"Jacques Chessex a perdu sa mère en 2001. Elle avait 91 ans. Six ans plus tard, il lui demande pardon. Il regrette son ingratitude, sa méchanceté, sa cruauté. Tous les romans qu'il a écrits, y compris le prix Goncourt (L'Ogre, en 1973) ont meurtri cette femme pudique, sa rigueur calviniste : il y célébrait la débauche et le sexe des femmes.
Il accusait Dieu. Il disait que les pasteurs sont des dévoyés. Il malmenait le Christ et jamais sa mère ne lui fit reproche. Chessex revoit ses yeux couleurs de myosotis, son jardin, le lac Léman, les fleurs. "Mère, tu m'habites".
Il lui offre un mausolée de mots et de larmes, une somptueuse prière et les regrets d'un inconsolé".
[Gilles Lapouge, préface à la réédition de l'ouvrage chez France-Loisirs]

 

 

"Le dimanche matin qui a précédé sa mort, c'était le 11 février [2001], je l'ai portée dans son fauteuil devant la grande fenêtre où la lumière du jardin annonçait déjà le printemps, et je lui ai lu une nouvelle de mon fils Jean. Des larmes coulaient de ses yeux bleus et vides. Puis je l'ai quittée, je l'ai rappelée par téléphone dans l'après-midi, c'est aussi la dernière fois que nous avons parlé. Le soir même elle a eu une attaque, elle a sombré dans une totale inconscience, elle est morte le jeudi 15 à 2 heures du matin. Elle avait quatre-vingt-onze ans" (p. 30).

 

... Les tiges, elle les écoutait pousser, elle les avait semées, plantées, protégées, elle touchait légèrement les minces folioles, caressait les têtes des bouquets, tenait et pressait un long moment dans ses mains la mauvaise herbe qu'elle avait arrachée dans les plates-bandes. L'humus encore, le terreau, les racines, la mousse. Lieux humbles, creuset de l'être, origine du foisonne- ment. Le contraire de l'arrogance, du bruit vaniteux, de l'exhibition faraude. La vraie fierté du sol tenait ma mère, et les cailloux, les fibres du bois, les lichens, tout ce qui appartient à la pénombre, au couvert des feuilles, aux caches et aux revers des haies, au sous-bois, à la pourriture végétale à son tour muée en sol dense où surgiront l'arbre et la fleur.

J'ai toujours vu ma mère, même très âgée, devenue aveugle, palper des fleurs, toucher de sa main ferme et hésitante le galbe d'une tulipe, la complexité d'une rose, l'effilé d'un rameau de saule ou le piquant de l'aubépine dans les bouquets que je lui apportais. Comme elle est loin de toute bassesse, me disais-je à chaque fois, comme elle est préservée des arrogances du monde !

Elle était le contraire de la vanité et du tapage. Son ascendance de notables économes, droits, calvinistes exemplaires les uns aux autres, avait mis dans son sang la modestie des vrais forts. Je n'ai jamais vu céder ma mère. S'abandonner à une pulsion soudaine, une colère publique, même un geste d'impatience. Très souvent, devant la sottise, la médisance, l'injure que pouvait lui faire le monde, elle citait d'un air malicieux un proverbe ou quelques vers de La Fontaine qui valaient mieux, à ses yeux, qu'aucune réplique d'humeur ou d'indignation.

Tant que nous vivions à Pully, le jardin l'a occupée plusieurs heures par jour. Quand elle est venue vivre en ville, elle a acheté une petite maison à la campagne, à Vulliens, un village perdu dans les confins du Jorat, où chaque dimanche et tout l'été elle soignait ses fruits, ses légumes, ses massifs fleuris dans l'herbe drue qu'elle tondait ou faisait faucher, cela dépendait de la saison, par un paysan voisin. Des mésanges vivaient dans ses haies. Des hirondelles sous l'auvent. Un couple de geais lui fut fidèle deux ou trois ans, et un blaireau, bête puissante, souffle bruyant, qui forait son trou dans le talus de cotonéasters et inquiétait son sommeil. Il y eut des merles, des rouges-gorges, des pinsons, au gros de l'hiver un bouvreuil très rose, bien visible sur la neige étincelante, et des alouettes fulgurantes au ciel d'août, des bergeronnettes, une fauvette babillarde dont on imita les phrases, et même un martin-pêcheur sur l'écume de la rivière proche. [...]

Parler de Dieu c'eût été avouer qu'elle était bonne, compatissante, vulnérable dans son extrême sensibilité, ce qu'elle n'a pas voulu faire pour s'abriter dans ce qu'elle savait de sa force de résistance, de durée, de contrepoids familial aux diverses folies d'un homme dont nous ignorions, ma sœur et moi, qu'il nous mettait en danger en se livrant à des jeux de plus en plus opaques.

En cas de danger, se resserrer dans sa cuirasse.

En dire le moins possible. Sur soi, sur l'autre, sur ses propres manques, sur sa force, sur ce qui pousse un frêle être toujours à aller, à avancer, à ne pas céder, sans doute à [croire it]. Qui donne son secret le perd.

Si elle était née catholique, ma mère aurait manifesté sa foi pour en faire une arme évidente.

Protestante, née dans un calvinisme d'autant plus sévère qu'il s'est développé dans un lieu difficile à vivre, où l'économie de montagne et la rudesse du climat favorisaient l'austérité, la méfiance des aveux, l'horreur de la confession ("c'est bon pour les catholiques, d'ailleurs on n'en a pas ici"), la haine de l'ostentation, le silence et la retenue préférables à toute faconde. Dans ces montagnes, le débit complaisant est assimilé à la pire prodigalité : c'est une faute. Un pasteur qui parle trop bien, un avocat trop loquace sont des menteurs. Pour être vrai le langage doit être hésitant, rugueux, alourdi d'accent, imagé de mots patois qui confortent le sentiment du clan.

Ma mère parlait aisément, avec plaisir, sans accent. Sa voix était douce, les mots se détachaient clairement, son vocabulaire était vaste et précis. Elle excellait à tous les jeux de langage. Elle avait appris à l'École supérieure de jeunes filles à dire la poésie par cœur, récitait La Fontaine, Lamartine, beaucoup de poètes allemands, des comptines anglaises, des proverbes par dizaines. Elle lisait, écrivait agréablement, composait à la fin de sa vie, devenue aveugle, des épigrammes, des bouts-rimés, qu'elle retenait avec précision et récitait avec un étrange humour satirique.

Parlait-elle davantage de Dieu, à la Pensée, la maison où elle est morte, à deux pas du lac et des élégances du Beau-Rivage ? Quand je lui ai dit que l'abbé Maurice Zundel, que le monde entier considérait comme un inspiré et un saint, avait habité l'étage même où elle se trouvait à la Pensée et que j'étais venu l'y voir, elle l'a aussitôt oublié, comme si plus rien de ce qui n'était pas d'elle, dans cette maison où elle savait qu'elle venait mourir, n'eût à la regarder ou toucher. [...]

 

 

Un souvenir de Brinville : ma mère avec moi chez Marcel Arland ...

 

Mais non. En été 1966, je passe quelques semaines chez les Arland, à Brinville, je suis souvent seul avec Janine et Marcel, le couple se dispute, Arland fait des scènes, menace de se suicider, un après-midi il prétend sauter de la fenêtre de sa chambre. Outre les conversations que nous avons le matin, dans les hautes herbes du jardin, sous les arbres, dans les allées de gravier où Marcel me parle de la nouvelle, de ses récits, et des difficultés croissantes qu'il a à déjouer, à la N.R.F., les ruses et les tactiques de Paulhan, je comprends bientôt que son humeur sombre est due en grande partie au remords qu'il a de sa conduite à l'égard de sa mère, âgée de plus de quatre-vingt-dix ans et qui vit seule à Langres, assez difficilement, sans qu'il aille jamais la voir. Veuve dès 1903, Marcel avait quatre ans, abandonnée à sa solitude par un fils qui ne s'occupe que de ses livres, de sa revue, de son ivrognerie et de sa carrière, quand elle mériterait une vieillesse enfin choyée. Arland craint sa mère, et plus encore de souffrir de sa propre ingratitude à son endroit. Toute sa vie, devant la vie de sa mère, il s'est accablé de son veuvage, de sa fragilité, des sacrifices qu'elle a faits pour les élever, son frère et lui, maintenant la vieille femme est malade, peut-être mourante, et Marcel s'accuse de passer l'été à raturer, à s'épancher auprès d'amis jeunes, à s'ivrogner, à refuser d'atteindre sa mère par téléphone en sachant qu'il ne supportera pas sa vieille voix, ni ses questions, ni de lui parler à prudente distance, lâchement, et si chichement, plutôt que d'aller l'embrasser dans la solitude qu'il sait trop.

Un matin qu'il a enfin appelé trois fois à Langres, d'abord sa mère n'a pas répondu, ensuite la communication a été interrompue, un malaise, croit Arland, sans aucun doute une attaque, maintenant la mort. Affolé il rappelle, pour s'entendre dire qu'on les attend, lui et la mort, depuis trop longtemps.

Je regarde cet homme souffrir d'aimer sa mère et se torturer du remords, toute sa vie, de lui avoir manqué.

Au même instant je me regarde souffrir de la même faute.

Si ma mère pouvait savoir, me dis-je tout le temps que je reste chez Marcel Arland, qu'il ne se passe pas une minute que je ne pense à elle, à changer de conduite avec elle, à lui manifester mon amour au lieu de la défier et contredire. Enfin à l'entourer, et dès maintenant à la choyer.

Je suis rentré de Brinville sans hâte, un peu effaré par le cirque d'Arland, hanté surtout par le poids de son remords qui me faisait si bien ressentir le mien. Au retour, dans le train qui me ramenait à Lausanne, il y avait eu un long arrêt à Vallorbe et je regardais le cimetière, en bas, dans le val, on le détaille très bien de la voie du chemin de fer. Et je pensais à toutes les tombes des ancêtres de ma mère qui avaient été couchés là dans le bois et la pierre. Je pensais à la naissance de ma mère dans une ferme visible au milieu du vert léger de la vallée. Je pensais à son enfance, à son destin, à notre naissance, et je me promettais d'être moins indigne d'elle jusqu'au jour de notre séparation.

 

 

La crainte de la musique

 

Ma mère craignait la musique. Elle avait une jolie voix, douce, posée, elle chantait bien, dans mon enfance elle reprenait les refrains que j'aimais, j'ai le son de sa voix dans l'oreille quand elle chantait les vieux airs mélancoliques de Botrel, les premiers Charles Trenet, des chansons comme des récits tristes ou des airs à la mode. Une chanson qu'elle aimait beaucoup et que je l'ai entendue entonner des centaines de fois :

J'ai descendu dans mon jardin

Pour y cueillir du romarin

Encore aujourd'hui me poignent l'âme cette simplicité de paroles, certaine clarté fine du lieu, du ton, et la voix de ma mère accordée à ce bonheur élémentaire.

Mais avec l'âge lui était venue une sensibilité exaspérée aux sons, accords, harmonies des morceaux que j'aurais voulu lui faire écouter, elle les refusait avec anxiété, souffrant trop, et d'une souffrance que j'imagine aiguë, tenace, désespérée, quand je la compare à la mienne aux mêmes morceaux, aux mêmes œuvres.

Mère affaiblie, âgée, au corps rapetissé, amaigri, aux yeux qui perdent la vue. Et l'émotion si vulnérable, aucun moyen de résister, dans l'instant, à des airs, des pans entiers de sa vie qu'ils rapportent mélancoliquement, tout ce non-dit de la musique, de jamais explicite, de suggéré nerveusement, de cordes qui se mettent à trembler, de défenses qui sautent, de secrets, de regrets qui remontent à la surface et font le bruit du désastre là où l'on attendait le répit. Oui, de désastre, comme une misérable défaite du cœur, de la mémoire, de la volonté. Et terriblement saisie par les sons qui auraient dû la combler ; et de force plongée, ma mère, alors, dans un accès d'intense tristesse qui me laissait désarmé, sans moyen de l'aider, sans recours aucun contre une si obscure, une si évidente hantise.

Donc, à la fin de sa vie, ma mère redoutait la musique et la refusait. Que pouvons-nous, même tellement plus forts et armés que cette vieille femme, contre l'accord, l'harmonie, ou le désaccord, la violence des sons qui d'un coup pénètrent notre âme, notre cœur, notre corps et nous envahissent, faisant fi de notre vigueur ou d'une quelconque résistance jusqu'au tremblement, à la douleur, à l'effondrement de notre volonté et de notre savoir. La musique violemment qui nous possède et nous réduit à sa plainte. Qui fait tomber toutes nos défenses. Schumann, Schubert. Frères dans la plaie d'être, de perdre, de renoncer, de mourir. Danse des vivants bien-aimés dans notre cœur dansant et mourant.

À Féchy, où elle tentait de se reposer après une opération dans une maison tenue par des religieuses, un après-midi qu'elle patientait dans le hall avec quelques convalescentes, je m'étais assis au piano et j'avais commencé à jouer une chanson d'enfance, je ne sais plus laquelle. L'effet sur ma mère fut tel, spasmes, larmes, tout le petit corps secoué des pieds aux épaules, plainte qui s'étranglait, étouffait en courts sanglots hoquetants. Je refermai le piano en m'accablant de ma folie, et poussai honteusement la chaise roulante jusqu'au beau jardin pour essayer de l'apaiser.

Une autre fois, comme elle arrivait à Ropraz, un disque tournait sur l'électrophone, une cantate ou du violoncelle, je ne sais plus, elle s'était assise en pleine lumière, et un assez long moment elle s'était contrainte à écouter. Je n'osais pas la regarder, connaissant son anxiété à toute belle mélodie, enfin je me fis violence et je m'assis en face d'elle. Des larmes trempaient son visage. Des larmes silencieuses, de tristesse absolue, son corps prostré, ses traits douloureusement tirés.

Je réfléchissais sur le pouvoir de la musique, tellement lié à l'exploration immédiate de l'abîme pour quelques êtres. Musique liée à l'élégie, au souvenir de la perte, à la faute, aux errements loin de soi et loin de Dieu. Musique toujours qui me fait toucher le fond, et m'accablant moi aussi, me prostrant dans mon imperfection, qui me fait passer par la douleur peut-être pour me transfigurer. Ou me permettre, au terme de son chemin de douleur, d'accéder à une autre hauteur de moi-même où je me reconnaîtrai dans moins d'erreur. Pour l'heure musique liée à tout instant au requiem, au chant funèbre à chaque seconde, air de cuivres, de cordes plaintives, de percussions sourdes dans l'air d'octobre où descend le soleil fané. 0 larmes de ma mère dans l'air d'octobre. 0 pleurs, revoir au bord de la tombe qu'elle n'aura pas, disparition, adieu dans l'atmosphère qui a fraîchi, la voix hésite, la vue faiblit, la main de la mort tire la main de la vivante à l'ombre déjà du jamais plus.

Ich habe genug, je me souviens, c'était la cantate de Bach et ma mère écoutait en pleurant.

Quand elle est devenue aveugle, comme sa solitude devenait trop grande, je me reproche de lui avoir proposé de lui acheter un poste de radio, et plus maladroitement, des disques. "Non", a-t-elle dit avec douceur. Puis dans un soupir anxieux elle a répété de façon presque imperceptible : "Non. Non ..." Et dans sa voix, dans tout son corps, il y avait de la peur.

 

© Jacques Chessex [1934-2009], in Pardon mère, Éditions Grasset & Fasquelle, 2008 (réédition France-Loisirs, 2012).

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.