Cette mise en ligne trouve son origine dans un double étonnement :
J'avais entrepris la lecture de Paris au mois d'août, de René Fallet (chez Denoël, 1964 - ouvrage dédié à Jean-Louis Trintignant "trouvé dans les pas perdus") ; comme on le sait ce texte narre la rencontre improbable entre Henri Plantin, un pas grand-chose, un Parisien de la rue Saint-Martin dont la famille est en vacances, et Pat, une belle fille, une Anglaise de Londres ; comme on le sait davantage encore, l'adaptation cinématographique qui en fut faite connut un franc succès, peut-être à cause du rôle-titre tenu par Charles Aznavour (à qui on doit surtout une belle chanson sur ce thème). Quoi qu'il en soit, je fus fort surpris de constater que les ouvrages annoncés en 4ème de couverture m'étaient aussi inconnus que leurs auteurs : Marion Delbo, "Pauline ou le désordre", Rémy Laurent, "Jours de sable," Claude Lavenne, "Claire ou l'apprentissage," Stanislas-André Steeman, "Peut-être un vendredi"...
Par ailleurs, tombant par hasard sur un "vieil" article célébrant l'attribution du Prix Goncourt 1965 au dénommé Jacques Borel pour son ouvrage l'Adoration, force me fut de constater que je n'avais jamais entendu parler ni de l’œuvre, ni surtout de son auteur. Sic transit gloria libri, pourrait-on commenter en parodiant la célèbre locution latine...

Et ces mésaventures m'ont conduit à m'intéresser à une fine étude concernant les trente premiers "Prix Goncourt"...

 

 

En 1904, à l'occasion d'une enquête menée dans la Revue hebdomadaire au sujet de l'attribution du Prix Goncourt, Jean Carrère blâmait "cette façon de perpétuer dans la vie virile les parodies du collège et les distributions de récompenses..."

Bien souvent, par la suite, les journalistes, les chroniqueurs et les caricaturistes de la vie littéraire chercheront leurs comparaisons dans le domaine scolaire : les candidats au prix affrontent les épreuves d'un concours (Hervé Bazin usa du calembour pour déclarer "Hors-Goncourt" un de ses ouvrages) d'autant plus redoutable qu'un seul lauréat est autorisé.

La liste des recalés est donc forcément copieuse(1) ! Il faut la distinguer de celle des "oubliés" qui groupe les écrivains dont les premières œuvres échappèrent à la perspicacité des membres de l'Académie Goncourt qui, de 1903 à 1933, "manquèrent" Paul Morand, Jean Cocteau, Raymond Radiguet, Louis Aragon, Julien Green, Louis Guilloux, Jean Giono, Eugène Dabit, Antoine de Saint-Exupéry et... quatre futurs Prix Nobel : André Gide, Romain Rolland, Roger Martin du Gard et François Mauriac (2) !

Non moins impressionnante est la liste des recalés dont certains le furent à plusieurs reprises : Charles-Louis Philippe (1903, 1904 et 1906), Jean Giraudoux (1909 et 1917), Guillaume Apollinaire, Colette et Marguerite Audoux (1910), Néel Dooff (1911), Charles Vildrac (1912), Alain-Fournier et Valery Larbaud (1913), Pierre Benoît (1918), Alexander Arnoux (1918-1919), Roland Dorgelès (1919), Pierre Mac-Orlan (1920-1921), Jacques Chardonne (1921), Jules Romains (1922), Henry de Montherlant et Philippe Soupault (1924), Henri Pourrat (1925-1926), Pierre-Jean Jouve, Pierre Drieu la Rochelle (1925), Jean Cassou, Marcel Jouhandeau, Georges Bernanos (1926), André Chamson (1927-1928), Blaise Cendrars (1929), Louis-Ferdinand Céline (1932).

Certains scrutins pèsent lourd en ce qui concerne le prestige de l'Académie. Ceux de 1909 et de 1917 qui virent la défaite de Giraudoux devant les frères Leblond et devant Henry Malherbe, celui de 1924 au cours duquel les "Goncourt" recalèrent Henry de Montherlant au profit de Thierry Sandre. En 1913, ils préférèrent le Peuple de la mer au Grand Meaulnes ; en 1932, Les Loups au Voyage au bout de la nuit. En 1926 (année à marquer d'une pierre noire), ignorant superbement la publication de romans tels que Moravagine, de Blaise Cendrars, Le Paysan de Paris, de Louis Aragon, Brulebois, de Marcel Aymé, Mont-Cinère de Julien Green, Bernard Quesnay, d'André Maurois, les "Dix" recalent sans coup férir Henri Pourrat, Jean Cassou, Marcel Jouhandeau et Georges Bernanos pour couronner Le Supplice de Phèdre, d'Henry Oberly ! Dès 1909, commentant le scrutin dans son Journal, Jules Renard écrivait : "Jamais prix ne fut décerné au milieu de plus de quolibets... Les Leblond n'auront jamais de succès de public. Il faut mettre ce souvenir dans leur vie". L'auteur des Histoires Naturelles y contribue, puisque les deux frères furent élus au troisième tour, à l'unanimité, donc avec la voix de Jules Renard (qui avait été élu à l'Académie en remplacement de Huysmans, deux ans avant le vote) !

Ces choix malheureux doivent-ils faire oublier que, de 1903 à 1933, les "Goncourt" couronnèrent Léon Frapié, Louis Pergaud, Henri Barbusse, Georges Duhamel, Marcel Proust, Maurice Genevoix, Marcel Arland, André Malraux ? Certaines "cuvées", si l'on veut bien faire abstraction de la distinction entre lauréat et battus, ne sont-elles pas de tout premier ordre ? 1910 : Louis Pergaud, Guillaume Apollinaire, Colette, Marguerite Audoux ; 1918 : Georges Duhamel, Pierre Benoît, Pierre Hamp, Alexandre Arnoux ; l'année suivante : Marcel Proust, Roland Dorgelès, Marcel Martinet et, de nouveau, Alexandre Arnoux ; 1925 : Maurice Genevoix, Pierre-Jean Jouve, Auguste Bailly, Jean-Richard Bloch, Henri Pourrat, Pierre Drieu la Rochelle... Peut-on faire grief aux "Dix" d'avoir préféré Civilisation à Koenigsmark, Les Jeunes filles en fleurs aux Croix de bois ? N'est-il pas au contraire remarquable d'avoir su découvrir de tels ouvrages et de les accoupler lors du vote final ? Tenus par le testament de ne couronner qu'un seul ouvrage (3), les Académiciens sont souvent condamnés à un choix laborieux ou hasardeux. À  trois reprises, le président dut user de sa voix double afin de sortir d'un scrutin d'impasse (cinq contre cinq) et imposer un lauréat (et par voie de conséquence, un recalé !) : pour André Savignon en 1912, en 1921 pour René Maran et l'année suivante pour Henri Béraud.

Puisqu'il est difficile - voire impossible - de désigner le meilleur roman, Lucien Descaves (qui fut le premier secrétaire de l'Académie et qui s'ingénia, sa vie durant, à découvrir de nouveaux talents) proposa, en 1924, de partager le prix annuel en cinq parts de mille francs, et de couronner cinq lauréats. Après de longues hésitations, ses confrères ne le suivirent pas, par peur de violer le fameux testament. On a vu que bien souvent, les jurés désignèrent, avec le lauréat, ses dauphins et les placés, les cinq ou six meilleurs écrivains de l'année. Reprocher aux "Goncourt" leurs recalés, n'est-ce pas, bien des fois, rendre hommage à leur perspicacité ?

Souvent d'ailleurs, l'Académie accorda des compensations à ses victimes. Et d'abord en les repêchant ! Les frères Leblond, seconds en 1904, placés l'année suivante, furent lauréats en 1909. Henri Barbusse, qui obtenait une voix en 1908, devait triompher en 1914. Dauphin en 1916, Maurice Genevoix sera le Prix Goncourt 1925. À un moment, on put croire que le battu deviendrait automatiquement lauréat l'année suivante, comme ce fut le cas pour Georges Duhamel (ajourné en 1917, reçu en 1918), Thierry Sandre (1923-1924), Henry Deberly (1925-1926). Simple fait du hasard, puisque des écrivains deux fois seconds, Gaston Roupnel (1910, 1913), André Chamson (1927, 1928) ne furent jamais lauréats. Quant à Auguste Bailly, qui fut dauphin trois années de suite (1924, 1925, 1926), il ne put jamais inscrire "Prix Goncourt" sur sa carte de visite...

À  défaut de couronne, plusieurs battus obtinrent un siège à l'Académie. Trois recalés, qui le furent chacun deux fois, eurent le privilège de se retrouver de l'autre côté de la barrière : Gaston Chérau (battu en 1906 et 1911), Alexandre Arnoux (en 1918 et 1919), Pierre Mac-Orlan (en 1920 et 1921) ; Colette (éliminée en 1910 par Louis Pergaud) devient la grande dame de l'Académie que Roland Dorgelès (défait en 1919 par Marcel Proust) préside aujourd'hui. Par contre, Georges Duhamel (le recalé repêché) échouera en 1929 (on lui préféra Dorgelès). Les Goncourt refuseront un siège au battu de 1906 : André Suarès et, en 1936, ils préféreront Léo Largueir à Jules Romains (pourfendu par Henri Béraud en 1922).

Sans bicorne ni épée, de nombreux recalés se consolèrent en glanant les lauriers des prix qui furent créés dans le sillage du Goncourt et qui devinrent, selon l'expression de Jean Ajalbert, "ses parasites pullulants". Lancé en 1904 pour dédommager Myriam Harry, mise hors compétition du Goncourt par un jury antiféministe (4), le Femina mit du baume au cœur de recalés célèbres : Roland Dorgelès, Marguerite Audoux, Georges Bernanos... et d'un "oublié" célèbre : Antoine de Saint-Exupéry. Le Renaudot vengea sur l'heure Louis-Ferdinand Céline en 1932. Il serait oiseux de recenser tous ceux qui, à défaut du Prix Goncourt, décrochèrent l'Interallié ou le Grand Prix national des Lettres (Pierre-Jean Jouve, Valery Larbaud par exemple), ou le Prix littéraire de la ville de Paris, qui échut à Blaise Cendrars.

Quelques recalés n'obtinrent rien sinon, par la suite, la renommée et la fortune. D'autres retombèrent dans l'oubli dont une citation au palmarès les avait tirés. Ils se consolèrent en constatant que semblable mésaventure arriva à plusieurs lauréats !

Il y eut des recalés récalcitrants qui, comme des potaches devant la feuille des collés, tapent du pied, crient à l'injustice et à la fraude. Charles-Louis Philippe, de ceux-là fut le premier et le plus acerbe... Alors que tous les journalistes (et la plupart des jurés) voyaient en lui le premier des Prix Goncourt, on l'écarta parce que son livre (Le Père Perdrix) avait été publié un mois trop tôt (mais en 1907, on couronna Jean des Brebis sorti des presses en 1904...). Recalé par deux fois (en 1904 et en 1906), l'auteur de Croquignolle se rebiffa. Dans un article du Gil Blas, qu'il signe avec Eugène Montfort, il révèle que l'éditeur des Tharaud, Pelletan, a fait imprimer à l'avance la couverture du roman primé avec la mention "Prix Goncourt 1906" ("Le prix était donc donné à l'avance ? Nous inclinerions à le croire !"). Puis les deux compères fustigent les lauréats : "L'année dernière, on nous donna M. Farrère dont la valeur est incontestable, et l'on nous donna cette année les frères Tharaud qui ont mis six ans, paraît-il, à écrire une plaquette de 140 pages où nous ne distinguons pas bien nettement la marque du génie. Cela ne passe plus !"

Si la rancœur de Philippe s'expliquait, l'écrivain pouvait-il (et on ne manqua pas de le lui faire remarquer) être à la fois juge et partie ?

Plus froide et calculée fut la colère d'Alain-Fournier, battu en 1913 par Marc Elder après onze tours de scrutin et abandonné par ceux-là mêmes qui l'avaient jusqu'alors soutenu. Le lendemain, il adressait une lettre à Lucien Descaves : "Je vous dois, cher Monsieur, d'avoir figuré très honorablement pendant la majeure partie du scrutin, et je me réjouis avec vous de penser qu'une famille malheureuse est maintenant à l'abri du besoin", ce qui lui attira cette réponse cinglante de l'auteur de Sous-Offs : "Vous devriez savoir que nous ne donnons pas de secours aux indigents. Marc Elder, qui d'ailleurs n'en est pas un (5), n'a donc rien eu à solliciter. Mais il est gravement malade et je pensais que cette considération lui vaudrait au moins la sympathie de ses jeunes confrères". Mais Le Grand Meaulnes s'imposait déjà comme un chef-d'œuvre, et Henri Massis était en droit d'écrire, dans L’Éclair du 4 décembre 1913, sous le titre "Ce qu'on a fait du Prix Goncourt" : "Le Prix ne correspond plus aujourd'hui à rien de vivant ; il propose en exemples les formules les plus périmées et l'imitation la plus décevante. Le prestige que le grand public y attachait encore ne saurait plus se justifier. Nous savons désormais que e jugement des Dix est un scandale annuel..."

Des scandales, l'Académie devait en provoquer encore quelques autres jusqu'en 1933, date à laquelle nous arrêtons le recensement. On connaît le scandale provoqué par l'élimination de Georges Bernanos, en 1926, alors qu'on voyait déjà, dans Sous le soleil de Satan, un des grands livres de l'époque. En 1931, l'élection de Jean Fayard, le fils du richissime éditeur, ne manque pas de provoquer des remous. La coupe déborde lorsque les Dix, le 8 décembre 1932, recalent, après un seul tour de scrutin, Louis-Ferdinand Céline en préférant Les Loups de Guy Mazeline à son Voyage au bout de la Nuit... Aussitôt, Lucien Descaves part en claquant la porte. Dans une note communiquée à la presse, il explique : "Mercredi dernier, notre vote avait été établi, M. Céline obtenait cinq voix dont celle de notre président, cotre cinq voix au lauréat d'aujourd'hui... et aujourd'hui, tout est renversé. Je me révolte contre ces manœuvres de dernière heure..."

Le scandale est énorme. Plusieurs journaux annoncent Le Voyage comme étant "le véritable Prix Goncourt". Les querelles s'enveniment. On s'envoie du papier timbré, on parle d'échanger ses témoins. Quant au recalé, il voit avec satisfaction monter vertigineusement la courbe de vente de son livre !

Nous ne saurions terminer sans rendre hommage au seul recalé qui fut heureux de l'être et qui s'en explique avec beaucoup de verve : "Le Prix Goncourt n'ajoute peut-être rien à la littérature, mais il la sert malgré tout, comme les cloches de l'église : en sonnant le rappel des distraits... Pendant des jours, la presse parle de tous les concurrents, on discute leurs livres, on soupèse leurs chances, et il arrive que le candidat battu soit lancé par le bruit de son échec. Comme Céline. Et moi-même..."

Et Roland Dorgelès - car c'est lui l'oiseau rare ! - se félicite que les juges de 1919 aient préféré à ses Croix de bois le livre de Marcel Proust qui, sans le label des Goncourt, aurait beaucoup plus difficilement touché le grand public.

Bel exemple de modestie et de clairvoyance de la part d'un battu qui n'en devint pas moins un écrivain célèbre, et qui préside aujourd'hui cette Académie à laquelle il appartient, comme par le passé, de couronner, chaque année, en décembre, un auteur, et... de recaler les autres.

 

Notes

(1) Si nous avons limité cette étude aux trente premiers Prix Goncourt (1903-1933), c'est qu'il est difficile d'évoquer les "recalés" de la seconde moitié sans risquer de blesser des écrivains dont l'œuvre est, pour la plupart, loin d'être achevé.
(2) Au début, ni l'écrivain, ni l'éditeur ne devaient faire acte de candidature.
(3) "Ce prix sera donné au meilleur roman, au meilleur recueil de nouvelles, au meilleur volume d'impressions, au meilleur volume d'imagination, en prose, et exclusivement en prose, publié dans l'année".
(4) Si plusieurs femmes furent "placées" de 1903 à 1933, la première lauréate fut Elsa Triolet, en 1944 (pour Le Premier Accroc coûte 200 francs).
(5) Les journaux avaient laissé entendre que les 5 000 francs du prix ne seraient pas un luxe pour hâter la convalescence de Marc Elder.

 

© Jacques Alègre, Professeur de lettres, in L’Éducation n° 806, 24 novembre 1966.

 

 


 

 

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