Jules Romains (1885-1972), provincial "monté" à Paris (avec ses parents instituteurs), fut d'abord durant trois années (1906-1909) élève à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Agrégé de philosophie, il enseigna durant une dizaine d'années, puis se consacra à la littérature dès la fin de la Grande Guerre. Outre Knock, pièce immortalisée par Louis Jouvet, son œuvre de loin la plus connue s'intitule Les Hommes de bonne volonté, fresque qu'il publia de 1932 à 1946.
Canailles et saints, arrivistes et hommes à scrupules se croisent au long des 27 volumes (pas un de moins, et on pourrait même en ajouter un de plus, Le fils de Jerphanion, publié en 1956) de ce roman pas comme les autres, dont le fil conducteur est le destin croisé de deux normaliens, Jerphanion et Jallez, qui évoluent au milieu de centaines de personnages. De cette fresque (qui peut éventuellement s'apparenter aux Thibault de Roger Martin du Gard), Étiemble, qui ne la goûtait guère, avait un jour écrit qu'elle possédait au moins, à ses yeux, un avantage : elle pouvait être la source inépuisable de dictées du Certificat d'études... Las, le C.e.p. a été supprimé... Mais qui n'a pas étudié, à l'école élémentaire, le passage fameux décrivant le jeune Louis Bastide et son cerceau ? Qui n'a jamais entendu évoquer la belle figure de l'instituteur idéaliste Clanricard (qui ne se plaint pas de ses 54 "élèves du peuple" !), revenu du front avec un bras en moins (et deux cornes en plus) ? Alors, que la condamnation sans appel d'Étiemble a dû être douce à l'âme de Romains, dont la tendresse à l'égard de l'école laïque, acquise dans le milieu familial, ne s'est jamais démentie !
La période dont veut rendre compte ce travail monumental (en particulier s'agissant de la précision historique, avec l'intervention de personnages réels) s'étend du 6 octobre 1908 et au 7 octobre 1933 (les deux volumes qui ouvrent et ferment la fresque sont consacrés à la description minutieuse, envisagée de plusieurs points de vue, de ces deux journées). C'est dire qu'on y assiste à une double "montée des périls" encadrant la boucherie de 14.
La douceur de la vie est le titre que porte le 18e volume de la série. La Douceur de la vie, c'est aussi la douceur de la ville, de Nice d'avant-guerre, en l'occurrence. Pierre Jallez, journaliste-écrivain, s'est provisoirement arrêté à Nice, pour se consacrer à l'écriture. Mais pas seulement. Au risque d'apparaître un personnage grincheux et rétro (c'est l'école laïque, ma mère, qui a fait cela de moi, adressez-vous à elle, si vous n'êtes pas contents), il faut bien remarquer que, dans le passage que j'ai choisi, il y a aussi la douceur de la chair (momentanément) fraîche. Comme plus tard, dans la vie réelle, Sartre et Nizan courront les nymphettes, nos deux héros, et particulièrement Jallez, aiment à s'approcher de jeunesses d'un milieu social modeste, et partant d'un niveau culturel relativement faible. Ils aiment "dominer". Certes, mais cela porte un nom, c'est du détournement de mineure, et c'est même puni par la loi (enfin, si peu, de nos jours : voir la récente affaire du prof de musique et de sa très jeune "maîtresse"). "En somme j'étais fier", dit Jallez. Il n'y a vraiment pas de quoi.

 

 

Comme l'hôtel où j'habite provisoirement est à l'extrémité du Quai du Midi, encastré dans le promontoire que le rocher du château avance vers la mer, avec la baie et le développement de la Promenade à sa droite, et la région du port à sa gauche, je n'ai pour aller dans la vieille ville qu'à prendre la rue des Ponchettes, qui court à l'intérieur de l'ancien double rempart de mer. J'arrive ainsi au bout du cours Saleya, que ferme de ce côté une grande maison plaisante, à trois façades, avec balcons et moulures, du type "palazzo". De là, une des rues qui prennent à droite me mène à la cathédrale, ou me fait passer un peu plus haut devant l'Église du Gesu, au pied même de l'escarpement.

C'est ce que j'ai fait tantôt quand je suis sorti de ma chambre pour fuir l'Ange triste. Une brise soufflait rue des Ponchettes. Le temps est extrêmement doux. Il a une mollesse marine. J'ai franchi la porte sous le rempart de droite, pareille à un petit arc de triomphe. J'ai vu les lumières du cours Saleya, à peu près désert ; le vent venait vers moi, avec de rondes envolées caressantes, et des repos. J'ai pris le chemin de Sainte-Réparate pour m'enfoncer dans la vieille ville la plus "vieille-ville", celle que je préfère. J'ai longé toute la suite des rues qui vont à la place Garibaldi et qui forment comme la grand'rue commerçante de l'endroit. Je marchais lentement. Quel plaisir m'ont fait les boutiques ! Je n'en connais pas ailleurs qui m'enchantent à ce point, qui me parlent si bien, dans un langage aussi pleinement satisfaisant pour moi. Je suis pourtant allé à Venise, que j'aime tant, et dans plusieurs villes d'Italie. Ces boutiques sont étroites de façade, et très creuses. Beaucoup ressemblent à un long couloir, tout grand ouvert sur la rue ; plus la boutique est importante, plus le couloir est large, mais ce caractère de couloir demeure. Les marchandises sont distribuées de part et d'autre du passage médian ; elles forment des empilements ingénieux, qui évoquent toutes les sortes possibles de tours, de pilastres, de colonnes, et qui joignent le sol au plafond. Il y a de grosses colonnes cannelées qui sont faites de boîtes de conserves rondes. Il y a des tours à étages, dont les moellons rectangulaires sont des boîtes de sardines ; d'autres, à étages aussi, montant en pyramide vers un bloc suprême, et qui ressemblent à des temples ninivites, sont faites de cubes de savon ; mais entre les cubes des intervalles sont laissés ; c'est une tour ajourée, et sur une plaine le vent y chanterait. Aucune denrée n'est abandonnée à son simple sort de chose vendable. L'esprit d'architecture se saisit de toutes, les invite à prendre leur place, comme les pierres d'une cathédrale dans la construction et l'ornement ; et suivant des règles qui semblent celles d'une tradition de fantaisie. Même les matériaux les plus rebelles s'y soumettent : le tonneau d'anchois, le sac de café vert, le faisceau de macaroni. Ailleurs, les saucissons, ou les bobines de ruban. La caisse, petite, se place où elle peut ; parfois sur un des côtés, dans un retrait des tours et des colonnes ; souvent au fond, dans l'axe même de la construction : tantôt chaire, tantôt maître-autel.

La lumière du jour ne pénètre jamais bien loin ni bien fort dans ces boutiques. En été, la pénombre doit y être délicieuse, pleine des odeurs de la bonne vie. En cette fin d'automne, la dorure des journées, qui vient de plus bas, se glisse plus loin, et il arrive qu'on voie un doux soleil descendre en biais le long des tours ajourées et des colonnes cannelées, pour atteindre le pied de la dernière, et faire dans l'angle du fond une petite mare de chaleur épicée.

Mais le soir leur convient encore mieux. Les rues sont étroites et sombres, entre de hautes façades où quelques fenêtres s'éclairent à peine. Les lumières publiques ne paraissent un peu vives que là où elles règnent seules. Dans les rues commerçantes, les profondes boutiques étroites accaparent tout. Elles flambent comme un four de boulanger. Et comme rien ne les sépare de la rue, ni porte, ni vitres, ni châssis quelconque, comme elles ouvrent tout grand sur la rue, entre deux tours ajourées de savons, ou deux colonnes de boîtes coloriées, à la façon dont un port très illuminé ouvrirait entre deux môles sur un détroit tranquille mais sombre, l'âme du passant quitte un instant le bord, pour aller faire avec ravissement le tour de ce havre de richesses intérieures.

Ce que j'aime, dans la rue même, c'est qu'elle est faite, comme à Venise, pour les piétons. Les voitures n'y sont pas interdites, là où le passage est assez large ; et de temps en temps quelqu'une essaye de s'y faufiler ; mais il faut qu'elle en ait vraiment besoin ; et c'est, le plus souvent, une lente charrette. Si bien que l'on garde son état d'esprit de piéton dérangé quelquefois par un incident malencontreux, mais bien convaincu en principe que la rue est pour lui. [...]

J'ai dîné chez un petit traiteur, en pleine vieille ville, à deux pas de la Cathédrale. Je le connaissais déjà, y étant allé avant-hier soir. Mais je ne l'ai pas retrouvé tout de suite, ayant voulu l'attraper par un autre chemin. Auparavant, j'avais acheté l'Éclaireur du Soir à un kiosque, qui est sur la place devant Sainte-Réparate - la petite vendeuse était bien jolie - et je suis allé, avec l'intention de le lire, dans un cabaret populaire, au fond de la même place, là où elle commence à monter pour devenir une rue à degrés, assez large au début, un tantinet triomphale, escaladant la colline. J'étais à peu près seul dans mon cabaret, assis à l'intérieur, contre une vitre. Il aurait fait un peu trop frais et sombre pour s'asseoir dehors, même s'il y avait eu une table ; et il n'y avait pas de table. Deux ou trois hommes de la vieille ville, pendant que j'étais là, sont venus boire au comptoir ; un comptoir de caractère rustique, sans bordure ni plateau de zinc, et que ne chargent pas des appareils luisants. Derrière le comptoir, des tonneaux empilés sur trois rangs, chacun avec sa pancarte et son robinet. Les hommes ont bu du vin. Moi aussi j'ai bu du vin : un Barbera, imperceptiblement mousseux, où le goût de mûre se mêle à un goût un peu rêche qui fait penser à la craie. J'aime ce vin, qui reste léger. Les hommes parlaient en patois niçard. Je devinais quelques mots. Ce dialecte est très différent de l'italien, que je comprends beaucoup mieux. J'ai l'impression qu'il se rapproche bien plus du provençal, et en général de la langue d'oc. Je suis sûr que Jerphanion comprendrait presque tout.

Quand j'ai eu médité mon Barbera - il faudra que je trouve des vins de la région - je suis redescendu vers la cathédrale ; j'ai repassé devant le kiosque ; la petite vendeuse m'a reconnu et m'a souri. Je me suis avisé alors que j'avais oublié de lire son journal, qui était resté tout plié dans ma poche, ce qui n'était pas très gentil de ma part. Mais les nouvelles m'attirent peu. Je voudrais être au temps où il pouvait se produire des révolutions chez les Moscovites, ou des guerres sur le territoire du Grand Turc, et où les bonnes gens de mon espèce n'en entendaient parler que trois ans après comme d'événements éteints, qu'on avait toute liberté d'esprit pour juger amusants et romanesques. Je ne reproche pas aux événements lointains d'avoir lieu ; je leur reproche de me concerner. La petite vendeuse est réellement charmante. C'est une brunette un peu ébouriffée qui, à Paris, aurait seulement les yeux vifs et rieurs, et serait pâlotte. Mais à Nice, ses yeux trouvent le moyen d'être, en plus, langoureux, d'avoir une sorte d'orient noir. Et son teint, une sourde dorure.

Le petit restaurant où j'ai dîné s'appelle les Deux Frères. Il est un peu triste, non que l'Ange triste parvienne à faire retomber la traîne de sa rêverie jusqu'à ces profondeurs protégées - et d'ailleurs, à l'heure du dîner, l'Ange triste a pris son vol ; il est déjà beaucoup plus loin à l'Occident ; il doit en être à jouer avec des âmes portugaises - non, c'est une question de lumière et de local. La lumière est un rien pauvre pour le local qui est un peu trop spacieux et nu ; peint, aussi, de couleurs mélancoliques et délavées. Mais les gens sont d'une amabilité sans défaut ; leur cuisine est brave. Le repas, à la carte, m'a coûté trois francs, vin et pourboire compris. Je n'ai pas su l'origine du vin. Il est un peu lourd, je crois, pour venir des environs de Nice. Peut-être est-il du Var.

Après le dîner, je suis remonté vers la ville nouvelle. Le soir tardif n'est pas très favorable à la vieille ville, dont les boutiques se ferment, et qui devient trop déserte, à moins qu'on ne cherche des impressions de solitude nocturne, qu'on ne veuille écouter le bruit de ses pas entre les murailles resserrées, ou cueillir les effets de gravure qui se produisent discrètement à des angles, à des tournants, au long d'une ruelle en escalier, et que les réverbères favorisent sans calcul.

J'ai pris mon café chez Pomel, entre deux pilastres des arcades du Casino. Le vent s'était apaisé. La douceur de l'air déposait une très légère mouillure sur les dalles de la place Masséna. De temps en temps, un tramway pour vieilles dames arrivait au kiosque central, ou repartait, avec des coups de timbre. L'animation était faible. Mais la modération de toutes choses gardait un air allègre. Les deux bâtiments rouges qui flanquent l'entrée de l'avenue de la Victoire - c'est maintenant son nom - donnaient envie d'aller se promener de ce côté-là, où Nice prend ses airs les plus parisiens sans perdre sa transparence méridionale. Je pensais aux collines.

Je ne sais pas encore où je logerai définitivement. Je ne voudrais pas trop m'écarter de la vieille ville, dont je suis sûr que j'aurai souvent besoin, où j'aimerais pouvoir aller, même pour un quart d'heure, sans que cela fît de problème. Je ne veux pas rester à l'hôtel. Il est cher pour un long séjour, et, peut-être à tort, je ne m'y sens pas entièrement libre. Quand je passe par le bureau, vers l'heure des repas, et y dépose ma clef, j'ai l'impression que le portier ou le gérant refoulent un soupir devant la mauvaise foi de ce client qui esquive la salle à manger de l'hôtel. Le matin, si je ne suis pas prêt à sortir d'assez bonne heure, c'est à contrecœur que je commande le petit déjeuner, qui me semble épais et alourdissant, alors que je trouverais le long du Paillon, ou dans une voie du centre, un café noir et un croissant pleins de gaîté.

Je songe à un meublé d'une ou deux pièces. Je n'ai pas envie d'une chambre dans l'appartement d'une vieille dame, ou chez des gens que je sentirais grouiller, rôdailler, papoter, toussailler, au-delà d'une porte qui ajuste mal, ou de deux battants à vitres dépolies. Je ne veux pas être le locataire qui "cette nuit est rentré bien tard", et qui a fait longtemps du bruit avec son seau de toilette. Je doute de découvrir ce qu'il me faut tout à proximité de la vieille ville ; d'autant que j'ai le toupet de souhaiter aussi une belle vue. Loger à Londres sans aucune vue, cela se défend très bien ; même à Paris, quoique déjà... Mais à Nice ! Moi qui ai décidé de ne rien laisser perdre ! [...]

Après être resté assez longtemps au café, où j'ai lu enfin mon journal du soir, j'ai suivi la rue Honoré-Sauvan et la rue de France jusqu'à la Croix de Marbre ; d'où j'ai gagné la Promenade des Anglais pour revenir à mon hôtel en longeant le quai. Nice offrait à la nuit marine l'immense collier des lumières de la rive, comme en amorçant le geste de le lui accrocher derrière le cou. La mer faisait par intervalles un bruit caressant, une sorte de "che" à peine prolongé, suivi d'un "iiiss" d'une légèreté de perles. Il y avait quelques promeneurs ; des couples amoureux accoudés à la balustrade ou assis sur des bancs. À la hauteur du Casino de la Jetée, j'ai traversé la Promenade pour passer par les jardins. Les amoureux y étaient encore plus nombreux, à la faveur des zones d'ombres. Et nous sommes à la veille de l'hiver.

Cela m'a semblé d'une douceur un peu difficile à supporter pour un simple témoin, et aussi d'une sagesse bien exemplaire. Dans ce monde qu'on nous laisse - pour combien de temps ? - que faire qui soit moins futile que l'amour ? Et ne serait-ce pas, comme on dit, manquer du sens de l'opportunité que de passer toute une saison à Nice, sans avoir jamais une femme à mener le soir dans ces allées de jardin, ou dans les petites rues pour gravures de la vieille ville, ou le long de la mer ? J'ai trente ans (en chiffres ronds). Je n'ai - pour parler comme nos aïeux - aucun attachement. J'ai une revanche à prendre, en mon nom, et au nom de bien des gens de mon âge, sur l'élément funèbre de l'univers. En ce qui concerne ma propre histoire sentimentale, je n'ai guère que des souvenirs à refouler, ou à dédaigner. Ou d'autres si reculés dans le temps, si purement inscrits dans le cercle de l'adolescence - clos à jamais sur lui-même avec ses enchantements et ses maléfices - si inachevés en outre par leur nature et les circonstances, que bien loin d'avoir auprès de l'homme que je suis devenu un effet d'empêchement, ils tendent plutôt - dans la mesure où je les accueille - à jeter sur ma vie actuelle, sur le présent qui s'étale devant moi, une légère figure, un tracé prompt à s'évanouir qui, par les allusions et les rappels fugitifs qu'il contient, a l'air d'exercer sur mon destin une influence de symétrie, une action de retour, de suggérer, de réclamer, de promettre une sorte de renouvellement cyclique, où le thème d'autrefois serait repris, transposé, achevé.

Ce matin, je m'étais promis de travailler. Je m'étais levé tôt ; et dès huit heures et demie j'étais installé à ma table tout près de la fenêtre - face à la mer (je n'oublie pas que mes deux livres doivent être terminés à Pâques).

Mais le temps était radieux ; et comme hier il avait plu vers la fin de la journée, j'ai laissé venir l'idée que c'était probablement un crime de ne pas profiter d'un jour qui était peut-être l'un des derniers tout à fait beaux de l'année. C'était d'une mauvaise foi évidente ; car je n'ignore pas que des journées pareilles ne sont pas une si grande rareté ici, en plein décembre. Mais j'ai fait semblant de me croire. Je savais aussi que j'aurais l'occasion de sortir bien assez l'après midi, puisque je devais visiter deux ou trois meublés qui m'ont été indiqués par une agence. Mais quand Sainte-Réparate et d'autres clochers de la vieille ville ont sonné dix heures, l'ont répété, je n'ai plus pu tenir en place. J'ai décrété que l'après-midi pouvait fort bien être pluvieux ; et qu'au reste grimper des étages et visiter des intérieurs n'est pas une promenade. [...]

J'ai descendu la rue des Ponchettes ; je suis allé d'abord à la Poissonnerie. Je ne connais pas l'Orient ; mais à ces heures-là, le grouillement dans les rues, placettes et passages voûtés qu'enferme le double rempart de mer, me paraît prendre une physionomie arabe. II n'y manque pas des tentes de couleur, ni la vue d'un palmier profilé sur l'horizon marin, au-delà de l'arcade.

Je me suis promené dans le marché du cours Saleya. J'ai acheté un hecto de noisettes (ici l'hecto a détrôné le quart de livre et se prononce étto) que j'ai mises dans ma poche pour les manger le long du chemin. Je me suis insinué à travers la place de la Préfecture, fort encombrée d'étalages et d'éventaires, abondante en soleil et en criailleries, et que le palais du fond, qui a l'air de la résidence d'un gouverneur sous les tropiques, rend à point coloniale. Puis j'ai piqué dans les rues fraîches, où des odeurs de légumes croupissent gentiment dans l'air humide : c'est le point subtil où la balayure reste champêtre, où le fond de poubelle garde une parenté avec le jardin, où la pourriture n'est que de la maturité en surnombre et fleure encore la chose comestible.

J'ai revu mes chères boutiques, dans leur prospérité du matin. II y avait des débits de vin et d'huile au litre, fort ténébreux, car le peu de lumière qui y pénètre n'y rencontre que des douves brunes et violettes, ou par endroits du métal gras oint de vieille huile, incapable de reflets. On finit par y distinguer le contour d'énormes tonneaux, qui font penser que le vin est un don de la nature, sortant du rocher comme l'eau des sources.

Les profondeurs des épiceries, entre les tours ajourées et les colonnes, étaient plus claires ; car les moellons de savon ont une blancheur toute voisine de l'albâtre ; et les cylindres qui contiennent haricots ou petits pois éclatent de rouge, de jaune ou de vert. Quand en outre les boîtes de sardines sont posées de champs, les unes sur les autres, le motif qu'elles forment ainsi brille comme une cuirasse d'argent.

Des femmes se pressaient, furetaient, bavardaient, patientaient entre les tours et les colonnes. Elles sont brunes, volontiers replètes, mais vives, et sans vulgarité. Quelques-unes sveltes et nerveuses. On imagine l'odeur de leur peau (on la sentirait en s'approchant) : épicée, un peu orientale, plus dépaysante que déplaisante. Il doit en être ici de la négligence corporelle comme de ces résidus potagers qui traînassent dans les recoins et dont les fermentations condimentent la pénombre.

La place Sainte-Réparate semblait satisfaite, dans son bain de soleil, comme si toute une ville, bien close dans ses limites, y eût reconnu et fêté son centre naturel. Je n'ai pas omis de m'arrêter au kiosque. La petite vendeuse était là, et m'a souri, comme si j'étais son meilleur client. J'ai voulu faire le grand seigneur. J'ai acheté, outre les deux journaux locaux du matin, un journal de Paris, de la veille, et même une carte postale illustrée, représentant la cathédrale, que j'enverrai à Jerphanion. Je crois que l'effet a porté. La petite vendeuse m'a remercié par plusieurs sourires et œillades gracieuses, sans oublier un "merci, monsieur !" répété au moins trois fois. Même dans la dureté des temps, le faste ici est encore abordable. Ma petite vendeuse est aussi plaisante à la lumière du grand jour qu'à celle du soir. Le soleil ne pénètre pas dans sa boîte, mais y envoie toutes sortes de reflets. Elle est frisée comme une bergère de trumeau. Elle a des lèvres grenat, un peu allongées, mais fines et enfantines, dans un teint mordoré, presque mat ; elle fait voir ses dents quand elle sourit ; deux incisives du haut sont un peu irrégulières. Son buste est déjà plein. Elle a des mains un peu courtes et rondes avec le poignet faiblement marqué. Je lui donne seize ou dix-sept ans.

Après la place, j'avais le choix entre deux rues également attirantes. J'ai pris celle de droite, qu'illustrent deux épiceries exubérantes, l'une en face de l'autre. Puis j'ai attrapé ce que j'appelle la grand'rue et j'ai continué avec ravissement jusqu'à la place Saint-François. J'ai reconnu des charcuteries, des boulangeries, des marchands d'étoffes, des cabarets, un forgeron, un chapelier, des commerces de fromages et de pâtes, qui commencent à se ranger dans mes souvenirs et mes habitudes. J'ai fait halte un long moment place Saint-François, où se tiennent de petits marchands, et qui, avec son bâtiment municipal qui porte tour carrée et horloge, ses auberges, son Hôtel de l'Aigle d'Or, les carrioles garées dans les coins, serait une place de l'Hôtel-de-Ville pour un bourg de quatre mille âmes, le rendez-vous des gens de la campagne, des chômeurs, des pêcheurs au repos. J'ai vu grimper, du côté de la colline, des ruelles en escalier où pendent des linges, et où s'ouvrent sous des arcs à plein cintre des portes d'hôtels pour pauvres gens.

J'ai poursuivi ma route jusqu'à la place Garibaldi, qui appartient encore à la vieille ville, mais qui en représente un autre âge, un orgueil plus récent. C'est un Nice d'après la Révolution qui a découvert les arcades, les trottoirs, les terre-pleins, les voitures. Dans l'intervalle, le trajet s'effectue avec l'aide des marchands d'étoffes et de vêtements, plus nombreux qu'à tout autre endroit ; avec celle des pâtissiers, confiseurs, vendeurs de pissaladiera.

J'ai fait le tour entier de la place Garibaldi, pour n'en perdre aucun aspect. J'ai vu passer des tramways et des autos qui menaient les gens à Monte-Carlo. On a l'impression qu'ici la petite ville est traversée par la grand'route. On assiste à un défilé d'étrangers, d'inconnus, dont les mobiles, les buts, vous importent assez peu. J'ai goûté, à la juste place qu'ils occupent, des hôtels déjà dignes d'une sous-préfecture, qui au rez-de-chaussée font restaurant ; des cafés, environ de même classe ; un bazar.

Je m'aperçois que je suis devenu plus sensible qu'avant la guerre à une certaine permanence dans les choses de la civilisation. Je ne crois pas que cela soit exactement du conservatisme. Mais un café, une auberge, un hôtel comme il y a un siècle me rassurent ; et aussi qu'ils ne soient pas trop troublés par le nouveau et le changeant qui passent tout près d'eux, qu'ils n'y pensent pas trop. Nous avons besoin de croire, il me semble, en ce temps qui n'a pas fini d'être bouleversé, à une espèce de durée végétale de la civilisation, à la propriété qu'elle a de se perpétuer malgré les accidents historiques, suivant des lignes de pousse qui dépendent d'un principe très fort, enveloppé dans le germe à l'origine. Les aspects anciens nous le confirment, justement parce qu'ils durent jusque dans l'instant où nous sommes et n'ont pas l'air mécontents ni malades.

Pour revenir, je n'ai pas voulu quitter la vieille ville, et j'avais un projet de halte. J'ai donc choisi, un peu à flanc de colline, des ruelles qui d'abord doublent la grand'rue à distance, et non sans détours, puis la rejoignent. J'ai traversé de nouveau la place Saint-François. Plus loin j'ai tourné à droite, et gagné la rive du Paillon. Je me rappelais un bar, posé un peu de biais, avec une petite terrasse surélevée qui regarde la ville nouvelle par-delà le Paillon, dans la direction du Casino Municipal. Lieu philosophique ! J'aurais donné cher pour que mon vieux Jerphanion y fût assis en face de moi, comme il eût donné cher, jadis, pour être sûr de m'avoir en face de lui dans son auberge sur le plateau du Mézenc (mais lui m'a eu, tandis que moi...). Ce bar porte une enseigne peu déchiffrable, où j'ai lu d'abord Righi Bar, ce qui m'a étonné, car nous sommes loin de la Suisse. Mais après examen je crois que la bonne leçon est Rich'Bar. Mon hésitation était due à la forme des lettres, qui est très savante.

Je me suis fait servir au Rich'Bar un verre de vin blanc, dont on m'a assuré que c'était du Bellet. En tout cas, c'est un vin montagnard et pierreux.

J'ai tiré mes journaux de ma poche. Je les ai parcourus avec l'intention ferme de n'y rien trouver d'inquiétant. Grâce au Vieux Nice, au Rich'Bar, au vin de Bellet, et, je pense, à la petite vendeuse, j'ai eu l'impression que l'Europe aspirait sincèrement à s'améliorer. Je ne lui ai pas cherché les poux dans la tête, et je me suis mis à rêver pour mon seul compte.

J'ai réfléchi que j'étais disponible pour un grand amour ; qu'en un sens mon cœur en avait besoin, mais que pourtant, pourtant, si j'y regardais de tout près, ce cœur faisait de petites mines réservées. L'autre soir, devant le minuit de la mer, quand je remuais sinon les souvenirs d'un grand amour - le terme est peut-être emphatique lorsqu'il s'agit d'adolescents - du moins les sentiments qui servent de matériaux, de pierres d'attente, à un grand amour, tout ce qui dans cet ordre n'engage pas l'âme et la destinée m'eût semblé mesquin. J'étais facile à prendre, mais par Yseult. Ce matin, je me suis trouvé plus tolérant. Je n'opposais pas un non de principe au grand amour ; mais je reconnaissais qu'il est le fruit d'une rencontre merveilleuse, et qu'il ne serait pas sage de se le promettre à point nommé. Je m'avouais même que mon travail aussi bien que mon sens actuel de la vie ne s'accommoderaient guère de l'accaparement de mes pensées et de mes heures par une vraie passion. Exclure l'amour de mon programme m'eût semblé certes un excès de discipline ; au point d'aller contre mon intention bien arrêtée de vivre des mois inoubliables. J'étais donc prêt à lui faire une place. Mais devant mon verre de Bellet, je transigeais pour un amour aimable et peu encombrant.

Et ce soir ? Je ne sais plus. Je n'ai pas retrouvé mon état de grâce - un peu dangereux - de l'autre soir ; tout en le regrettant à demi. Mes pensées modérées de ce matin agissent encore sur moi, sans entièrement me convaincre. Je me dis : "Le grand amour peut attendre, n'est-ce pas ? La vie est longue".

Cet après-midi, j'ai pris une résolution des plus grave. J'ai loué un meublé. J'en avais d'abord visité une nouvelle série de cinq, encore indiqués par l'agence. Trois sur les cinq étaient lamentables ou par la situation, ou par le mobilier, ou par l'exiguïté des lieux, ou par le manque d'indépendance, ou par le tout à la fois. Un quatrième m'aurait fort séduit par la vue, qui était admirable - directement sur la mer - et par la gentillesse du local - une grande chambre, avec balcon, au premier étage d'une petite maison ; toutes les choses naïves et propres - mais c'était au-delà du Pont-Magnan, à une distance du centre, et plus encore de la vieille ville, qui m'a effrayé.

Celui que j'ai choisi est au cinquième étage d'un des grands immeubles de rapport, déjà anciens, qui bordent le Paillon sur la rive droite, un peu au-dessus du Casino Municipal. J'ai un petit bout de balcon. Je vois en plein la vieille ville, que j'ai juste en face de moi, et je crois même que c'est la vue d'ensemble la mieux ramassée qu'on puisse en prendre : tassée en longueur au pied de son rocher et l'escaladant ; une silhouette très diverse, et très excitante : des rangs de maisons, bien denses ; des tours, des clochers ; les fissures que font des ruelles grimpantes ; tout là-haut, les blancheurs du cimetière, dont on sent l'emphase de loin ; et les verdures des jardins ou plutôt des bois qui recouvrent les ruines du château. L'après-midi, le soleil frappera de biais ce spectacle jusqu'au soir ; du moins il ne quittera guère les toits multicolores ; et je crois bien que dès le matin il s'installera sur la menue acropole que forme le cimetière et dans les feuillages des plus hauts arbres ; ce qui ne m'empêchera pas de l'avoir chez moi une bonne partie de la journée.

Je disposerai de deux pièces : une chambre qui est assez grande pour moi, et un petit bout de salon où je travaillerai. En outre une cuisine, dont évidemment je me servirai peu, mais que je serai content d'avoir sous la main, et qui de plus me fournira l'eau courante.

La maison est habitée bourgeoisement, et mon meublé n'y a qu'un caractère accidentel. Si j'ai bien compris les explications de la personne qui m'a fait visiter les lieux, ce logement était loué vide à des gens, qui sont partis en laissant leurs meubles au propriétaire (parce qu'ils lui devaient des termes ? parce qu'ils s'étaient arrangés avec lui de quelque façon ? je ne sais). Et le propriétaire a trouvé plus simple ensuite de louer meublé.

Gros avantage pour moi. J'aurai ainsi des voisinages plus tranquilles et bien moins nombreux (sauf à mon étage, la maison est faite de grands appartements). Je serai peut-être en principe un peu moins libre, car j'ai promis de jouir des lieux "en bon père de famille" ce qui pour un célibataire, tout en paraissant cocasse, revêt un sens très précis. Je n'ai pas l'intention de faire défiler chez moi des "créatures". Mais d'avoir dû prendre un engagement pareil m'agace un peu. Il est vrai que dans ces immeubles sans concierge, les allées et venues ne sont pas inexorablement surveillées et qu'il suffit d'un peu de précaution pour ne pas scandaliser ses voisins. Surtout je ne dépends de personnes que d'un propriétaire qui n'habite pas là. J'échappe au logeur professionnel, ou à la vieille dame qui "fait de la sous-location".

Mes meubles ne sont pas sordides. Ils avaient dû être tout récemment achetés par le précédent locataire. Sans être pour cela d'un goût meilleur, ils y gagnent de ne pas avoir cet air avachi et prostitué qu'on leur voit d'ordinaire dans les meublés.

Bref, les choses ne s'arrangent pas mal. Le prix, seul, est un peu plus élevé que je n'avais escompté. Ce n'est pas grave. Mes économies sont en dollars, que j'ai eu le bon esprit de ne pas changer (l'Europe Centrale m'avait donné l'habitude de considérer le dollar comme la monnaie proprement dite, la monnaie conservable, le reste, sauf le sterling, n'étant que des équivalents précaires, volatils par nature). Je ne change mes dollars qu'à mesure de mes besoins. J'ai l'impression que ceux qui me restent grossissent d'une semaine à l'autre, comme les poulets d'un petit élevage ; et que leur croissance n'est pas terminée. L'excès de mes dépenses sur mes prévisions a toutes chances de croître moins vite qu'eux.

Je me sens libéral à l'égard du matériel de la vie, et romanesque à l'égard des combinaisons d'événements qu'elle peut offrir. Quoi qu'il soit arrivé dans dix ans, je ne veux pas avoir à me reprocher, à ce moment-là, le mauvais usage du temps de grâce qui pour l'instant m'est accordé.

Je suis rentré à Nice sans que mon exaltation se fût abattue. Laissé par le tramway au milieu de la place Masséna, j'ai pris au fond de la place la rue qui descend vers l'Opéra, et je suis tombé dans l'animation moite, parfumée, du cours Saleya, au moment où allait finir le marché aux fleurs. Je me suis promené entre les étalages. Il y avait, à un certain endroit, des bouquets bariolés faits de fleurs fragiles, dont je ne savais pas le nom, dont je n'avais aucun besoin de savoir le nom. Que m'importait ? Ils continuaient pour moi ce pays dont je venais, où des anges paysans cultivent des fleurs sur des terrasses étagées. J'ai acheté deux gros bouquets, que j'ai fait lier ensemble. Ensuite, je les ai tenus dans ma main ; je les ai regardés. Ils n'étaient certainement pas pour moi. Quel égoïsme, quelle sécheresse de cœur il m'eût fallu pour les emmener dans un logis solitaire, où il n'y avait pas un beau visage qui put se pencher sur eux, se confronter à eux, les respirer ! J'ai appelé un gamin :

- Tu connais la place qui est devant l'église Sainte-Réparate ?

- Bien sûr. Mon père, il habite Montée du Château.

- Bon. Alors tu sais qu'il y a sur la place un kiosque où l'on vend des journaux ? tu sais ? une petite baraque, comme celle qu'il y a devant le Palais de Justice ?

- Oui, oui.

- Tu donneras ce bouquet à la demoiselle qui est dans le kiosque. Tu lui diras : "C'est un monsieur qui vous envoie ces fleurs". Tu sauras le lui dire ?

- Oui, oui : "C'est un monsieur qui vous envoie ces fleurs". Et même, si elle me le demande, je lui dirai comment il est, le monsieur.

- ... Heu... oui, soit. Maintenant, il se peut que la demoiselle n'y soit pas. Alors, attends... tu vois ce café, là, où il y a les tables, dehors ?

- Celui qui fait aussi le bureau de tabac ?

- Oui, peut-être bien. Je vais m'y asseoir. Tu viendras m'y retrouver. Si la demoiselle n'est pas là, tu me rapporteras le bouquet. Si elle est là, tu me raconteras comment ça s'est passé. Hein ? Voici dix sous. Tu auras encore dix sous à ton retour.

Je m'installai à l'une des deux tables extérieures du café-tabac, et attendis que revînt mon petit commissionnaire. La circonstance était facile, frivole, douce. Elle sentait le vieux monde, celui de tout à fait autrefois, d'avant les problèmes. Elle s'accordait aux architectures que j'avais devant moi, au dernier ensoleillement un peu humide sur quoi cette journée s'achevait, à l'odeur de fleurs écrasées qui traînait sur le cours Saleya.

Ce ne fut pas long. Je vis reparaître le gosse à l'accent chantant (j'adore l'accent de Nice, qui n'a aucun ridicule, qui est fin et narquois). Il me déclara sur un ton de confidence bienveillante, d'égal à égal, dont la gentillesse me ravissait :

- Elle y était la demoiselle. Je lui ai donné le bouquet (il prononçait "été" et "bouqué"). Je lui ai dit : c'est un monsieur qui vous l'offre (il mettait à offre un o très ouvert et très bref, presque un a). Vous devez savoir lequel (il prononçait leuquel). Un jeune monsieur très aimable".

Et qu'a-t-elle répondu ?

- Qu'elle remerciait bien le monsieur ; que c'était bien gracieux de sa part". Le "sieu" ou " cieu" se prononçait la bouche très petite.

Vers l'heure du journal du soir je suis allé moi-même place Sainte-Réparate. J'ai vu de loin mon bouquet, installé dans un angle de l'étalage. Il occupait un récipient de verre que j'ai pris pour un pot de confiture, et que la jeune fille avait dû se faire prêter par un épicier du voisinage. En somme j'étais fier.

La petite vendeuse m'a souri en me voyant approcher. J'ai senti qu'en me disant bonjour elle hésitait à ajouter un remerciement, non par timidité, ni taquinerie, mais parce qu'après tout elle n'était pas rigoureusement sûre que l'auteur du cadeau, ce fût moi.

Je la tirai d'embarras :

- "Ah ! je vois qu'on a bien fait ma commission", dis-je en prenant mon journal et en désignant d'un coup d'œil le bouquet.

Elle partit en remerciements rieurs et confus. Elle avait bien pensé que c'était moi, mais elle n'avait pas osé m'en parler la première de peur tout de même de se tromper. Mes fleurs étaient bien jolies. Elle prononçait la première syllabe de jolies comme si elle s'écrivait "jau", et la seconde d'une façon très légère et à fleur de bouche, comme si la pointe de la langue venait placer l'i au milieu d'un baiser qu'envoyaient les lèvres.

Je lui dis, sur le ton de la conversation, que j'avais fait le matin une promenade dans les collines, du côté de la Lanterne, que j'avais pensé à elle en voyant les champs de fleurs, et que c'était pour cela que, n'ayant pu lui en rapporter de là-haut, je lui en avais fait envoyer du marché. J'ajoutai que je serais très heureux de faire un jour une promenade du même genre en sa compagnie. Elle devait connaître mieux que moi les environs de Nice. Elle pourrait sûrement me montrer des endroits agréables que je ne soupçonnais pas. Dimanche prochain, par exemple, est-ce que ce ne serait pas possible ? [...]

Pour lui laisser le temps de trouver une réponse, ou une défaite, je continuais à parler un peu à tort et à travers. Je disais qu'il devait y avoir, par exemple, dans la banlieue, des auberges où l'on dansait ; que nous pourrions aller dans une de ces auberges l'après-midi, après avoir déjeuné ensemble ailleurs. Le soir, elle rentrerait quand elle voudrait.

Elle m'interrompit à plusieurs reprises pour me déclarer que j'étais bien aimable, mais que, vraiment, elle ne savait pas. Elle paraissait toujours très gênée, presque un peu ahurie ; mais à mesure que je précisais mes intentions, et que leur détail même en excluait toute noirceur, je sentais que la tentation commençait à lui venir. Elle finit par me prier de lui accorder jusqu'à demain pour une réponse définitive. J'ai considéré cela comme un succès. Demain n'est encore que jeudi. Sauf si la réponse est un refus tout à fait net, il me restera du temps pour manœuvrer jusqu'à dimanche.

Je n'ai pas voulu me précipiter place Sainte-Réparate dès la première heure. Si la réponse est défavorable, je la connaîtrai bien assez tôt. Si le refus doit comporter une arrière-pensée, ou une hésitation, cette hésitation ne manquera pas de grossir pendant que la jeune personne guettera ma venue. Si enfin c'est une acceptation, il n'est peut-être pas mauvais qu'elle n'ait pas l'air d'avoir été pour moi d'une telle importance que j'en aie perdu le boire et le manger.

J'ai donc, avant de sortir, écrit deux strophes d'un petit poème que j'ai en train. Sans doute l'impatience, la démangeaison d'être ailleurs, de faire autre chose, n'est pas une excellente condition pour travailler. On est dans l'humeur d'un écolier qui attend la cloche. Il semble que l'esprit ne puisse pas vraiment s'appliquer à sa besogne ; il est seulement posé dessus, comme une mouche sur une feuille de papier. Et pourtant cette instabilité me sert parfois. Certaines des choses un peu aériennes que j'ai écrites, qui ont l'air heureuses, dictées par le ciel, me sont ainsi venues pendant que je tenais à peine en place, et que quelque chose de très désirable m'attendait ailleurs. [...]

Je n'ai même pas voulu, une fois que la permission de sortir m'eut été par moi-même donnée, commencer mon tour par la place Sainte Réparate. Je suis allé d'abord jusqu'à l'entrée de la place Masséna ; puis, faisant demi-tour, je suis revenu par le même trottoir, pour ne pas quitter le soleil, et j'ai ainsi remonté le Paillon, par la rive que j'habite, en passant, au début, devant des boutiques de diverses espèces, qui toutes profitaient comme moi du soleil. Certaines avaient même baissé leurs stores. J'ai remarqué une petite librairie qu'on est en train d'installer dans un magasin étroit, tout en profondeur. Puis j'ai longé le nouveau lycée, spacieux et confortable, semble-t-il, mais dont je n'aime guère l'architecture, en particulier l'ornementation. Au delà du lit de la rivière, dont l'eau en ce moment n'occupe qu'une faible partie, et où du linge, des draps, sèchent sur de vastes plages de cailloux parsemées de touffes d'herbes, la vieille ville s'offrait à moi comme un plaisir différé. [...]

J'ai traversé la rivière par le pont qui continue l'avenue Carabacel. Je n'ai fait qu'effleurer la place Garibaldi, et je me suis engagé, sans plus de retard, dans la "grand'rue", pour gagner enfin les abords de Sainte-Réparate. Il était onze heures. Mon empressement ne risquait pas de paraître excessif.

- "Je me demandais si vous viendriez chercher votre journal" me dit la petite vendeuse, en m'accueillant. Et cette phrase, qu'accompagnait une ombre de moue, me sembla de bon augure.

- "J'avais du travail " ai-je dit à mon tour. "Eh bien ! avez-vous réfléchi à notre promenade de dimanche ?"

Elle hésita un peu, en détournant ses yeux des miens.

- "Oui..." Pour se donner une contenance, elle déplaça le pot de confiture où mon bouquet commençait à se faner.

- Et alors ?

- Cela vous ennuierait si nous ne partions que l'après-midi ?

- Et que nous ne déjeunions pas ensemble ? Mais oui ; cela m'ennuierait beaucoup et ce serait dommage.

- Ah !... Et à quelle heure faudrait-il partir ?

- Le matin ? Mais cela dépendrait un peu de l'endroit que vous choisiriez comme but de la promenade. Y avez-vous réfléchi ?

- Oh non ! Je pensais que l'après-midi nous pourrions aller à Saint-André. Il y a le tramway, direct. Ce serait commode pour revenir... Vous connaissez ?

- Non. Mais raison de plus. Je serais très heureux de connaître. C'est loin ?

- Oh ! non. Peut-être une demi-heure de la place Masséna.

- Parfait. Et c'est à Saint-André même que nous déjeunerions ?

Ses yeux s'éclairaient. Maintenant qu'elle avait surmonté son objection de principe ou purement pratique, je ne sais, à l'égard du déjeuner (car elle semblait bien l'avoir surmontée), il était visible qu'elle en venait à désirer que la promenade fût tout à fait réussie.

- "Il y aurait bien une bonne place" dit-elle. "Seulement, il faudrait partir assez tôt".

- Nous partirons aussitôt que vous voudrez.

- Vous ne connaissez pas Falicon ?

- Je connais le nom pour l'avoir vu sur ma carte. Je sais aussi qu'on y fait du vin.

Un acheteur s'approcha du kiosque, et nous interrompit. Il dit quelques mots à la petite, en niçois. J'eus même l'impression, comme il m'avait regardé, qu'il la taquinait à mon propos. Il s'éloigna.

Elle reprit avec beaucoup d'animation :

- Nous pourrions prendre le tramway qui monte à Cimiez, et qui va même plus loin, je crois, jusque vers Rimiez. Je ne sais plus bien l'endroit où il faut descendre ; mais nous demanderions. De là, on peut aller à pied jusqu'à Falicon. Ce serait peut-être une demi-heure, trois quarts d'heure de marche. Vous ne craignez pas la marche ?

- Au contraire. Et je serai enchanté de faire tout ce chemin avec vous.

- À Falicon ; je sais un endroit où ils donnent à manger. Oh ! naturellement ce n'est pas du luxe. Chez Bonifassi. Et ils ont du vin très bon, qui est de leur récolte. On a une vue très belle sur la Baie des Anges.

- Admirable ! Il n'est pas nécessaire de les prévenir ?

- Oh non ! pas le dimanche. Nous n'aurons qu'à ne pas arriver trop tard.

- Vous dites : trois quarts d'heure de chemin à pied ; mettons une heure, pour ne pas avoir de surprise. En tramway, combien ? - Une demi-heure, peut-être.

- Une heure et demie en tout. Comptons deux heures. Je vous attendrai à dix heures moins le quart au départ du tram... voulez- vous ? place Masséna sans doute ?

- Oui, je crois bien... Ou peut-être dans la rue qui est derrière les Galeries.., vous savez ? Je suis bête. Je ne me souviens plus.

- Je me renseignerai, et je repasserai vous le dire... Nous serons donc là-haut largement avant midi. Nous pourrons commander le déjeuner un peu à l'avance. Et en attendant, nous prendrons l'apéritif.

- C'est ça !

Elle riait de tout son cœur. Elle montrait ses gentilles incisives, un peu irrégulières. Elle n'avait plus envie, au moins pour l'instant, de se méfier de moi, ni de discuter. Elle était toute à son plaisir du dimanche prochain.

Elle continua :

- Nous redescendrons sur Saint-André quand nous voudrons. Falicon est tout en haut ; Saint-André tout en bas dans la vallée. Le chemin est long, et il y a beaucoup de pierres. Mais il descend tout le temps. Ce n'est pas fatigant, vous verrez.

- J'en suis sûr. D'ailleurs nous boirons beaucoup pour ne pas sentir la fatigue... Figurez-vous, mademoiselle, que je ne sais pas encore votre nom.., votre petit nom... Il faut que je le sache, n'est-ce pas ?

- Antonia.

- Antonia ? J'aime beaucoup ce nom.

- Oh !... pas moi ! Je ne le trouve pas joli. On ne choisit pas !... Et vous, comment vous appelez-vous ?

- Pierre.

- Celui-là, c'est un joli nom.

Une joie enfantine, à peine coquette, sans ombre de canaillerie, lui jaillissait des yeux. Comme elle était touchante !

"Pauvre petite !" me suis-je dit aussitôt. "Je n'ai sur toi aucun projet précis. Mais je me promets bien de faire en sorte que tu n'aies jamais de chagrin à cause de moi. Je souhaite que de toute façon ma rencontre reste pour toi un bon souvenir. Et que plus tard, dans beaucoup d'années, quand tu penseras à ce matin de la place Sainte-Réparate où nous combinions notre première promenade du dimanche à Falicon, ton visage soudain ne devienne pas sombre, comme à l'évocation d'un jour maudit ; que si tu sens tout de même alors un pincement au cœur, ce soit de doux regret, avec une envie de défaillir, de retomber en arrière les yeux fermés dans les bras de ta jeunesse".

Ce ne devrait pas être de la part d'un homme un tour de force impossible, bien que d'ordinaire les hommes n'en aient aucunement souci. C'est à moi de me surveiller, de voir jusqu'où les choses peuvent aller sans prendre pour cette petite une signification sérieuse. Dommage que Jerphanion ne soit pas là pour m'aider de ses conseils ! Il a plus de compétence que moi quant à ce genre d'aventures. Il me dirait sans doute que les filles du peuple ont une sorte de sagesse, précocement acquise, et qu'elles sont les moins promptes de toutes à se monter la tête. Même quand par exception elles manquent d'expérience personnelle en matière amoureuse, elles savent par tradition, par un abondant enseignement oral, que les hommes, avec les femmes, cherchent d'abord à s'amuser ; que les belles paroles ne leur coûtent rien ; et que lorsqu'un homme fait la cour à une fille, la dernière chose qu'il ait en tête, c'est de s'engager durablement. Surtout s'il a plus ou moins l'air d'être un jeune bourgeois. Pour qu'elles finissent par croire que c'est arrivé, il faut évidemment que le partenaire s'en donne la peine, et mente bien au delà du nécessaire. Bref, l'on est peu exposé à faire sur elles des ravages sentimentaux par inadvertance. Cette petite ne s'amourachera sûrement pas de moi, au sens grave du mot ; si je laisse notre aventure se développer dans la facilité souriante, si je ne commets pas moi-même la sottise de placer les choses sur un plan inaccoutumé et solennel.

Samedi, neuf heures et demie du matin. Il faut que je note les derniers événements, ayant eu la flemme de le faire hier soir quand je suis rentré.

J'ai retrouvé ici un gentil garçon, nommé Bussière, originaire du Sud-Ouest, que j'avais entrevu jadis dans les alentours de la Closerie des Lilas. Il s'est fixé à Nice par occasion. Réformé après un certain temps de mobilisation, et ne pouvant compter que sur quelques subsides de sa mère, veuve, dont la petite fortune avait été bien diminuée, il cherchait une ressource supplémentaire. On lui a offert, ici, en 17, un modeste emploi de journaliste dans une feuille du cru. Son principal travail consiste à mettre en français les dépêches d'agence. Il fait aussi quelques comptes rendus de spectacles, de "manifestations littéraires et artistiques", de "mondanités". Je crois qu'il gagne très peu ; mais il a des loisirs. [...]

La compagnie de Bussière, avec qui je passe environ une heure presque chaque jour - tantôt au début, tantôt à la fin de l'après-midi - ne m'est pas du tout désagréable. Il a de l'esprit ; il est gai ; un peu mauvaise langue ; mais que m'importe ! Il raconte bien. Il a surtout le bon goût de ne pas gonfler son personnage, de prendre la vie comme elle vient, de ne montrer aucune amertume. Je ne sais comment il vieillira. Mais il me paraît avoir l'étoffe d'un gentil bohème à l'ancienne mode.

Avant-hier, en sortant du Casino, je l'avais rencontré.

- "Demain vendredi" me dit-il, "il y a une conférence de George Allory, à l'Artistique. Voulez-vous une entrée ? Moi, j'y vais professionnellement. Nous nous y retrouverons.

Il a rigolé ; car il ne se fait pas plus d'illusions que moi sur le monsieur. Mais, a-t-il remarqué, ce sera peut-être drôle, et les distractions gratuites n'abondent pas. La conférence était annoncée sous le titre : Maupassant et l'amour. Le sujet ne me passionnait aucunement. Et George Allory, que je ne connaissais pas, m'a toujours inspiré le contraire de la sympathie. Mais le voir de près, et dans un exercice où ses tics d'auteur mondain pouvaient prendre tout leur relief, cela m'attirait assez. Enfin, il vient d'être élu à l'Académie, après des années d'intrigue et je ne sais combien d'échecs. L'infâme platitude de ses articles de guerre n'y a certainement pas nui ; on a voulu récompenser dans sa personne un des plus héroïques volontaires du bourrage de crâne (que sera son discours de réception !). Il était curieux de le cueillir dans toute sa fraîcheur d'académicien-fiancé. Rien que pour mon vieux Jerphanion, dont Allory a toujours été une des bêtes noires, pour lui envoyer un rapport de la réjouissance dans une prochaine lettre, j'aurais pris sur moi d'y assister.

Donc, je suis allé à l'Artistique, hier vendredi. Avant la conférence, Bussière, sans m'en demander la permission, m'a présenté à des gens, en particulier à une Mme Valavert, dont le mari fait partie du Comité d'organisation des conférences. Cette dame m'a dit qu'elle connaissait déjà mon nom ; ce dont je doute fort. Elle m'a demandé s'il me serait agréable, après la conférence, de prendre un verre de porto en compagnie de quelques personnes, dont le conférencier et les membres du Comité. Je n'ai pas dit non. [...]

À partir d'un certain moment, je n'ai plus écouté. J'ai rêvé à mes petites affaires. J'ai pris une nouvelle décision, touchant mes livres. Je comptais d'abord publier ensemble, dans un même recueil, les petits poèmes en prose et les essais d'une certaine longueur, sous prétexte que ces derniers ont souvent un accent lyrique. Ce mélange ne serait pas bon, sentirait l'amateur ou l'apprenti. Je vais retirer les petits poèmes en prose, et combler le trou, qui ne sera pas très considérable, avec deux essais : l'un, dont j'ai déjà les matériaux, mais que je ne comptais pas mettre en forme avant quelque temps. Je l'intitulerai le Désordre, et je tâcherai d'y restituer avec force, sans dissertation, sans descendre aux explications particulières, en restant le plus possible sur un plan de généralité poétique, les impressions de monde en train de se défaire que j'ai recueillies en Europe Centrale. C'est cela : aucun jugement abstrait ; mais donner la sensation vitale, poignante, de ce qu'est le Désordre. Ne même pas dissimuler certaines douceurs, certaines flatteries que le Désordre procure au passant, qu'il procure peut-être même à qui, pour un temps indéfini, s'y trouve plongé. [...]

Mon second essai s'appellera : la Rumeur de Londres. Je n'en ai encore rien écrit ; mais je le sens très bien. Je me suis aperçu en effet d'une chose curieuse. L'essai que j'ai intitulé le Passant de Londres et que j'ai écrit avec les impressions de mon voyage de 14, répond assez bien au Londres dont j'ai eu conscience et intuition quand j'y étais ; et aux effets qu'il produisait sur moi, sans en omettre les consolations étranges et maintes aides mystérieuses, dont je me suis souvenu plus d'une fois dans les heures désespérées de 14-18. Mais il y manque à peu près complètement la rumeur de Londres ; cette musique profonde, continue, où l'on se mouvait à cette époque (elle a peut-être un peu changé depuis. Elle est peut-être devenue moins particulière et moins enivrante ?). Bref, je veux en parler, essayer de retrouver par des mots l'effet que cette rumeur de Londres, si différente alors de celle de Paris, produisait sur moi. Et je préfère ne pas la réintroduire après coup dans mon essai primitif, comme l'on répare un oubli. Car, avec la docilité que j'avais eue pour mes souvenirs, le scrupule que j'avais apporté à restituer mon expérience, l'omission ne pouvait pas être accidentelle. Elle avait ses raisons. Il devait être naturel que mon passant de Londres ne pensât pas à la rumeur où il baignait. Puisque je m'en suis avisé à part, je la traiterai à part. D'ailleurs, le sujet le mérite ; et il sera merveilleusement excitant de travailler, dans ma pièce de Nice, face à la vieille ville, à retrouver la rumeur du Londres de 14.

Cette double résolution me donnait beaucoup de plaisir. Je n'étais même pas sans me féliciter d'avoir dès maintenant, avec mes petits poèmes en prose redevenus disponibles, l'amorce d'un autre recueil qui ne demanderait qu'à se compléter. Stimulation pour moi excellente, comme toutes celles qui me viennent des œuvres mêmes, de leur appétit interne de végétation, et non d'une discipline externe aux œuvres, que je m'imposerais ou me laisserais imposer.

Pendant le dîner, je n'ai pas résisté, je l'avoue, au plaisir de parader un peu. Les longues solitudes, les propos rentrés font que l'on perd un rien de contrôle dès qu'on commence à ouvrir les vannes. Le son même de votre voix, les mouvements internes de la pensée et de la parole, dont on s'est déshabitué, contribuent à la griserie. Il y avait aussi le repas, les vins, qui étaient excellents ; Mme Valavert, dont la présence, les regards d'approbation sympathique, les menues interventions m'encourageaient beaucoup trop. Il y avait même George Allory, dont l'attitude à mon endroit était prévenante à l'excès. On eût dit qu'il m'avait choisi pour réparer d'un seul coup - à peu de frais, il faut le reconnaître - tous les torts qu'il avait pu avoir durant sa vie envers un certain côté de la littérature, envers l'"église persécutée" ; et aussi pour montrer que sa consécration académique, loin de l'avoir gonflé et durci, le rendait plus bienveillant que jamais aux jeunes écrivains. Ce n'était pas maladroit. [...]

En ce qui me concerne, j'ai sûrement trop parlé. Je ne pense pas avoir été ridicule aux yeux des autres (seulement un peu trop sûr de moi) ; mais j'ai failli l'être plusieurs fois aux miens. Je m'adressais de rapides remontrances, dont la légère griserie de ma tête, la vitesse acquise du discours m'empêchaient de tenir compte. Je les écartais prestement : "Bah ! Qu'est-ce que ça peut faire ! Du moment que M. George Allory, de l'Académie française, a l'air de me juger si peu insupportable, aucun des autres ne se permettra d'être d'un avis différent. Et du moment que Mme Valavert ne me fait pas sentir que je l'agace, bien au contraire, cela me suffit à moi." J'ajoute que mon smoking du tailleur de la Cour Impériale et Royale achevait de me rassurer.

Il fut justement question de l'Europe Centrale, de l'Allemagne, de l'Autriche, de ce qui se passait ou allait se passer dans tous ces pays. Cela me fournit dès le début un bon tremplin pour me lancer et briller. J'étais le seul qui eût là-dessus une expérience personnelle, encore toute fraîche ; des choses vues à décrire et à raconter. Comme j'en avais beaucoup - depuis les émeutes de Berlin jusqu'à la révolution de Hongrie, en passant par les scènes de misère à Vienne - le choix m'était facile ; et les faits étaient si intéressants par eux-mêmes que j'avais peu de mérite à captiver mon auditoire. Allory, qui semble avoir très peu voyagé - si même il a voyagé - ne cachait pas son admiration pour la vie que je mène.

- "Ainsi " m'a-t-il dit, "vous avez passé toute la première moitié de votre année à courir l'Europe, à voir toutes ces choses. Et maintenant, vous voilà installé à Nice pour travailler ! ... " Je sentais qu'il faisait un retour sur lui-même, sur sa propre vie, sur sa jeunesse que je ne connais pas, mais que je devine. Elle a dû ressembler à bien d'autres de ce temps-là. Je me rappelais une lettre que j'écrivis jadis à J. J., où je lui parlais de ces destinées de littérateurs à l'étouffée. Toute une part de ce qu'il y a de moisi chez les uns, de convenu chez les autres ; de livresque chez presque tous, même les meilleurs, n'a-t-elle pas tenu à cela ? La mélancolie dont Allory était visiblement traversé m'apitoyait, me rendait presque indulgent pour son œuvre. Il dit encore :

- Quelle merveilleuse école pour un écrivain ! [...]

Parfois, dans un éclair, je pensais à mon rendez-vous de dimanche prochain avec la petite vendeuse. "Quelle tête feraient ces gens, spécialement ces dames, à qui mon smoking impérial-royal donne une si haute idée de mon niveau de vie, si dimanche ils me voyaient sur la route de Falicon, la petite à mon bras riant très fort, comme elle doit faire, avec l'accent de la vieille ville ?" J'étais tantôt assez fier de l'ouverture de compas dont je prouvais ainsi que j'étais capable ; tantôt chatouillé d'une vague inquiétude. Avais-je le droit, en matière sentimentale, de me moquer à ce point de l'élégance, moi qui maintenant trouve tout naturel de m'habiller avec plus de recherche qu'un commis des postes ? Si au moins je m'étais adressé à une vendeuse de grand magasin, ou à une modiste... Cela passe pour acceptable. Il y a une tradition. Ces demoiselles se sont frottées au beau monde. Mais vendeuse de journaux, et de la vieille ville ! Quel goût bizarre ! Mon smoking impérial-royal en avait de petits frissons. [...]

Pensant m'être agréable, j'imagine, Allory me parla de Marcel Proust avec éloges, tout en regrettant l'emberlificotage de son style ; et avec plus d'éloges encore de Strigelius, dont je fus étonné qu'il eût découvert l'existence. C'en était presque gênant. Allory ne semblait pas se rendre compte qu'il avait à peine le droit de penser ce bien de Proust ou de Strigelius, après ce qu'il avait pensé et dit durant sa vie de quinze ou vingt autres dont Proust et Strigelius étaient profondément solidaires. "Drôle d'époque, me disais-je, que celle-ci où nous entrons ! Moins bête que celle dont nous sortîmes en 14 ? Oui, en ce sens que la bêtise n'y connaîtra pas le régime des eaux dormantes. Elle ne s'accumulera pas sur place. Elle coulera. Elle fera de l'écume, des cascades. Et elle ne restera pas chez les mêmes. Elle fera comme les écrivains, elle voyagera plus. Un Allory ne sera plus bête et timoré vingt-quatre heures par jour et cinquante-deux semaines par an. Il aura des crises de finesse, de hardiesse, de rareté. Des journaux de chantage brusquement s'occuperont de littérature. L'Académie élira Strigelius (soit dit symboliquement)."

J'étais parti de chez moi un bon quart d'heure en avance ; et je n'avais que très peu de chemin à faire jusqu'à la station du tram. J'étais un peu anxieux et tout plein en même temps d'excellentes résolutions. "Comment sera-t-elle attifée ? De quoi aurons-nous l'air tous les deux ? De quoi allons-nous pouvoir parler ? Pourvu qu'au bout de dix minutes elle ne devienne pas terriblement sotte ou d'une vulgarité à ne pas y tenir ! Très joli de faire du folklore sentimental. Mais il faut avoir de l'estomac". Ici intervenaient les pensées de vaillance : "Prendre ça du bon côté de toute façon. Être gentil. La mettre à l'aise. Que peut-il arriver ? Que je sois déçu ? Mais non, puisque je ne me promets rien. Que je m'ennuie ? Une petite fille de son âge est difficilement ennuyeuse. Si je m'ennuie, ce sera un peu de ma faute. Si elle au moins a du plaisir, ce sera déjà un spectacle intéressant. Je n'ai qu'à m'arranger pour que, de toute façon, elle emporte de sa journée un souvenir agréable. Et tant pis si nous sommes rencontrés par quelque invité de Mme Valavert, ou par Mme Valavert elle-même !" Je me suis dit encore : "Si je manque d'entrain, je penserai à Hélène Sigeau. Je rêverai qu'Hélène, de la région mystérieuse où elle est - peut-être, qui sait ? au delà de ce monde - m'envoie une petite cousine à elle, de la campagne, et me la recommande".

J'étais à peine arrivé depuis quelques minutes que je vis paraître Antonia. Elle me souriait de loin. Elle semblait très contente mais très intimidée. Je suppose qu'elle avait de grandes inquiétudes sur l'effet qu'allait me produire sa toilette.

Elle était habillée d'une petite robe de lainage, feuille morte, courte, avec un col rabattu, et une cravate vert sombre dont les pans tombaient assez bas ; un tout petit chapeau, en forme de bonnet, de la couleur de sa robe. Elle avait des bas de soie et des souliers marron. L'ensemble était gracieux, et d'un goût fort acceptable même pour des yeux plus sévères que les miens. Je fus attendri par les bas de soie.

- "Vous êtes charmante, Antonia" lui dis-je aussitôt. "Votre robe est très jolie.

- Elle est un peu de la couleur de votre costume" me répondit-elle, en me faisant un visage tout plein de reconnaissance. J'avais mis en effet un complet marron.

Nous montâmes dans le tramway, qui partit bientôt. Il était peu garni. Nous n'eûmes pas de peine à trouver deux places côte à côte, vers le milieu. Ces tramways de Nice sont très bruyants, très lents et très incommodes. La circulation s'y fait entre les genoux des voyageurs ; et comme les arrêts sont rapprochés et qu'à tout moment des gens montent ou descendent, l'on ne cesse guère d'être dérangé. La conversation y est donc difficile. Nous avions une excuse pour ne pas parler beaucoup au début.

Le tramway, d'arrêt en arrêt, s'élevait peu à peu. Il s'éloignait de cette curieuse région de Nice, située entre l'avenue de la Victoire et le boulevard Carabacel, où se juxtaposent des morceaux presque des Batignolles ou des Ternes, et de grands hôtels, de grandes villas d'il y a cinquante ans, dont la somptuosité a vieilli, et dont les jardins aux arbres élancés et ployants ont atteint l'âge mélancolique. Nous montions la belle avenue qui serpente dans la direction de Cimiez. Comme la voie ne quitte une courbe que pour une autre, le tramway chantonnait constamment sur ces rails. À mesure que nous changions d'altitude, nous étions différemment orientés. L'horizon s'étendait, et aussi tournait. Nous apercevions au loin des morceaux de ville, assez imprévus ; une crête de terrain, coiffée d'un paquet de maisons et d'une église, entre deux vallons qu'on devinait ; un grand hôtel tout seul sur sa colline, assiégé de verdures, comme un palais royal ; çà et là, une volumineuse bâtisse blanche dominant un quartier incertain ; un clocher, un dôme.

- Qu'est-ce que c'est ? " me demandait Antonia. Depuis que nous avions quitté le centre de la ville, elle semblait admettre comme tout naturel que je connusse les choses mieux qu'elle. En particulier, elle m'abandonnait toute la question des lointains et de l'horizon. Quand je lui disais : "Moi je placerais ça entre le Négresco et le Pont Magnan ", elle me confirmait qu'elle savait très bien où étaient ces deux points de repère, mais elle ne serait jamais parvenue toute seule à les situer dans cet horizon que le tramway remuait doucement.

Ou encore je lui disais :

- Vous êtes bien allée déjà du côté de l'Église Russe ?

- Oh oui ! c'est quand on commence à faire la montée vers Saint-Philippe. Je me rappelle.

- Eh bien ! ce que vous voyez là-bas, c'est l'Église Russe. [...]

Ce fut Antonia qui indiqua l'endroit où nous devions descendre (à vrai dire, je crois qu'elle nous fit quitter le tramway un peu trop tôt). Ce fut elle aussi qui, à partir de là, se chargea de nous guider. Je ne lui avais pas encore pris le bras, tant pour ne pas me montrer trop pressé dans mes entreprises que pour situer le plus loin possible dans la campagne le moment où nous aurions tout à fait l'air d'un couple d'amoureux. Car, tout en étant bien décidé à me moquer des rencontres, s'il s'en produisait, je ne les souhaitais pas ; et c'était aux abords immédiats de Cimiez qu'elles étaient le plus à craindre.

Nous cheminions sur une petite route, entre des murs de propriétés - comme le jour où je montais seul à la Lanterne. Mais l'atmosphère était différente. Ici la route était plus droite ; les murs plus longs et plus vieux. J'aime les longs murs qui bordent des jardins, des parcs. J'aime quand çà et là le crépi manque, ou qu'une pierre est tombée, et laisse un creux.

Ces murs-ci étaient surplombés de feuillages très hauts, qui maintenaient le chemin dans une ombre humide, une ombre d'anciennes promenades, d'anciens dimanches, d'anciennes amours. [...]

Antonia était maintenant toute fière de me guider ; toute fière aussi de ces demeures et de ces jardins qui ornaient les confins de sa ville.

Nous parlions plus qu'au début, mais sans nous contraindre. Il y avait des intervalles de silence, qu'Antonia semblait accepter fort bien, soit qu'elle fût naturellement peu bavarde, soit qu'elle se sentît encore intimidée.

Nous arrivâmes à un endroit qui forme une espèce de col. Avant de le franchir on a, en se retournant, une vue sur Nice et ses banlieues qui, bien qu'un peu latérale, bien que partiellement refusée, n'en est pas moins très exaltante ; et l'une des plus lyriques qu'une ville de mer et de monts puisse offrir.

Depuis quelques minutes, j'avais pris le bras d'Antonia. Elle avait accueilli cela gentiment :

- "Vous trouvez que je ne marche pas assez vite ? Bon !... Comme ça, vous m'aiderez" tandis qu'un regard de coin m'avertissait qu'elle n'était pas dupe.

Nous nous étions arrêtés. Je lui saisis la main ; je lui dis :

- Vous me permettez de vous tutoyer, Antonia ? Elle baissa les paupières, fit un petit balancement des épaules :

- Mais oui !... Seulement, moi, je n'oserai pas vous tutoyer.

- Ah ! mais si ! C'est même à cette seule condition que je le ferai de mon côté. J'y tiens absolument. Promis ?

Elle releva les paupières, fit un sourire et une moue mélangés ; elle avait l'air un rien trop sérieuse pour ce qui était en jeu.

- "Je tâcherai " dit-elle. Nous nous remîmes en chemin.

- Tu sais, ma petite Antonia, tu as une bien belle ville.

Et d'un geste de la tête je lui désignais Nice que nous allions laisser derrière nous.

Elle me regarda, sourit de plaisir, me pressa la main.

Je lui dis que j'avais visité déjà beaucoup de villes, en France et dans d'autres pays d'Europe ; que je pouvais donc comparer ; et que tout compte fait je n'en connaissais aucune qui fût plus belle, plus aimable, que Nice entre sa baie et ses collines.

- "Oui" me dit-elle après réflexion, comme si un scrupule lui était venu d'accepter mes compliments, "mais moi, je suis de la vieille ville, et elle n'est pas bien jolie, la vieille ville".

Je protestai. Je lui dis qu'entre toutes les régions de Nice c'était, avec les collines, la vieille ville que j'aimais le plus. J'essayai de lui expliquer pourquoi. Mais ce n'était pas très commode. Elle se demandait peut-être si je ne cherchais pas à me moquer d'elle. J'avais heureusement de ma sincérité une preuve massive :

- J'aurais pu me loger en bien d'autres coins. Je n'ai pas voulu m'éloigner de la vieille ville. Je me suis installé juste en face, et à deux pas, de manière à l'avoir constamment sous les yeux, et à pouvoir m'y promener dès que j'ai un instant.

Elle ne me questionna pas pour savoir plus exactement où j'habitais.

À ce moment nous vîmes apparaître, dans un paysage de bois et de saillies rocheuses, au relief très tourmenté, un village tout serré sur lui-même, tout rond, tout blanc avec des toits bruns, occupant une croupe, à l'extrémité d'une longue arête qui courait perpendiculairement à nous, comme le faîte d'un toit, entre deux ravins profonds. Un coup de soleil arrivait par la droite sur le village, comme un faisceau de projecteur, ne touchait que lui, l'isolait de ce chaos de rocs et de bois.

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est Falicon ! " cria-t-elle, toute fière et toute joyeuse.

- Eh bien ! je te félicite d'avoir choisi Falicon. On ne peut rien imaginer qui donne plus envie d'y aller. Et la vue de là-haut doit être extraordinaire.

Nous avions à suivre une courbe un peu descendante, à flanc de rocher, pour joindre l'arête qui nous mènerait à Falicon.

Je revins sur le sujet de mon domicile. Je lui indiquai où il se trouvait précisément. Elle me dit qu'elle voyait très bien l'endroit, mais en se gardant d'insister, comme si elle avait craint que l'intérêt qu'elle eût montré me parût une menace d'indiscrétion.

- Il faudra qu'un jour tu viennes me voir, n'est-ce pas ? J'ai un bout de balcon. Je te montrerai la vue que j'ai. Tu as beau connaître l'endroit, tu ne te doutes pas de ce qu'on découvre, si tu n'es jamais montée au dernier étage d'une de ces maisons.

J'avais fait mon invitation aussi rassurante que possible. Antonia sourit, sans dire ni oui ni non. Elle resta songeuse.

Je lui demandai si elle était venue souvent à Falicon.

- Oh non ! Deux ou trois fois peut-être ; et la première fois, j'étais toute petite.

- Et la dernière fois, c'était il y a longtemps ?

- Non. Au mois de mai dernier.

- Avec un amoureux ?

Je l'avais dit d'un ton badin. J'eus l'impression qu'elle rougissait imperceptiblement. Mais je réfléchis que je lui prêtais peut-être des finesses de réaction tout imaginaires.

- "J'étais avec mon frère et un ami de mon frère" dit-elle.

Je n'essayai pas pour le moment d'en savoir plus sur l'ami de son frère.

- Et tu vas souvent le dimanche dans d'autres pays des environs ?

Oh ! non, pas bien souvent. Il y a mon petit frère. Il faut que je m'en occupe. Il n'est pas encore assez grand pour qu'on le laisse courir.

- Ce n'est pas ta maman qui le surveille ? Mais tu n'as peut-être plus ta maman ?

- Oh si ! Mais ma maman n'est pas en bonne santé. Ça la fatigue de sortir. C'est presque tout le temps qu'elle reste à la maison. Il faut bien que quelqu'un promène mon plus jeune frère, n'est-ce pas ?

- Oui, évidemment.

Moi non plus, je ne voulais pas me montrer indiscret. Je ne voulais pas davantage la ramener à des soucis auxquels cette journée lui donnait l'occasion d'échapper. Pauvre petite ! Elle passait toute sa semaine dans sa guérite de la place Sainte-Réparate, que moi je trouvais plaisante parce que je la logeais dans le loisir de mes promenades, et dans le pittoresque d'alentour ; mais qui devait l'être moins quand on en était prisonnière au long des journées. Et le dimanche, elle avait un petit frère pleurard à traîner dans les toujours mêmes rues aux boutiques fermées. Sûrement je n'allais pas lui gâter son plaisir par des rappels de son sort quotidien, ou par des questions embarrassantes. Et quand elle aurait eu un amoureux, et même un amoureux comblé ? À quel titre lui en aurais-je fait reproche ? Et même si les petites mines de réserve pudique qu'elle prenait avec moi, elle ne les eût point jugées de mise avec un jeune homme de son milieu, ne devais-je pas y voir plutôt quelque chose de flatteur pour moi ? Qui pouvait savoir ? N'était-ce pas avec moi qu'elle était le plus sincère, qu'elle satisfaisait le mieux à une délicatesse naturelle dont, par force, dans son milieu, elle se privait de faire état ?

Je changeai donc brusquement de propos, et lui parlai avec animation du plaisir que nous allions avoir :

- Alors, tu connais une auberge là-haut ? Comment l'appelles-tu ? Chez Bonifassi ? Nous choisirons un bon endroit, pour avoir une belle vue et être tranquilles. Et c'est toi qui feras le menu, n'est-ce pas, ma petite ? Choisis les choses que tu aimes, dans la mesure où le patron pourra nous les procurer. Qu'est-ce que tu penses qu'il aura ?

Elle croyait que nous pouvions compter sur des hors-d'œuvre et du civet de lapin.

- Et tu aimes ça ? " lui demandai-je.

- Oui, beaucoup... Et vous ?

- Comment, "et vous" ? Quelle est cette plaisanterie ? Vous allez me tutoyer tout de suite, mademoiselle, ou je me fâche". Je m'aperçus que jusque-là elle avait évité d'employer des phrases où elle aurait dû choisir entre le tu et le vous.

Falicon est un des sites inventés par l'homme ancien et retrouvés par l'homme moderne sans que presque une seule des raisons qui les y ont conduits leur soit commune. La nécessité a fait le nid. Maintenant c'est pour la fantaisie et la joie qu'il est disponible.

Nous avons tout de suite gagné le sommet, non loin duquel se trouve l'auberge. J'ai admiré que ma petite amie, dont les préférences auraient si bien pu aller à quelque bastringue de faubourg, eût choisi ce lieu de poètes. Je lui fis tous mes compliments ; mais le meilleur compliment, c'était l'enthousiasme que je ne cessais de montrer pour tout ce que je découvrais : les formes et les blancheurs du village tout contre nous ; les petites terrasses de vignes et d'oliviers qui s'étageaient sous l'auberge, vers le fond du ravin ; le ravin lui-même, les croupes ombreuses qui nous faisaient face, d'autres reliefs plus lointains, les uns pleins d'ombre eux aussi, d'autres comme imbibés d'un mélange de soleil, de brume et d'ombre, d'autres enfin baignés par le plus gracieux soleil. Tout cela courant, par de longues lignes mouvementées un peu emphatiques, un peu baroques, et dans une complication de plans très réjouissante, à la mer comme à un rendez-vous. Et la mer restait assez proche pour que sa beauté qui aime à être la principale ne fût pas tout à fait absente, et cependant assez loin pour ne pas accaparer le site. On la regardait si l'on voulait, et comme par-dessus une épaule. L'idée qu'on était en plein hiver n'était pas faite pour diminuer le contentement.

L'auberge ne semblait pas attendre grand monde. Le patron, qui nous avait jaugés tout de suite - sans d'ailleurs reconnaître Antonia, à ce qu'il me parut - offrit de nous servir dans une petite pièce au premier étage où nous serions seuls, et qui, par une porte-fenêtre grande ouverte du côté même du soleil, donnait sur une terrasse superposée à celle du rez-de-chaussée. Sur la même terrasse, une table était dressée pour des gens, mais à l'autre bout, de sorte qu'ils n'auraient pas vue sur le dedans de notre pièce.

Je demandai à Antonia :

- Tu étais déjà venue dans cette salle ?

Elle me répondit de l'air le plus naturel :

- Non. Je ne la connais même pas.

Le patron promit à ma petite compagne les hors-d'œuvre et le lapin à quoi elle bornait ses désirs. Mais faute de pouvoir rendre le festin plus magnifique, je voulais le corser. Après examen de la situation avec le patron - et bien qu'Antonia déclarât à plusieurs reprises que c'était beaucoup trop, qu'elle ne mangerait pas tout ça - je fis ajouter une omelette aux fines herbes du pays, du jambon, une salade niçoise, sans oublier les fromages - n'exagérons pas, ils n'étaient que deux - ni ce que la maison pouvait rassembler de desserts, et qui était maigre. Le patron me proposa encore du vin d'il y a deux ans, de sa propre récolte. [...]

Notre repas dura fort longtemps ; nous nous étions mis du même côté de la table, qui était assez grande, et ronde ; et de façon à profiter de la meilleure vue. Le soleil entrait loin dans la pièce. Les gens qui déjeunaient sur la terrasse étaient hors de notre horizon ; ils n'auraient pu voir chez nous qu'en se déplaçant tout exprès, de plusieurs pas ; et comme on leur faisait le service par un escalier qui débouchait près d'eux à l'autre bout de la terrasse, personne ne passait devant nous. Nous n'étions dérangés que par le patron, qui nous faisait l'honneur de nous servir lui-même, et qui semblait avoir une compréhension très sympathique du genre de service que pouvaient souhaiter des clients comme nous.

Il nous déclara spontanément dès le début :

- "Je ne presserai pas trop les plats, hé ? Vous avez tout le temps. Quand vous voudrez la suite, vous n'aurez qu'à appeler par cette petite porte (c'était une petite porte, au fond de la pièce, par laquelle on arrivait directement du rez-de-chaussée) ; mon comptoir est juste en dessous. Je vous entendrai sans faute. La même chose quand vous voudrez que je vous rapporte une bouteille".

Peut-être même y trouvait-il sa commodité. Il avait à servir sur le comptoir des consommations à des hommes du village, à en préparer d'autres pour les gens attablés dans la salle du bas et sur la terrasse attenante. Les longs intervalles que nous lui accordions faisaient sûrement son affaire. Peut-être devions-nous à cette raison, et non à une préférence sentimentale, qu'il se fût réservé le service de la pièce pour amoureux. C'est Antonia qui suggéra cette explication, en petite femme habituée aux problèmes matériels de la vie ; et elle le fit avec esprit, je dois dire. [...]

Le repas relativement abondant, et où la lenteur du service, le système employé pour transmettre les ordres, introduisaient forcément toutes sortes de menus épisodes, nous fournissait par lui-même une certaine matière de bavardages innocents et à rires. J'avais pu craindre de ne pas savoir parler pendant aussi longtemps à cette petite, sans ou bien la dépasser maladroitement et l'ennuyer, ou bien en venir à des confidences réciproques qui ne me semblaient pas de saison ; sans glisser non plus à des propos d'un sentiment trop sérieux, dont je me serais fait scrupule. Je m'apercevais combien la présence d'un être jeune, tout frais, plein d'élan vers le bonheur et peu choyé par lui, suffit à répandre d'animation dans un lieu, à peupler le temps, à semer autour de lui les incidents de gaîté, les éclats de lumière, les raisons soudaines, fulgurantes comme des fusées, tôt évanouies comme elle mais tôt renaissantes, d'aimer la vie et d'y croire, la vie sous sa forme la plus fragilement, la plus précieusement actuelle. [...]

Ce vin de Falicon m'a plu et m'a déconcerté. Je ne suis pas aussi grand connaisseur en vins que certains ; et surtout il me manque le vocabulaire spécial qui m'aiderait à décrire mes impressions, voire à les identifier. Donc ce vin m'a amusé par une alliance - un peu celle que j'avais déjà décelée dans le Barbera de Sainte-Réparate, mais ici elle était plus brusque et plus rustique - d'âpreté et de fruité ; d'une âpreté qui tend au goût caillouteux et même calcaire ; d'un fruité qui tend au goût de framboise. Le 1917 qu'on nous a servi était trouble, non par accident je pense, mais par nature ; et le trouble était perceptible dans la saveur. Il donnait à ce vin de deux ans certains des caractères du vin nouveau, juste sorti de la cuve, en particulier le caractère de chose encore mobile, molle, instable, pareille à un sol qui cède sous le pas. Je pensais aux mots : "purée septembrale". Ce Falicon, m'a-t-il semblé, se boit avec une extrême facilité. Il n'offre ni résistance ni avertissement. Et il ne frappe pas d'emblée à la tête. De même qu'il fait bon ménage avec les diverses nourritures, il semble se mêler équitablement à toute votre personne. Quand on prend conscience de ses effets, il y a beau temps qu'il vous a complètement envahi ; et il se trouve qu'on en a bu déjà beaucoup trop pour qu'il y ait un intérêt quelconque à s'arrêter.

Pour ma part je supporte assez bien le vin. Je suis de ces gens, comme on dit, qui sont malades avant d'être ivres ; et dans la mesure où j'éprouve une ivresse, elle n'accuse pas une rupture avec mon état normal. À la différence de certains, que j'ai rencontrés, qu'on voit devenir autres en cinq minutes, être à peine reconnaissables par les façons et par le caractère, moi, je monte en pente douce, je ne bondis pas de mon étage habituel à un étage supérieur et dépaysant ; je m'exagère et me libère sans doute, mais je ne me transforme pas. Il en résulte aussi que je ne perds pas mon contrôle. Je change tout au plus l'emplacement des crans d'arrêt.

Antonia buvait moins que moi, mais encore assez copieusement. Elle me répétait :

- Tu me fais trop boire. Je n'y suis pas habituée.

Mais elle gardait assez de clairvoyance pour sentir que dans ma façon de l'entraîner à boire il n'y avait aucun calcul ; que je voulais seulement lui faire fête. Elle continuait d'avoir confiance en moi, et elle tenait à me le montrer. Aussi, quand elle me tendait son verre, un gentil regard me disait : "Tu vois... Je m'en remets à toi". Elle était jolie dans l'animation que lui donnaient la nourriture et le vin ; et toujours aussi peu canaille. Elle avait, en mangeant, toutes sortes de petites précautions qui répondaient à son désir de ne pas paraître une fille mal élevée Mais cela ne devenait pas maniéré ni contraint. Chacun de nous apporte en naissant, notée comme sur un rouleau, une certaine musique des gestes. La sienne était gracieuse.

Je la voyais le plus souvent de profil ou de trois quarts. Elle avait dans les traits du visage ce dessin à la fois doux et mordant, qui est celui des races de la Méditerranée. À chaque instant, elle tournait vers moi ses yeux, tout jeunes, mais que leur orient noir dotait d'une sorte de connaissance prématurée. Je pensais aux vers de Baudelaire :

La tribu prophétique aux prunelles ardentes...
... L'empire familier des ténèbres futures.

 

Antonia n'avait sans doute rien d'une devineresse ; et nullement la sauvagerie d'une gitane. Mais dans ses yeux pourtant il me semblait voir miroiter quelque chose de familier d'avance avec le destin. Parmi les adolescents de son âge, il y en a dont les yeux vous intriguent par un mystère tout autre : ils ont l'air de regarder constamment on ne sait quoi - qui par rencontre peut être vous - avec un étonnement prodigieux. Le mystère des yeux d'Antonia me faisait au contraire penser : "Comme elle sait des choses, cette petite ! et point nécessairement par expérience. Mais elle est de celles que la vie, si elle les fait souffrir, ne réussira pas facilement à étonner".

Je l'avais embrassée de nouveau, plusieurs fois, sur la joue, sur les cheveux (elle avait quitté son chapeau), sans chercher à atteindre ses lèvres malgré elle. Ce fut elle-même qui me les donna, avec une expression de visage bien sérieuse. J'en fus un peu angoissé. Je lui avais dit de petits mots tendres, mais en tâchant bien de n'y mettre rien d'émouvant, rien qui pût nous faire sortir des sentiments légers.

Un peu plus tard elle me dit, pendant que ses doigts jouaient avec l'un des plis de la nappe :

- Pourquoi m'as-tu demandé si j'étais déjà venue ici... dans cette pièce ?

Je répondis, en affectant de traiter la question comme un badinage :

- Pour rien !... Parce que tu aurais bien eu le droit d'y venir.., et que je trouverais cela tout naturel... Il ne se passe rien de terrible dans cette pièce.

- Non fit-elle sans le moindre sourire, je n'y suis jamais venue. Je n'ai jamais fait ce que tu crois.

Elle avait dit cela d'un ton si grave, si calme ! J'en fus bouleversé. Je la pris par l'épaule :

- Mais, ma petite Antonia, quelle idée as-tu de penser que tu aies besoin de te justifier ? Comment si j'avais le moindre droit à t'interroger sur quoi que ce soit ! Si je t'ai dit tout à l'heure cette phrase, que je regrette puisqu'elle t'a fait de la peine, c'était par pure taquinerie, sans y attacher aucune importance. Hein ? Nous sommes de bons camarades. Nous nous promenons ensemble pour nous amuser, et pas pour nous faire de la peine.

Je lui mis un baiser sur le bout de l'oreille, un baiser qui lui aussi cherchait à être "sans aucune importance".

Elle sourit bien un peu, mais si peu que je continuais d'être fort inquiet. Où était mon Antonia pétulante et insouciante d'une heure plus tôt ? Je tentai un autre apaisement :

- Tu sais, ma petite Antonia, si tu as cru que je te disais cela par manque de respect, tu t'es trompée. Je te respecte beaucoup... Tu trouves peut-être que je ne te l'ai pas assez montré ?... que j'ai été trop libre dans mes façons avec toi ?... Pourtant...

Elle secoua la tête.

- Non.

Puis elle me regarda et sourit plus franchement. Nous avions déjà entendu à plusieurs reprises les sons d'un piano mécanique qui devait jouer sur la terrasse inférieure, et sans doute faire danser des gens. Il se remit en marche. Je proposai à Antonia d'aller danser.

Le patron, qui arrivait sur ces entrefaites, nous y engagea de son côté. Il nous offrit même, comme nous avions encore à prendre le café, de nous le servir en bas, à proximité de l'endroit où nous danserions. La terrasse, vitrée d'un côté, présentait un espace dégagé, que diminuaient à peine le piano mécanique, rangé contre le mur du fond, et une petite table poussée dans l'angle de la balustrade de fer. Deux portes, de part et d'autre du piano, faisaient communiquer la terrasse avec la petite salle intérieure où étaient le comptoir, trois ou quatre tables de bois, et quelques buveurs, apparemment du pays, installés autour d'elles.

Sur la terrasse deux couples - deux jeunes ménages, semblait-il, de la petite bourgeoisie niçoise - dansaient, ou plutôt se demandaient s'ils n'allaient pas repartir, et après en avoir discuté, décidèrent de faire encore une danse ou deux. Le piano se remontait à la manivelle et se mettait en marche par l'introduction d'une pièce de deux sous, ce qui, au prix où sont actuellement les choses, faisait de la danse, surtout si l'on était plusieurs couples, un plaisir abordable. Il jouait six airs en tout, à choisir sur un cadran dont on n'avait qu'à tourner l'aiguille. Cette collection d'airs avait dû être composée peu avant la guerre, car elle marquait le souci de concilier la tradition et la mode la plus récente : elle comprenait deux valses, une polka, une scottish, et deux one-steps. Les airs étaient intéressants en ce qu'ils exprimaient - avec facilité mais sans trop de vulgarité - la nostalgie dans le plaisir à différentes époques d'un passé encore proche. Il y avait celui qui faisait penser à l'Exposition de 89 et aux jeunes femmes des grandes villas dans l'ombre desquelles nous avions cheminé en montant vers Falicon. Il y avait ceux qu'on croyait entendre résonner - comme une voix dans une salle séparée de vous par un mur - dans cette portion du temps, spécialement mélancolique, que j'ai envie d'appeler la Veille. La Veille du temps où nous sommes, la Veille du présent, séparée de nous par cette nuit qu'a été la guerre ; la Veille, avec cette propriété qu'elle a de ressusciter en nous, de nous ressaisir brusquement, de nous étreindre le cœur avec exactitude, comme si rien ne s'était passé dans l'intervalle. Et pourtant la voix de la Veille est devenue légendaire elle aussi, comme celle d'un passé plus lointain. Elle chante elle aussi dans un espace où nous ne sommes plus ; chaque note nous en arrive transfigurée par les résonances de cet espace où elle est et où nous ne sommes plus.

La sonorité même de l'instrument aidait à ces impressions. Il imitait fort mal le piano. Les sons en étaient à la fois plus bruyants, plus tenus, et plus corsés de timbre. Sur les notes longues, ou sur les accords, cela devenait une vraie plainte, un cri jeté par un cuivre un peu nasillard. Même le côté mécanique du jeu augmentait encore la mélancolie, mettait dans ces airs de danse un caractère de fatalité, une magie de moulin à prières. Parfois, à des tournants de la mélodie qui semblaient toujours les mêmes, une note se décrochait avec un rien de retard, comme si le mécanisme avait eu une difficulté à vaincre, et la vibration de la note n'en était ensuite que plus poignante.

Nous nous mîmes à danser, Antonia et moi, les danses que ces autres personnes avaient choisies. Il était environ trois heures. Le soleil commençait à descendre ; mais il ne pénétrait que mieux jusqu'au fond de la terrasse, et comme il n'y avait pas un souffle de vent, la température était très douce.

Antonia sembla toute remise en train par la danse. Au début elle me dit :

- Je crois que la tête va me tourner. Tu m'as fait trop boire. Je ne vais plus pouvoir me tenir. Tiens-moi bien.

Et en effet elle s'abandonnait dans mes bras, mais sans réussir à devenir pesante. Elle avait l'instinct de la danse, à défaut d'un grand apprentissage. Le don des gestes gracieux, qui était sien, se retrouvait là. Surtout, elle se laissait on ne peut mieux guider.

Bientôt, nous restâmes seuls sur la terrasse, avec le jour déclinant. J'avais fait une provision de gros sous, et nous dansions presque sans arrêt. Chaque air y passait à son tour, bien qu'avec des préférences pour certains. L'un des deux one-steps nous plaisait particulièrement. Un thème y revenait, qui, malgré sa tonalité mineure, était plein d'une joie provocante. Oui, il défiait les mauvais hasards de la vie, le quotidien et l'ennuyeux des choses, il chantait : "Nous sommes jeunes et un peu absurdes. Nous le savons bien. Que nous importe !"

Antonia me répétait :

- Je suis morte, tu sais, Pierre (elle avait pris le courage de m'appeler Pierre). Mais c'est en riant qu'elle le disait ; et quand, tirant de ma poche un de mes gros sous, je lui demandais :

- Je le mets ?

Elle répondait :

- Mais oui !

Et pendant que je remontais le ressort du mécanisme, elle venait choisir elle-même la danse, en faisant tourner l'aiguille du petit cadran.

L'air de la scottish aussi était de nos préférés. Il le devait au maniérisme désuet, pointu, fragile de son élégance. Je ne sais si ma jeune compagne y apercevait les mêmes perspectives de passé que moi ; mais elle était sûrement sensible à ce que cette musique contenait de tendresse fine, de coquetterie. Là-dessus nous dansions une scottish des moins orthodoxe. Nous inventions des pas, qui étaient pour moi une occasion de soutenir une Antonia qui n'était pas loin de défaillir, de presque la porter d'une pointe à l'autre de l'étoile capricieuse que nous dessinions sur cette terrasse que personne ne nous disputait plus.

J'avais fait servir sur la petite table une bouteille de champagne que le patron possédait par hasard, et qui était fort vieille. Le vin, sans doute médiocre à l'origine, avait pris avec l'âge une belle couleur d'or liquide, un goût plein et soyeux, assez noble : il était devenu comme une espèce de Meursault mousseux. Mais c'était surtout l'idée même de champagne, et de danser ainsi avec des coupes de champagne à portée de main, qui était faite pour plaire à ma petite camarade.

Je lui avais plusieurs fois demandé :

- Si tu t'ennuies ici, si tu trouves que c'est trop seul, et que dans le bas, du côté de Saint-André, ce serait plus gai, surtout dis-le-moi.

Elle me répondait, tout en dansant, et en serrant ma main dans la sienne :

- Oh! non... j'aime bien cela... Nous sommes si bien.

Et il est vrai qu'à condition de le sentir, c'était bien, notre danse à tous les deux, indéfiniment recommencée, dans ce lieu de solitude, devant l'un des plus beaux horizons qu'on puisse voir, avec le mélange d'ivresse inépuisable et de fatigue à tomber par terre et de mépris allègre de toute fatigue, que nous avions en nous. Je rendais grâce au Falicon d'il y a deux ans. C'était lui qui nous avait chargés de cette ivresse à longue détente, alors qu'un autre vin, pris en même quantité, après nous avoir excités plus brusquement, nous eût laissés sans doute retomber dans la torpeur, ou les rêveries moroses.

C'était bien. C'était même étrange. Nous avions l'air, sur ce haut lieu, de célébrer quelque chose. Et je crois qu'en effet nous célébrions quelque chose. Cependant le soleil avait disparu derrière les crêtes d'en face. Le jour baissait décidément. Notre terrasse, à l'abri de son plafond, commençait à devenir tout à fait crépusculaire. L'on avait allumé au-dessus du piano une lampe électrique, de faible éclat, qui se courbait comme une fleur jaune. [...]

Je lui demandai si elle était obligée de rentrer à une certaine heure si en particulier elle devait absolument dîner à la maison.

- "Cela vaudrait mieux" dit-elle.

J'avais scrupule à insister. Elle reprit :

- Oh ! d'ailleurs, je n'ai pas faim du tout.

- Sera-t-on vraiment inquiet chez toi, si tu ne rentres qu'un peu plus tard dans la soirée ?

Elle leva les épaules :

- J'espère que non.

- L'on te grondera ?

Elle leva encore les épaules :

- Je ne sais pas... Oh! ça !... ça ne ferait rien.

- Eh bien alors, je te propose ceci : non pas de dîner ici, car vraiment c'est un peu triste, mais de prendre le tramway, s'il veut bien passer, et d'aller dans la direction du centre. Nous nous arrêterons où tu voudras. Tiens ! Je me rappelle avoir vu de petits restaurants, sur cette rive-ci du Paillon, juste après qu'on a passé le boulevard Carabacel. Ce n'est pas tant pour le dîner lui-même que pour le plaisir de rester encore ensemble. Nous tâcherons de choisir un endroit tranquille.

- Oui, si tu veux.

- Tu n'acceptes pas seulement pour me faire plaisir ?

- Non... non. Cela me fait plaisir à moi aussi.

Le tramway, que nous attendîmes longtemps, nous fit faire un lent trajet dans sa lumière jaunâtre, sa solitude un peu glacée, ses cliquetis ; puis nous déposa au point dont j'avais parlé. Le quai du Paillon, sous les grands arbres, était occupé par un froid doux, et par une fine brume. Nous choisîmes un restaurant à cause de ses jolis rideaux à quadrillage. Il était à peu près vide, mais étroit, intime, et tiède. Cette solitude-ci nous convenait parfaitement.

Antonia s'efforçait de rester gaie ; mais je la sentais retomber malgré elle à des songeries. Je cherchais des sujets de conversation propres à la distraire. Je lui parlai des différents coins de Nice et de la banlieue que je connaissais déjà, en l'interrogeant sur ses préférences. Maintenant qu'elle était plus libre avec moi, elle m'étonnait par la qualité de ses remarques. Je lui découvrais une âme très fine, très attentive ; un esprit capable d'humour, point facilement dupe des choses. Je lui parlai aussi de prochaines promenades que nous pourrions faire.

Elle fut peut-être sensible à ce que je mettais maintenant de léger, de simplement amical dans mes propos. Elle me dit, après un silence que nous avions laissé durer, et avec cette expression très sérieuse et presque poignante du visage qu'elle avait eue dans la petite salle de Falicon :

- Tu sais, Pierre... Il ne faut pas que tu te préoccupes à mon sujet... Oui... je sais très bien... va... je comprends très bien...

Elle s'arrêta. Je sentis qu'elle avait peur de faire venir ses larmes. Je la serrai contre moi :

- Ma chère petite, ma petite Antonia... si raisonnable !... si sage !... Est-ce que tu comprends que j'aimerais mieux me couper un doigt que de te faire une grosse peine ? Je voudrais tellement être sûr que tu ne regretteras jamais que nous soyons devenus camarades.

Elle attendit un peu, fixant ses beaux yeux noirs droit devant elle :

- Non... je ne regretterai pas.

Ce matin, j'ai le cœur tout retourné encore de cette journée d'hier. Les réflexions que je me fais sont trop évidentes pour que j'aie besoin de les mettre ici. Il y a un phénomène curieux - et dont je suis loin de me féliciter, dont je m'effraye plutôt : les choses frivoles ne viennent pas volontiers vers moi, ou si elles y viennent, elles cessent d'être frivoles. Qu'ai-je fait, par exemple, hier et auparavant, pour que cette petite ne prît pas notre aventure avec la plus indifférente légèreté ? Elle-même, ne l'avais-je pas choisie avec toutes les chances de ne pas tomber sur un de ces cœurs préservés, romanesques, qui, par ignorance de la vie et pureté totale, sont prêts en effet à se méprendre et à dramatiser ?

J'ai plus que jamais horreur de faire de la peine. Je ne me flatte pas d'être bon. Car pour oser se dire bon, il faudrait sentir en soi cette bonté active qui commande des travaux et des sacrifices pour diminuer le malheur d'autrui ou s'ingénier à son bonheur. Mais tout ce qui ressemble de près ou de loin à la méchanceté, à la cruauté, au mépris de la souffrance d'autrui me répugne. Jerphanion me disait un jour qu'il craignait bien que la guerre n'eût tué en lui certaines délicatesses morales. Ce n'est d'ailleurs pas vrai de ce cher garçon. Mais pour moi le spectacle du temps de guerre, l'expérience inhumaine que la guerre a diffusée autour d'elle jusque fort loin des champs de bataille, n'ont fait qu'exaspérer en moi le dégoût de la méchanceté. Ce matin, j'ai envie de serrer la petite Antonia dans mes bras, non pour la persuader de se prêter à mon plaisir, mais pour la supplier de ne pas prendre la chose au sérieux, de me considérer comme un camarade, comme un bon ami, d'accepter de moi des occasions d'amusement s'il lui plaît, et pour le temps qu'il lui plaira, et surtout de ne pas se préparer le moindre chagrin à mon sujet. Oui, je voudrais la consoler d'avance, lui alléger le cœur, la faire rire.

Il est temps d'ailleurs que j'aille lui acheter mes journaux. Elle doit s'étonner de ne pas m'avoir encore vu, s'inquiéter peut-être ; elle risque de m'attribuer de mesquines, d'égoïstes pensées de prudence, le "surtout pas d'histoires" du jeune bourgeois jouisseur. Ce qui me paraît aussi pénible à envisager que tout le reste.

 

[Extrait de © Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, tome XVIII, "La douceur de la vie", Librairie Flammarion, Paris, 1939].

 


 

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