tardivement en politique à la suite de l'assassinat de Jaurès (dont il était le collaborateur plus ou moins littéraire à l'Humanité), puis la députation, la lutte acharnée (en 1920), et perdue, contre ceux de l'Internationale communiste (le futur PC), et le Front popu en 1936 (à cet égard, il faut souligner qu'un Alfred Sauvy, peu suspect de défendre des idées de droite, a souvent dénoncé la gestion financière catastrophique du Front populaire : - "on ne peut pas tout faire d'un seul coup" - et que cela lui fut violemment reproché, par ceux qui préfèrent les images d'Épinal à la réalité). Puis l'effondrement de la Troisième, l'invasion de la France, l'État français avec le cacochyme maréchal Pétain cherchant à donner des gages aux Allemands, et ce fut la mise en accusation des "responsables de la défaite", emprisonnés, jugés (dans un procès qui fit tchi, tellement les "responsables", Blum en tête- il avait alors exactement soixante ans, furent étincelants dans leur défense) et pour certains, déportés (ainsi, Blum connut - avec quelques adoucissements - Buchenwald, puis Dachau, avant d'être libéré en mai 1945 par les Américains). Les textes qui suivent sont donc extraits des minutes du fameux procès de Riom - les autorités de l'État français, sises à Vichy, ayant fait dans ce même coin procéder au lavement de linge sale, ainsi est-ce le tribunal militaire de la 13e région, siégeant à Clermont-Ferrand qui, dès le 2 août 1940, condamna à mort par contumace (pour trahison, atteinte à la sûreté de l'État et désertion à l'étranger) le Général de brigade (à titre provisoire) de Gaulle.

 

 

Pour nous souvenir...
Le Maréchal a jugé...
Daladier, Blum et Gamelin seront internés au fort du col du Pourtalet
Guy La Chambre et Jacomet demeureront à Bourrassol
Reynaud et Mandel seront détenus dans une enceinte fortifiée

La Cour de Riom demeure saisie du procès des responsables de la guerre et de son désastre. Les débats devront s'ouvrir bientôt.

[Le Petit Parisien, vendredi 17 octobre 1941]

 

 

 

I. Une lettre de Léon Blum à la Cour de Riom

 

Bourrassol(1), le 20 Octobre 1941.

 

Messieurs,

 

Vous m'avez imposé un délai de cinq jours pour présenter mes défenses au réquisitoire signé par le procureur général près de la Cour.

J'ai reçu communication de ce réquisitoire, le jeudi 15 courant, à 18 h. 45, quelques minutes avant qu'à la radio, M. le maréchal Pétain rendît publique la condamnation déjà prononcée par lui contre moi. Le vendredi 17, au matin, les motifs de cette sentence étaient également rendus publics, par la voix de la presse, sous la forme de propositions émises par le Conseil de justice politique : le Conseil déclare, et M. le maréchal Pétain a sanctionné cette déclaration par l'application d'une peine, que j'ai trahi les devoirs de ma charge.

C'est donc un homme déjà condamné, et condamné exactement sous la même qualification pénale que vous invitez à répondre au réquisitoire de votre parquet. N'est-ce plus autre chose qu'une cruelle dérision ? Que pourra signifier ma réponse ? Est-ce que la cause n'est pas déjà tranchée devant tous ? On a parlé de la séparation des pouvoirs, c'est-à-dire de la spécialité de l'autorité judiciaire et de son indépendance au regard du pouvoir exécutif. On a même jugé convenable de rendre hommage à ce beau principe. Mais, au fait, vous êtes dessaisis : il y a chose jugée contre vous comme contre moi. Statuant sur les mêmes faits, en vertu d'une inculpation identique, restez vous réellement libres d'infirmer par votre futur arrêt le dispositif ou les motifs de la sentence déjà rendue par l'autorité suprême de l'État ? Messieurs, j'aurais honte d'insister davantage auprès de magistrats français.

Ma réponse se limitera donc à trois observations ou plus exactement à trois prises d'acte. Voici la première :

 

J'ignore dans quelle mesure le Conseil de justice politique a eu connaissance de votre instruction. Mais je rappelle l'attitude que j'ai conservée constamment et de propos délibéré, tout au long d'une procédure conduite selon ces pratiques secrètes que la loi française avait condamnées. Pendant mes trois interrogatoires par M. le magistrat instructeur - je ne compte pas le premier interrogatoire d'identité - je m'en suis tenu systématiquement aux explications les plus générales. Je n'ai pas appelé un seul témoin ou produit un seul document. Je n'ai discuté aucun des témoignages ou des documents recueillis par l'accusation. Je n'ai fait ressortir, comme il m'eût été facile, ni les erreurs partiales, ni les contradictions qui affectent un grand nombre d'entre eux. Explicitement et formellement j'ai réservé cette discussion, comme tous mes autres moyens de défense, pour le jour qui viendrait enfin, le jour des débats publics. Je dénie donc, d'une façon absolue, le caractère contradictoire de l'instruction conduite contre moi. Le Conseil de justice politique, même dans l'hypothèse peu vraisemblable où il aurait eu connaissance de votre dossier, s'est donc prononcé, sur mon compte, sans que les droits de la défense eussent été exercés, pour moi, ou par moi, sous une forme ou à un degré quelconque.

Homme public, accusé publiquement d'avoir compromis par mon action gouvernementale les intérêts et la sécurité de mon pays, j'avais droit à une justification et à une réparation publiques. Je le répète à regret, je ne puis plus espérer la réparation de votre justice. Mais je conserve et je revendique le droit de me justifier devant le pays, devant l'opinion internationale, et, j'ose dire, devant, l'Histoire.

 

Voici la seconde :

 

Mes conseils, Maîtres Le Troquer(2) et Spanien ont saisi la Cour d'une note qui lui a été remise le 18 janvier. Dès ce moment, et à travers les premiers éléments rassemblés par l'instruction, il apparaissait que la défaite des armées françaises ne pouvait plus trouver de raison suffisante dans l'infériorité numérique des engins mis à leur disposition. Nous demandions, par conséquent, à la Cour d'étendre ses investigations à la conduite des opérations militaires. Nous faisions ressortir qu'une enquête portant sur les événements tels que l'entrée en Belgique, la rupture du front de la Meuse, le défaut de contre-offensive à compter de cette rupture, présentait pour la Cour un caractère obligatoire et même à nos yeux, un caractère préjudiciel. Depuis le mois de janvier dernier, et à mesure que l'instruction se prolongeait, l'impression qui avait dicté la note de mes conseils a pris la valeur d'une certitude. Il est aujourd'hui établi que le programme d'ensemble pour l'armement des forces terrestres, mis en œuvre - pour la première fois - par le gouvernement que je présidais, était, au moment de l'entrée en guerre, en avance sur les délais prévus d'exécution.

Il est établi, pour la plupart des engins qui ont joué un rôle déterminant dans la bataille, qu'il n'existait pas de disproportion numérique sensible avec l'ennemi. Moins encore qu'en janvier dernier, les problèmes qui concernaient le mode d'emploi de ces armes et la conduite stratégique des opérations ne pouvaient être écartés de vos recherches. La Cour n'a cependant pas tenu compte de la note de mes conseils. Il en résulte que l'instruction a pu se clore sans avoir été dirigée sur aucun des deux ordres de faits que désignait irrésistiblement, au lendemain de la défaite, une opinion unanime, l'opinion des soldats comme des citoyens : d'une part, les fautes du commandement ; d'autre part, cette combinaison suspecte de complicités, conscientes ou inconscientes, qui ont altéré la force française en face de l'ennemi et qui sont couramment englobées sous les vocables de "cinquième colonne" et de "trahison". J'entends non pas la "trahison" des devoirs de sa charge, mais la trahison tout court.

 

Voici maintenant la troisième :

 

Il résulte tout à la fois du réquisitoire et de l'avis du Conseil de justice politique que les charges relevées contre moi visent, uniquement, les lois votées et appliquées ainsi que la politique sociale pratiquée sous le gouvernement que je présidais, à l'exclusion de tout acte positif rattachable à ma personne. Je renouvelle donc ici, avec plus de force, la déclaration que j'avais déjà fait consigner dans mon interrogatoire définitif. "Dans la constitution républicaine de 1875, la souveraineté appartient au peuple français. Elle s'exprime par le suffrage universel. Elle est déléguée au Parlement. Quand on impute une responsabilité pénale à un homme, à un chef de gouvernement, sans établir et même sans alléguer rien qui touche à sa personne, sans articuler un seul fait contraire à la probité, à l'honneur, au devoir professionnel d'application, de labeur - et de conscience ; quand on lui fait crime exclusivement d'avoir pratiqué la politique commandée par le suffrage universel souverain, contrôlée et approuvée par le Parlement délégataire de la souveraineté, alors on dresse le procès, non plus de cet homme, non plus de ce chef de gouvernement, mais du régime républicain et du principe républicain lui-même. Ce procès, je suis fier de le soutenir au nom des convictions de toute ma vie..."

Je vous prie d'agréer, Messieurs, l'assurance de mes sentiments de parfaite considération.

 

 

II. Première déclaration de Léon Blum

 

19 février 1942.

 

La décision de M. le général Gamelin(3) n'appartient qu'à lui, mais le sens qu'elle prend et les conséquences qu'elle entraîne nous appartiennent à tous. Je demande à la Cour la permission de formuler les réflexions qu'elle m'inspire.

Je ne feindrai pas la surprise. L'attitude que vient de prendre M. le Général Gamelin était connue. Elle était attendue depuis longtemps. Au moment où le geste s'accomplit comme il vient de s'accomplir devant nous, on ne peut se défendre d'une émotion assez cruelle.

M. le général Gamelin, somme toute, s'identifie avec notre armée malheureuse, et l'on ne peut que s'incliner avec gravité et douleur. Mais précisément, et c'est une première conséquence qui ne peut manquer de vous frapper comme elle me frappe moi-même, avant même que ce procès commence, c'est un abîme béant qui vient de s'ouvrir devant nous.

Messieurs, votre mission est d'établir et de sanctionner des responsabilités. Lesquelles ? Celles d'une défaite militaire. Or par votre arrêt de renvoi, vous avez écarté du débat tout ce qui concerne les opérations militaires.

Vous êtes allés plus loin. Pour plus de sûreté, vous avez condamné à l'ombre et au silence du huis-clos, toutes les dépositions, toutes les confrontations, toutes les réquisitions, qui même accessoirement auraient pu fixer cette catégorie du problème.

Mais il resterait dans le débat la personne même de M. le général Gamelin. Présent au débat, il aurait attiré invinciblement cette partie du problème que votre arrêt de renvoi a entendu exclure. Sa présence à la barre, son intervention dans le débat, son choc avec les témoins de tout ordre qui ont été cités et qui sont des exécutants de tous grades, auraient par la force même des choses, fait jaillir ici des étincelles de vérité.

M. le général Gamelin ne sera plus présent aux débats, car ce n'est pas y être présent que d'y assister en spectateur muet, même si ce mutisme est stoïque. Vous aurez retiré du débat la matière et maintenant M. le général Gamelin en retire la personne.

Nous arrivons ainsi à cette conséquence, sur laquelle j'appuie fortement devant la Cour, que dans ce débat sur les responsabilités de la défaite, la guerre sera exclue.

Il est vraiment malaisé de concevoir un paradoxe plus choquant, plus révoltant pour l'esprit. Pourquoi votre juridiction a-t-elle été instituée ? Pourquoi votre session a-t-elle été convoquée ? Parce que l'armée française avait succombé dans une campagne malheureuse, parce que le peuple français avait voulu savoir pourquoi son armée avait été vaincue dans cette campagne. Personne ne peut méconnaître, en effet, que cette défaite militaire, l'instinct du peuple lui désigne des causes militaires.

Et vous, Messieurs, chargés de la recherche de ces causes, vous qui avez fait entrer tant d'autres choses dans ce procès, voici maintenant que vous en aurez expulsé la guerre.

Car c'est bien vous, Messieurs, qui aurez réduit au silence M. le général Gamelin. Il vous a dit ses raisons au cours de sa déclaration, il ne veut ni s'élever contre la sentence déjà prononcée contre lui, par la plus haute autorité de l'État, ni se faire ici à cette barre l'accusateur de ses subordonnés. Son silence lui est donc dicté d'une part par la décision de M. le maréchal Pétain, mais aussi de votre part, par votre arrêt de renvoi.

M. le général Gamelin, unique accusé militaire, porte sur lui, jusqu'à plus ample informé, la responsabilité globale, toute la responsabilité anonyme de la défaite. Il ne peut donc s'en laver qu'en la rejetant sur d'autres. Il ne peut l'atténuer qu'en la reportant toute, ou en partie, sur d'autres.

Or, cette détermination des responsabilités réciproques, et le cas échéant, cette ventilation, ce tri, c'était la mission de la Cour, c'était aussi son devoir ; vous n'avez pas rempli cet office, et maintenant M. le général Gamelin se refuse à le remplir à votre place.

En déclinant une mission qui était la vôtre, vous l'avez contraint nécessairement, invinciblement, soit à se taire, soit à se faire ici l'accusateur public d'hommes qui, pour vous étaient des justiciables et qui, pour lui, sont, restés des compagnons d'armes.

Il a choisi de se taire. Ce silence attire le respect. Mais ce silence et ce respect sont en réalité une condamnation portée contre l'arrêt de renvoi pris par vous.

Pour ma part, je dis à la Cour que je partage son respect, mais je me permets d'ajouter que nous ne partageons pas son silence. Quand je dis "nous", je parle au nom des amis qui m'assistent et en mon nom personnel.

Ce n'est pas que je me sente moins atteint que M. le général Gamelin, soit par la sentence de M. le maréchal Pétain, soit par l'arrêt de renvoi. J'ai entendu les paroles qu'a prononcées M. le président Caous au début de cette audience, mais quand M. le général Gamelin énonce cette vérité si simple qu'il est condamné avant même de comparaître devant ses juges, il a raison, et il n'est pas le seul à se trouver dans cette situation vraiment sans exemple.

Messieurs, quoi qu'on fasse, il y a une iniquité fondamentale, il y a une tare originelle qui pèse sur ce procès.

Des hommes que votre devoir de juge, ainsi que M. le Président le disait tout à l'heure, est de considérer comme innocents, jusqu'à l'heure même de votre verdict, se présentent devant vous, condamnés et cela par la plus haute autorité de l'État, par une autorité à laquelle vous avez prêté un serment de fidélité personnelle.

Messieurs, cette vérité si banale est étrangement confirmée par les résultats de votre instruction, car en vérité, c'est avec stupeur que la France et le monde apprendront quels étaient les rapports numériques exacts du matériel français et du matériel ennemi, soit au moment de l'entrée en guerre, soit au moment de l'attaque allemande. C'est pourquoi, dès le début de l'instruction, il y a maintenant plus d'un an, nous vous avions demandé de faire porter votre enquête sur cette question essentielle, préjudicielle de savoir si des erreurs de commandement n'avaient pas été la cause déterminante de la défaite.

C'est dans ce sens que, pour remplir entièrement votre mission, vous deviez pousser votre instruction. Or, non seulement vous n'avez pas fait droit aux conclusions dont nous vous saisissions, mais par votre arrêt de renvoi, vous avez rejeté du débat les questions que nous posions et vous nous interdisez aujourd'hui de les porter à la barre.

Je pourrais donc vous dire à mon tour, Messieurs, vous avez mutilé ma défense d'avance, au point de la rendre impossible. Jugez-moi, condamnez-moi pour la seconde fois, je me tairai, Messieurs. Nous parlerons cependant, nous ne nous bornerons pas à tirer les conséquences logiques de la situation dans laquelle vous nous avez enfermés. Dès le début même du débat, nous allons nous associer à l'effort loyal, à l'effort persévérant qui sera tenté pour modifier ou plutôt pour rompre cette situation que vous avez imposée.

Je sais bien qu'il y a quelque chose à quoi nous ne pourrons rien changer, à quoi vous ne pourrez plus rien changer vous-même quoi que vous pensiez, quoi que vous déclariez ; c'est la sentence déjà prononcée contre nous. Au moment où elle a été rendue, la Cour a senti peser sur elle la menace, elle a senti peser sur elle l'entrave. Vous avez essayé de vous dégager dans votre arrêt de renvoi, vous avez essayé de libérer votre indépendance de juges. Mais Messieurs, vous sentez aussi fortement, peut-être plus fortement que moi, que vous n'y êtes pas parvenus. Vous croyez-vous vraiment libres de renvoyer d'ici par un verdict d'acquittement, les hommes déjà déclarés coupables, sous la même inculpation pénale, en raison des mêmes faits, par la plus haute autorité de l'État ?

Vous savez bien qu'elle ne vous a laissé d'autre choix que de nous appliquer une peine plus forte que celle qu'elle a prononcée elle-même. Non, Messieurs, à cet égard, vous êtes bien réellement dessaisis. II y a chose jugée contre vous comme contre nous. Votre futur verdict ! On a imprimé d'avance sur lui une marque indélébile. Mais si nous ne pouvons rien tenter d'efficace en ce qui concerne la sentence déjà prononcée contre nous, il n'en est pas de même en ce qui concerne notre arrêt de renvoi. Sur ce terrain, nous pouvons et nous devons engager la lutte. Nous pouvons et nous devons vous demander de rétablir le débat dans sa liberté, dans sa légalité, dans son intégrité, dans sa loyauté et c'est ce que nous allons faire, avec l'ardente volonté de tirer d'un débat élargi et affranchi, tout le contenu, tout le résidu possible de vérité.

Nous le ferons, moins pour nous, Messieurs, déjà condamnés, que pour le pays, que pour l'opinion universelle et je ne crains pas de le dire, pour l'Histoire.

Nous ne désespérons pas de cet effort, avant de l'entreprendre. Dans son message, M. le maréchal Pétain avait dit, tout en vous plaçant devant le fait accompli de son jugement, "ce procès doit avoir lieu en pleine lumière. J'ai pesé les avantages et les inconvénients".

Nous nous armons, Messieurs, de ces paroles, nous voulons les interpréter comme ayant réellement entendu laisser à votre conscience de juges, une certaine liberté.

Messieurs, j'ai été magistrat comme la plupart d'entre vous, je l'ai été pendant près d'un quart de siècle. Ma carrière de magistrat était à peu près remplie lorsque j'ai été jeté, un peu malgré moi, dans la vie publique(4). J'ai toujours appartenu à des instances suprêmes, le Conseil d'État, le tribunal des conflits. Je crois savoir ce que c'est qu'une conscience de magistrat et je crois aussi savoir ce qu'est l'état de conscience d'une Cour souveraine. La souveraineté, pour un juge et pour une Cour, n'est pas une aisance, une facilité, elle est une aggravation de la charge. Le fait de ne sentir au-dessus de soi, ni une instance d'appel, ni un pouvoir de cassation, rend plus lourd encore, plus exigeant le devoir, parce que toute décision est définitive et définitive veut dire : irréparable pour le justiciable, irréparable aussi pour le juge.

Nous ferons appel à ce sentiment chez vous, Messieurs, et en même temps qu'à cette conscience professionnelle, nous en appellerons aussi à ce sens des intérêts du pays dont vous avez donné la preuve dans ce procès même.

Tel qu'il avait été engagé ce procès était celui des responsabilités de la France dans la guerre, c'est-à-dire le procès des responsabilités de la France. Ce procès, vous vous êtes refusé à le dresser. Le signe tangible, évident de votre refus, c'est l'absence sur ces bancs de M. Paul Reynaud et de M. Georges Mandel(5), éléments nécessaires d'un procès en responsabilités de la guerre, visés directement par une des parties du texte qui vous a constitués - bien que, cependant l'instruction n'ait, je crois, pas même commencé - et qui, en tous cas, au lieu de s'asseoir ici à côté de nous, sont encore dans leur casemate du Portalet(6).

Messieurs, vous avez fait cet effort. Seulement, je vous demande de prendre garde. Le procès actuel n'est plus le procès de la France, mais il reste qu'il est, il sera fatalement - on vous en a déjà averti à la barre - le procès de la République. Un débat sur les responsabilités de la défaite, d'où toutes les responsabilités militaires ont été exclues d'avance et de parti pris, c'est nécessairement, volontairement, en même temps qu'un attentat à la vérité, une prise à partie du régime républicain.

Nous avons bien des raisons de craindre que telle ait été l'intention des hautes autorités. Mais croyez-vous, Messieurs, que ce soit là l'intérêt du pays ? Croyez-vous que ce soit répondre à l'intérêt du pays, du pays qui attend la vérité, qui appelle la vérité, et qui ne renie pas la République ?

Messieurs, j'achève ces observations dont je ne m'excuse pas auprès de la Cour. Nous essaierons donc - le mot "nous" dans ma bouche a toujours le même sens - nous essaierons donc à la barre de substituer à cette prise à partie partisane, contre un régime, des méthodes, des mœurs, la recherche à la fois sereine et courageuse de la vérité. Nous vous en proposerons les moyens, nous essaierons d'y parvenir grâce à vous, de votre aveu. Mais, si nous étions privés de votre concours, nous ne nous découragerions pas. Nous nous obstinerions au contraire, nous lutterions encore. Notre devoir, vis-à-vis du pays qu'ici encore nous entendons servir, demeurerait le même. Il n'aurait pas été modifié par votre refus, il n'en serait devenu que plus évident et que plus pressant, car ce refus signifierait clairement et nécessairement que le débat est maintenu par vous, en pleine connaissance de cause, dans les limites et dans le caractère qui sont actuellement les siens. Procès de la République qui est pourtant aujourd'hui encore le régime légal du pays, procès du régime, des mœurs, des méthodes démocratiques ; procès de la politique de justice et de conciliation sociale qu'avait pratiquée le gouvernement que je dirigeais.

Et alors, Messieurs, il nous incombera de montrer, de prouver à la France, qu'elle n'est pas le peuple, qui pour avoir cru à son idéal, pour avoir cru au progrès et à la justice, doit expier sa confiance et se courber sous son châtiment. Si la République doit rester ici l'accusée, nous resterons à notre poste de combat comme ses témoins et comme ses défenseurs.

 

Notes

 

(1) Il s'agit du "Château" de Bourrassol, situé sur la commune de Ménétrol (20 km au sud de Riom). Pour les besoins du procès de Riom, l'administration pénitentiaire avait loué ce "château" , "vieille et triste gentilhommière en assez piteux état, avec un intérieur assez délabré... et où le confortable était insuffisant". Y furent détenus, outre Léon Blum (qui y séjourna de décembre 1940 à mars 1943), Édouard Daladier, le général Laure, ancien secrétaire gén. du chef de l'État, et le général Gamelin.
(2) Avocat et député socialiste, authentique résistant, président de l'Assemblée nationale à la Libération, André Le Troquer (1884-1963) fut hélas pris la main dans le sac, ou plus exactement dans des culottes Petit-Bateau. Cette affaire de "pédophilie" (vocable dont on n'usait pas à l'époque) nommée "ballets roses", fut plus ou moins étouffée à cause de la notoriété du principal inculpé.
(3) Le général Maurice Gamelin (1873-1958), major de sa promotion en 1893 à Saint-Cyr, était commandant en chef des forces franco-britanniques en 1939, et à ce titre considéré comme un des responsables du désastre : brillant esprit, mais incapable de prendre une décision.
(4) C'est après l'assassinat de Jaurès, en 1914, que Blum fut "poussé " sur la scène politique.
(5) Célèbres hommes politiques de la troisième République. Georges Mandel, héros de l'épisode du Massilia, fut assassiné par la Milice début juillet 1944. Paul Reynaud est l'homme politique qui mit le pied à l'étrier au colonel de Gaulle. Ce dernier voulut en faire, lorsqu'il revint au pouvoir, en 1958, le premier Président de la première Assemblée nationale de la cinquième République. Les manœuvres de Jacques Chaban-Delmas ruinèrent ce projet. On raconte que de Gaulle en nourrit une rancune tenace à l'égard de Chaban-Delmas.
(6) Ces deux hommes politiques étaient alors détenus au fort du Pourtalet, dans la vallée d'Ossau (aujourd'hui dans le parc national des Pyrénées).

 

[© Léon Blum, Léon Blum devant la Cour de Riom, Documents socialistes, Éditions de la liberté, Paris, 1944, pp. 39-50].

 


 

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