Ce texte sans prétention écrit dans un présent aux multiples valeurs d'emploi, peut d'emblée hérisser : on y trouve en effet une amorce de repentance (des anciens colonisateurs envers les colonisés), et des allusions aux guerres conduites au siècle dernier dans le sud-est asiatique (mais ce qu'on lit semble bien davantage emprunté aux clichés - vrais ou faux - véhiculés par les médias sur les interventions américaines, qu'aux actions de l'armée française).
Cela fait irrésistiblement songer à la fameuse photo de 1972 représentant la petite Kim Phuc, alors âgée de neuf ans, dans la région saïgonnaise (village de Trang Bang). Photo très largement truquée (les Américains n'avaient rien à y voir, il s'agissait d'un assaut de soldats sud-vietnamiens contre des positions du Nord-Vietnam), comme on sait, du moins dramatiquement mise en scène par un cadrage très "resserré". Et puis, cette allusion géographique au lieu où se déroule la scène ! A lire que "quantités d'oiseaux tourbillonnent et plongent parfois dans les eaux du port", on pourrait se croire non dans la cité phocéenne, mais assistant à une scène époustouflante en effet, montrant les Fous du Cap tels que les a si magnifiquement filmés Jacques Perrin dans Océans ! Il n'empêche : au-delà de la folie des hommes, ce calme déroulement d'une amitié qui naît entre deux solitaires, un boat people et un veuf désœuvré, hanté par le manège qui a rythmé sa vie, est émouvant à plus d'un titre. Et mérite d'être lu.

 

Dans le dortoir, la vie n'a pas changé. Les deux familles sont toujours là. Les hommes passent leurs journées et une partie de leurs nuits à jouer aux cartes ou au mah-jong, à palabrer, à rire, à s'insulter, à se réconcilier en buvant parfois jusqu'à l'ivresse des verres d'alcool de riz.

Les plus grands des enfants se rendent maintenant à l'école. Ils en reviennent avec de plus en plus de mots de la langue du pays d'exil. Ils les apprennent aux plus petits. Les trois femmes s'occupent de la nourriture, de la lessive. Monsieur Linh trouve toujours son repas à côté de son matelas. Il remercie en saluant. Plus personne ne fait attention à lui, ni ne lui adresse la parole. Mais il s'en moque. Il n'est pas seul. Il y a Sang diû. Et il y a le gros homme, son ami.

Un jour, Monsieur Bark amène Monsieur Linh près de la mer. C'est la première fois que le vieil homme revoit la mer, depuis son arrivée quelques mois plus tôt. Le gros homme l'a emmené au port, non pas là où il a débarqué, sur le quai gigantesque encombré de grues, de cargaisons déchargées, de camions en attente, d'entrepôts béants, mais dans un endroit plus calme, qui forme une courbe dans laquelle l'eau et les bateaux de pêche composent une peinture colorée.

Les deux amis marchent un peu sur le quai et s'assoient sur un banc. Face à la mer. L'hiver s'épuise. Le soleil est plus chaud. Dans le ciel, quantité d'oiseaux tourbillonnent et plongent parfois dans les eaux du port pour en ressortir avec dans leur bec l'éclat d'argent d'un poisson. Des pêcheurs sur des bateaux au repos réparent des filets. Certains sifflent. D'autres parlent fort, s'interpellent, rient. C'est un endroit bien agréable. Monsieur Linh respire. Il respire fort, en fermant les yeux. Oui, il ne s'était pas trompé. Il y a là des parfums, de véritables parfums, de sel, d'air, de poisson séché, de goudron, d'algues et d'eau. Que c'est bon ! C'est la première fois que ce pays sent vraiment quelque chose, qu'il a une odeur. Le vieil homme en est grisé. Du fond du cœur, il remercie son ami de lui avoir fait connaître cet endroit.

Monsieur Linh dévêt un peu sa petite fille. Il l'installe entre lui et le gros homme. Assise. L'enfant ouvre les yeux. Ses yeux font face à la mer, au grand large de la mer. Le vieil homme regarde aussi là-bas. Il se revoit sur le bateau, et d'un coup des images lui reviennent, se bousculent en lui, terribles, odieuses et magnifiques. Ce sont comme des coups de poing qui s'abattent sur lui, lui cognent le cœur, l'âme, le ventre, tous ses membres. Oui, au loin de la mer, très au loin, à des jours et des jours, il y a tout cela. Il y a eu tout cela.

Monsieur Linh lève alors la main, pointe son doigt vers la mer, le large, l'horizon bleu et blanc, puis il dit à haute voix le nom de son pays.

Alors Monsieur Bark qui regarde aussi dans la même direction sent dans toutes ses veines des filets de feu jaillir et courir, et lui aussi des images lui reviennent, terribles, odieuses, inhumaines. Lui aussi, à haute voix, dit le nom du pays qui est par-delà les mers, le pays de Monsieur Linh. Il dit le nom à plusieurs reprises, de plus en plus sourdement, tandis que ses épaules s'affaissent, que tout son corps s'affaisse, qu'il en oublie tout, qu'il en oublie même de rallumer une autre cigarette, alors qu'il vient de laisser tomber à terre le mégot de la précédente, sans l'écraser du talon ainsi qu'il le fait toujours.

Monsieur Bark n'est plus qu'un gros homme voûté, qui répète faiblement le nom du pays de Monsieur Linh, comme une litanie, tandis que dans ses yeux viennent des larmes qu'il ne cherche même pas à essuyer ni à arrêter de ses mains, et ces larmes dévalent sur ses joues, trempent son menton, son cou, s'immiscent dans le col de sa chemise pour disparaître contre sa peau.

Le vieil homme s'en rend compte. Il pose la main sur l'épaule de son ami et le secoue doucement. Monsieur Bark cesse alors de regarder le large et le regarde, lui, à travers toute cette eau qui sort de son regard.

"Je le connais votre pays, Monsieur Tao-laï, je le connais... ", commence à dire Monsieur Bark, et sa grosse voix n'est plus qu'un filet fragile, ténu, mince, prêt à se briser.

"Oui, je le connais, reprend-il en regardant de nouveau la mer et le lointain. Il y a longtemps, j'y suis allé. Je n'osais pas vous le dire. On ne m'a pas demandé mon avis, vous savez. On m'a forcé à y aller J'étais jeune. Je ne savais pas. C'était une guerre. Pas celle qu'il y a maintenant, une autre. Une des autres. À croire que sur votre pays s'acharnent toutes les guerres"...

Monsieur Bark s'arrête un instant. Les larmes coulent sans cesse.

"J'avais vingt ans. Qu'est-ce qu'on sait à vingt ans ? Moi, je ne savais rien. Je n'avais rien dans ma tête. Rien. J'étais encore un grand gosse, c'est tout. Un gosse. Et on a mis un fusil dans mes mains, alors que j'étais presque encore un enfant. J'ai vu votre pays, Monsieur Tao-laï, oh oui, je l'ai vu, je m'en souviens comme si je l'avais quitté hier, tout est resté en moi, les parfums, les couleurs, les pluies, les forêts, les rires des enfants, leurs cris aussi".

Monsieur Bark tourne son regard noyé vers le ciel. Il renifle fort.

"Quand je suis arrivé, que j'ai vu tout cela, je me suis dit que le paradis devait y ressembler, même si le paradis, je n'y croyais déjà pas trop. Et nous, ce paradis, on nous a demandé d'y semer la mort, avec nos fusils, nos bombes, nos grenades"...

Monsieur Linh écoute le gros homme qui lui parle doucement, alors que les larmes coulent toujours de ses yeux. Le vieil homme l'écoute avec attention, cherchant dans les inflexions de sa voix les signes, le début d'une histoire et d'un sens, une intonation familière. Il songe à la photographie que son ami lui a montrée quelques semaines plus tôt. La photographie de la grosse femme rieuse. Il songe aussi à l'étrange manège qu'ils sont allés voir tantôt, tous les deux, dans le Parc, tournant et tournant autour de lui, sans cesse. Il y avait quantité de chevaux en bois, accrochés à des hampes. Le manège tournait. Les chevaux montaient, descendaient. Les enfants qui étaient dessus riaient et adressaient des signes à leurs parents. Il y avait une musique forte et joyeuse. Le gros homme avait désigné chaque pièce du manège tout en parlant beaucoup. Apparemment il le connaissait bien, et l'aimait, ce manège. Monsieur Linh ne savait pas pourquoi, mais il l'avait écouté attentivement, en hochant parfois la tête. Sang diû dans ses bras paraissait heureuse. Le manège était un beau spectacle. Pour finir, le gros homme était allé serrer la main à la personne qui s'en occupait. Ils avaient échangé quelques mots tous les deux, puis lui et Monsieur Linh avaient quitté le Parc. Ensuite, le gros homme était resté silencieux pendant un long moment.

Monsieur Linh observe son ami qui pleure et qui parle. Il se persuade que la femme de la photographie, le manège de chevaux de bois, l'un et l'autre composent une partie de la vie morte du gros homme, et que c'est cette partie défunte de son existence qui aujourd'hui resurgit, brusquement, alors qu'ils sont là devant la mer, par ce jour ensoleillé et presque doux déjà.

"Tous ces villages dans lesquels on est passés, dans la jungle, ces gens qui vivaient de rien et sur lesquels on devait tirer, ces maisons, toutes fragiles, faites de paille et de bois, comme sur votre photographie, vous savez... Le feu dans ces maisons, les hurlements, les enfants qui s'enfuyaient, nus, sur les chemins, dans la nuit et les flammes"...

Monsieur Bark s'est tu. Il pleure toujours. Il a la nausée. Une nausée qui vient de très loin et qui le remue, le boxe, le bourre de coups, l'écrase. La honte le travaille comme une bile.

"Je vous demande pardon, Monsieur Tao laï, pardon... pour tout ce que j'ai fait à votre pays, à votre peuple. Je n'étais qu'un gamin, un sale con de gamin qui a tiré, qui a détruit, qui a tué sans doute... Je suis un salaud, un vrai salaud"...

Monsieur Linh regarde son ami. Un grand sanglot le secoue, interminable, comme né du dernier mot qu'il vient de prononcer. Cela ne se calme pas. Tout le corps du gros homme tremble, on dirait un navire mis à mal par une tempête. Monsieur Linh essaie d'entourer de son bras l'épaule de son ami, sans y parvenir car son bras est trop petit pour la grande épaule. Il lui sourit. Il s'efforce de mettre beaucoup de choses dans ce sourire, plus de choses que n'importe quel mot ne pourra jamais contenir. Puis il se tourne vers le large, fait comprendre au gros homme qu'il lui faut aussi regarder là-bas, très au loin, et alors, avec une voix non pas triste mais pleinement joyeuse, Monsieur Linh redit le nom de son pays, qui sonne soudain comme un espoir et non plus comme une douleur, avant de serrer son ami dans ses deux bras, et de sentir, protégé et non pas écrasé par eux, le corps de Sang diû entre les leurs.

 

Philippe Claudel, in La petite fille de Monsieur Linh, Stock, 2005, pp. 78-85

 

 


 

 

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