J'avais de longue date décidé d'introduire Barbusse, dans cette série d'hommages aux poilus, chaque année mis en ligne à la date du Onze novembre. Je ne changerai pas mon projet cette année, mais je le ferai précéder de commentaires un peu aigres qui m'ont été suggérés par la découverte et la lecture attentive d'un texte dont je n'avais jamais entendu parler (merci à Antoine Compagnon et à l'invitée [sacrée petite Charlotte Lacoste, née en 1981 !] d'un de ses séminaires lors de son cours - année 2014 - sur La guerre littéraire) ; je veux parler de Témoins, gros pavé paru en 1929 (dans lequel, comme on l'a écrit, l'auteur contrôle la véracité des témoignages publiés par des combattants de la Première Guerre mondiale) sous un feu d'artillerie nourri (on va voir pourquoi) ayant pour auteur un certain Jean-Norton Cru - je laisse le lecteur imaginer les jeux de mots pourris auquel ce patronyme eut droit, à l'époque...
Je note au passage que Cru (1879-1949) était d'extraction huguenote (né d'un père pasteur ardéchois, on le qualifie de "protestant puritain") : comme l'était Barbusse (1873-1935)...

 

"Barbusse a filtré ses souvenirs pour les purifier de tous les éléments hétérogènes, il les a distillés pour n'en retenir que l'essence de ses préjugés, de ses opinions préconçues, il les a sublimés pour réduire êtres, choses et sentiments en abstractions. Muni de ces abstractions dénuées de corrélation avec le temps, le lieu, les évènements, il a entrepris de les objectiver en les modelant à sa fantaisie comme une glaise, il a créé des pantins différenciés par des grimaces diverses ... et s'est payé de l'illusion qu'il avait devant lui un groupe de poilus en chair et en os, des hommes qui pensent et qui souffrent. Il semble inconcevable qu'un auteur puisse réaliser un tel degré d'artificiel et puisse l'imposer à un public trop docile comme une image de la réalité"

J.-N. Cru, Témoins, pp. 479-480

 

 I. Témoins, ou des témoignages biaisés

 

Éliminons immédiatement une petite curiosité, je veux parler du second prénom de notre Jean Cru : Norton était le patronyme de sa mère anglaise (elle se prénommait Catherine, était âgée de 34 ans à la naissance de son fils). Donc, Cru qui était professeur et devait ultérieurement s'exiler aux États-Unis (comme ses frères et sœur, dont il était l'aîné), entreprit de faire passer au tamis de son examen critique 250 auteurs ayant écrit sur la Grande Guerre, entre 1915 et 1928. Peu d’écrivains ressortent indemnes de ce minutieux examen et curieusement, les plus "critiqués" sont aussi ceux qui ont le plus éminemment droit de cité dans les manuels scolaires, où ils sont imperturbablement convoqués : ainsi de Barbusse et de Dorgelès. Tandis que Genevoix, dont l’écriture était et demeure d’une grande clarté, est nettement moins cité, et fait cependant partie des rares auteurs ayant obtenu "l'imprimatur" de notre auteur (Maurice Genevoix entre ce jour même au Panthéon, et ce n'est que tardive justice - mais ne soyons pas dupes, hier de Gaulle, aujourd'hui l'auteur de "Ceux de 14", il s'agit d'abord de l'opération de communication de notre président).

Petite remarque, en passant : Cru fit toute la guerre. Barbusse, qui prétendit avoir passé 23 mois au front, ne participa en réalité au conflit que durant sept mois.

Son Le Feu, au départ diffusé en feuilleton dans le quotidien L'Œuvre (août-novembre 1916), et distribué dans les tranchées où il reçut un accueil enthousiaste, fut ensuite publié par les éditions Flammarion le 15 novembre 1916 et obtint, un mois plus tard, le prix Goncourt... Ce texte correspondait-il à la réalité telle que la vivaient les poilus, ou telle qu'ils eussent aimé la vivre ? C'est une question.

Quoi qu'il en soit, Cru, qui prit conscience "dans la tranchée de la réalité de la guerre et des travestissements de la propagande" publia son étude qui fut accueillie par un véritable tir de barrage, Dorgelès ayant été le tireur le plus acharné. Mais il faut remarquer qu'il s'empressa de rectifier nombre d'erreurs ou d'exagérations présentes dans ses Croix de bois (Jean Paulhan fit de même, avec son Guerrier appliqué). Bref, paraphrasant la formule très dure que Michel Onfray (in "Vies parallèles. De Gaulle/Mitterrand") vient d'utiliser à propos des deux personnages de son enquête, on pourrait avancer que Genevois, Maurois et quelques autres ont servi la France avec leurs écrits, tandis que Barbusse, Dorgelès et quelques autres se sont servis de la France (et de la guerre) pour les leurs.

Alors, pourquoi Barbusse est-il devenu, en dépit de ses inexactitudes méthodiquement relevées par Norton Cru, un classique toujours encensé de nos manuels ? Il me semble qu'une première explication peut se trouver dans l'édition de Le Feu au sein des "Classiques du matérialisme dialectique" (!!!) ; on peut lire dans l'Introduction, "Henri Barbusse a retranscrit fidèlement, lors de la première guerre mondiale impérialiste, ce qu'il a vu et ressenti sur le front". Or, nul n'ignore le poids de la "gauche", souvent extrême, au sein de l'Institution Éducation nationale. Cette explication sans doute un peu courte vaut ce qu'elle vaut. En tout cas, elle ne peut être oblitérée. Ajoutons que Barbusse, de santé relativement fragile (le premier chapitre de Le Feu est consacré aux impressions qu'il éprouve, convalescent, dans un sanatorium) est décédé à Moscou. En 1935. Au moment des plus effroyables purges staliniennes...

Le Feu est entré il y a quinze ans dans le domaine public. L'édition que je possède (Flammarion, 1917) compte 381 pages (à 38 lignes, pour parler comme Cru), à la typographie très serrée.

 

 

II. Le Feu, chapitre III : La Descente

 

L’aube grisâtre déteint à grand’peine sur l’informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux – où l’on entend sans les voir les attelages du Train de combat s’apprêter et démarrer – s’étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment : le 5e Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous...

Une rumeur…

— Les voilà !

Une longue masse confuse apparaît à l’ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.

Enfin ! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit ; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée : dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours ; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, à mesure que le Bataillon mutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous en piétinant la vase du champ et qu’on s’est reconnu en se penchant l’un vers l’autre :

— Hein, la dix-huitième !

En se disant cela, on songe : "Si ça continue ainsi, que deviendrons-nous tous ? Que deviendrai-je, moi ?…"

 

La dix-septième, la dix-neuvième et la vingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.

— Voilà la dix-huitième !

Elle vient après toutes les autres : tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.

Le jour s’est un peu lavé et blêmit les choses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, en s’aidant d’une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’une autre douleur. Encapuchonné, il baisse la tête ; il a l’air de suivre un enterrement ; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, en effet.

Voilà la compagnie.

Elle débouche, très en désordre. Un serrement de cœur nous prend tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans le défilé du bataillon.

 

Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitième qui dévalent. Les uniformes de ces rescapés sont uniformément jaunis par la terre ; on dirait qu’ils sont habillés de kaki. Le drap est tout raidi par la boue ocreuse qui a séché dessus ; les pans des capotes sont comme des bouts de planche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les genoux. Les têtes sont hâves, charbonneuses, les yeux grandis et fiévreux. La poussière et la saleté ajoutent des rides aux figures.

Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds épouvantables, c’est un vacarme assourdissant. Ils parlent tous à la fois, très fort, en gesticulant, rient et chantent.

Et l’on croirait, à les voir, que c’est une foule en fête qui se répand sur la route !

 

Voici la deuxième section, avec son grand sous-lieutenant dont la capote est serrée et sanglée autour du corps raidi comme un parapluie roulé. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusqu’à l’escouade de Marchal, la plus éprouvée : sur onze compagnons qu’ils étaient et qui ne s’étaient jamais quittés depuis un an et demi, il ne reste que trois hommes avec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire épanoui ; il lâche sa bretelle de fusil et me tend les mains, à l’une desquelles pend sa canne des tranchées.

— Eh, vieux frère, ça va toujours ? Qu’est-ce que tu deviens ?

Je détourne la tête et, presque à voix basse :

— Alors, mon pauvre vieux, ça c’est mal passé…

Il s’assombrit subitement, prend un air grave.

— Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu, ça a été affreux, cette fois-ci… Barbier a été tué.

— On le disait… Barbier !

— C’est samedi, à onze heures du soir. Il avait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et comme coupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui a traversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont été atteints à la tête et au cou. On a passé la nuit à cavaler au galop dans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. Le petit Godefroy, tu le connais ? le milieu du corps emporté ; il s’est vidé de sang sur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse : petit comme il était, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait ; il a fait un ruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. Gougnard a eu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout à fait mort. Ça, c’était au poste d’écoute. Moi, j’y étais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans la tranchée demander l’heure. J’ai retrouvé mon fusil, que j’avais laissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon en tire-bouchon, et la moitié du fût en sciure. Ça sentait le sang frais à vous soulever le cœur.

— Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas ?…

— Lui, c’était le lendemain matin — hier par conséquent — dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler. Il était couché et sa poitrine a été défoncée. T’a-t-on parlé de Franco, qui était à côté de Mondain ? L’éboulement lui a cassé la colonne vertébrale ; il a parlé après qu’on l’a eu dégagé et assis par terre ; il a dit, en penchant la tête sur le côté : "Je vais mourir", et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux ; lui, son corps n’avait rien, mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme une galette, et énorme : large comme ça. À le voir étendu sur le sol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.

— Vigile qui était de la classe 13, un enfant ! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leurs galons !… Des chics vieux amis en moins, mon vieux Marchal.

— Oui, dit Marchal.

 

Mais il est accaparé par une horde de ses camarades qui l’interpellent et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bousculent en riant.

Mon regard va de face en face ; elles sont gaies et, à travers les crispations de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc ! s’ils avaient pu, pendant leur séjour en première ligne, boire du vin, je dirais : "ils sont tous ivres".

J’avise un des rescapés qui chantonne en cadençant le pas d’un air dégagé, comme les hussards de la chanson : c’est Vanderborn, le tambour.

— Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu as l’air content !

Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, me crie :

— C’est pas encore pour cette fois, tu vois : me v’là !

Et, avec un grand geste de fou, il m’envoie une bourrade sur l’épaule.

Je comprends…

Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés. Le tour de service fait que chaque compagnie est en avant toutes les six semaines ! Six semaines ! Les soldats de la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie d’enfant : ils ne regardent jamais loin ni autour d’eux, ni devant eux. Ils pensent à peu près au jour le jour. Aujourd’hui, chacun de ceux-là est sûr de vivre encore un bout de temps.

C’est pourquoi, malgré la fatigue qui les écrase, et la boucherie toute fraîche dont ils sont éclaboussés encore, et leurs frères arrachés tout autour de chacun d’eux, malgré tout, malgré eux, ils sont dans la fête de survivre, ils jouissent de la gloire infinie d’être debout.

 

H. Barbusse, in Le Feu, édition de 1917, Flammarion, pp. 54-59.

 


 

 

Il ne m'appartenait pas, ici, de m'appesantir sur la méthode critique de Jean-Norton Cru.
On la trouvera parfaitement exposée en écoutant la conférence, citée supra, de la jeune Charlotte Lacoste, lors du séminaire du 21 janvier 2014, au Collège de France.

 

 

Henri
Barbusse
"À la mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la cote 119".

[Dédicace]