Un quasi-roman policier, passionnant de bout en bout. Pour celles et ceux qui aiment l'Histoire. Et la Provence.

 

Un matin de juin 1439, un sergent quitta le village de Goult, au pied du Lubéron, pour se rendre à Apt à cinq lieues presque. Par-dessus son épaule, il jeta un regard à l'imposant château qui trônait au-dessus des maisons, à la muraille qui protégeait l'agglomération. D'une main, il s'assura que son épée glissait bien dans le fourreau, que son poignard demeurait ferme à sa ceinture. Il se signa, recommanda son âme à Dieu et lança son cheval au petit trot afin de le mener longtemps sans l'épuiser.

 

 

Le soleil brillait, déjà haut, déjà brûlant. Les cigales crissaient dans les champs où des paysans travaillaient, le dos courbé, la chemise troussée à la taille pour n'être point gênés dans leurs mouvements. Au bruit des sabots sur les pierres de l'antique voie romaine qui servait encore de grand-route, quelques silhouettes se redressèrent, quelques bras se levèrent en signe d'amitié, ou de haine peut-être : les sergents sont les serviteurs armés du seigneur dont ils font respecter la loi, envers et contre tout, tant qu'on les paie. On aime le gendarme qui vous défend, on le voue aux gémonies quand il vous réprimande. De cela, le garçon n'avait cure : il songeait plus aux brigands qui l'attendaient, lui ou un autre, au détour du chemin. Le métier de messager officiel comportait de nombreux risques, dont celui d'être attaqué un peu plus souvent qu'un voyageur ordinaire, car de mauvais curieux ne craignaient point de tuer pour escamoter les ordres du seigneur. Il tapota sa hanche, sentit l'aumônière accrochée à côté du poignard. Elle contenait une lettre, pliée trois fois, repliée encore dans le sens de la largeur, de façon à décourager ceux qui tenteraient d'en lire le contenu sans en briser le cachet de cire rouge qui la tenait fermée.

Le messager traversa le pont Julien qui, en trois arches, enjambait le Calavon. Il n'était pas très large pour le moment, mais au temps des hautes eaux de printemps, il lui fallait toute la place d'un fleuve et plus encore.

 

 

Après quelques lieues de paysage sauvage, parfumé de thym et de terre chaude, il retrouva des champs dorés par les blés, rayés par les bleus du lin ou de la lavande. Et enfin, il aperçut les murailles d'Apt, et les potagers où les habitants de la ville faisaient pousser leurs herbes, leurs légumes. Une saute de vent lui apporta une odeur de pourriture, qui le frappa au visage, disparut dès que la brise tourna. Il remarqua un très grand tas d'immondices sous un pan de rempart, reconnut la décharge publique.

À l'entrée de la ville, s'étendait la Bouquerie, c'est-à-dire le quartier des bouchers spécialisés dans la viande de mouton, de chèvre, d'ovins en général. Cela sentait fort ici, mais la nourriture, donc la vie, et non la mort comme tout à l'heure.

Apt grouillait de vie, justement : femmes en larges jupes, au mollet pour les paysannes et les servantes, à la cheville pour les dames, caracos lacés ou boutonnés sur des corsets cintrés qui faisaient saillir les seins, bras nus ou couverts selon qu'on avait à travailler ou à être belle, simplement. Les hommes allaient en chausses collantes, le corps caché par une vestisse ouverte devant, qui descendait jusqu'aux genoux; certains avaient déjà adopté la mode des grandes cités du Nord, arboraient la robe et le surcot serré à la taille et court sur les hanches. Les pourpres et les indigos, vifs pour les riches, pâles pour les pauvres, éclataient comme autant de fleurs, ou de cris de joie, contre les façades des maisons, blanches de chaux afin de lutter contre le mistral qui vous grignoterait les pierres les plus dures si on ne les défendait par un bon enduit. Des portefaix, le dos chargé de fagots ou de paquets, traçaient leur chemin au milieu de la foule, des marchands d'eau, des bidons de bois doublé de cuir accrochés au bât de leur âne ou de leur mulet, appelaient les ménagères. On se pressait, on s'interpellait, on se bousculait.

Le sergent attacha son cheval à la porte de la Bouquerie, continua à pied en essayant de ne pas mouiller ses chaussures dans la rigole qui crevait le milieu du pavé. Plusieurs fois il dut demander sa route avant de trouver la demeure de celui qu'il cherchait. Enfin, il pénétra dans une cour, frappa à une grosse porte de bois clouté. Une servante lui ouvrit, le fit entrer.

Un homme parut, de taille moyenne, d'une aimable corpulence ; il avait le visage rond, et un air d'autorité naturelle qui inspirait le respect. Le messager plia le genou, lui tendit la lettre. L'homme la saisit, brisa le sceau, et lut avec attention.

Ainsi débuta une affaire qui ébranla la Provence, révéla aux bonnes gens la puissance insoupçonnable d'une conjuration de truands et de bandits. Plus grave encore, elle prouva...

[...]

 

Le mercredi 17 juin, l'inculpé fut entendu à Goult par le noble lieutenant Nicolas d'Augerolles, vice-bayle et vice-juge de la cour royale de la cité d'Apt. Il répéta la même histoire atroce, mais avec d'autres détails.

À l'auberge des Beaumettes, ce jour-là, ils étaient quatre qui buvaient, leurs outils à côté d'eux : ils songeaient à se louer dans un château pour quelques travaux des champs afin de gagner un peu d'argent en attendant l'occasion d'un mauvais coup. Un jeune homme survint, un clerc qui voulut se joindre à eux. Ils l'accueillirent, lui firent place. L'étranger parlait la langue de France, eux le provençal, ils se comprirent tant bien que mal : les clercs, comme les mauvais garçons, voyagent, se mêlent à des inconnus qui parfois viennent de fort loin. Les premiers utilisent le latin pour échanger des idées, les seconds échangent des coups en criant, tous finissent par se familiariser avec l'idiome de leurs interlocuteurs. Et puis, il n'y a pas tant de différence entre langues d'oc, d'oil et de Provence.

Ils burent et discutèrent. Le jeune homme venait de Cavaillon, se rendait à Apt; il commit l'erreur d'ouvrir sa bourse pour payer l'hôtesse. Quelques pièces d'or brillèrent. Les quatre compères le condamnèrent à mort sans une hésitation. Lui, Maltostens, partit le premier. Les autres annoncèrent qu'ils désiraient aller jusqu'à Apt. Il alla s'embusquer au pas de la Boissière, bientôt vit le jeune homme arriver, seul. Il sauta d'un talus, le menaça de son bâton. Le garçon s'affola, voulut s'enfuir vers les Beaumettes, derrière lui. Les trois autres lui barrèrent la route. Il mourut, le terrassier l'enterra.

- Sais-tu où il repose ?

- Je vous conduirai volontiers sur les lieux, afin de retrouver ses ossements.

 

Il nous fallut une heure à peine pour atteindre le pas de la Boissière. Maltostens avait été installé sur une jument, pieds et poings liés, encadré par une troupe de sergents en armes. Une grande foule s'assembla autour de notre cortège ; chacun voulait voir le prisonnier, non parce qu'on l'aimait ou le détestait, mais parce que le destin s'était abattu sur lui. Cela rend intéressant le plus insignifiant des hommes, et ceux qui le contemplent me font songer aux chœurs de la tragédie antique, aréopage d'anonymes, commentant ce qu'ils ne vivront jamais. Maltostens se redressa sur sa monture, fier peut-être de susciter une telle attention.

Le Camin Romieu suit le Calavon, qu'il traverse au pont Julien, que construisirent jadis les Romains. Puis il longe les collines de Bonnieux, de Lacoste. Forêts profondes à main gauche, riches plaines à main droite, d'un côté la vie sauvage, de l'autre la volonté de traverser le temps, paisiblement, sans payer son tribut de mort à n'importe quel fauve qui passe. D'un côté les prédateurs, de l'autre ceux qui préfèrent échanger que tuer.

À Marican (autrefois Malicamp), lieu de triste réputation peuplé de fantômes et de démons, si l'on en croit de vagues légendes que l'on ose à peine chuchoter tant elles sont incertaines, le Gamin Romieu s'accroche à la pente, s'enfonce à travers des buissons, des arbres qui dévalent d'à-pic en à-pic, jusqu'à la rivière. C'est la Valmasque, la vallée des sorcières. Le soleil frappe fort sur les feuilles vernissées, fait vibrer la terre tantôt ocre, tantôt rouge, tantôt blanche comme neige là où elle se mêle de cailloux, débris de falaises lointaines apportés ici par les pluies d'hiver. Des odeurs frisent, âcres ou douces, vapeurs de térébinthes, senteurs de myrtes. Des cigales invisibles crissent à l'infini, soudain s'arrêtent ; alors les yeux fouillent les murailles vertes qui longent le chemin, et une inquiétude naît, car la luxuriance de ces plantes qui partent à l'assaut les unes des autres ne s'accommode pas du silence. L'esprit supplée à cela en imaginant des cris et des pleurs qui l'affolent. Mais comme par magie, les cigales reprennent leur vacarme, qui roule de colline en colline jusqu'à l'horizon, et le pays redevient aimable.

Les sabots de nos chevaux résonnaient sur les dalles posées par les légionnaires d'antan. Nul ne les entretient plus, elles commencent à se disjoindre, car d'été en hiver la terre travaille, entraîne toute chose vers le Calavon. Nous l'entendions couler en contrebas, caché par les branches. Soudain, il apparut, vert et clair, qui s'enroulait autour d'une avancée de rochers blancs, au bord desquels on avait bâti une sorte de murette, sans doute pour y poser des filets et capturer ainsi des poissons. Un peu plus loin, un bief avait été ménagé afin d'éviter ces petits rapides, car les bateaux remontent le courant jusqu'à Apt, chargés de marchandises qui viennent de la vallée du Rhône, et de plus loin encore.

La pente devint raide, le chemin se frayait un passage entre les chênes et les yeuses, les branches hérissées de pointes, écorces rudes prêtes à déchirer. Et soudain, la forêt s'ouvrit à l'approche du dernier virage, à main gauche, avant de redescendre vers la plaine. Nous apercevions l'auberge des Beaumettes, trapue et carrée au bord des champs, une porte ouvrant sur un sentier qui rejoint le Camin Romieu. Derrière, les falaises blanches de Goult barraient l'horizon, rayées de verdure, bordées en leur sommet de quelques masures.

Ici mourut un jeune clerc, en plein jour, peut-être à l'un de ces moments inquiétants où les cigales se taisent. Son angoisse en a été décuplée; les hommes l'ont attaqué, il a crié, le visage tourné vers l'auberge et ses habitants, elle semble si proche. Mais nul ne l'a entendu, et il a eu la certitude que c'était lâcheté et mauvais vouloir. Dans le danger, on imagine qu'on est vu par ce que l'on voit soi-même. Les cigales ont repris leur crissement furieux, tandis qu'on le frappait, il a entendu la nature entière hurler de sa douleur, il a imaginé, alors que le sang brouillait sa vue et que la terreur le déchirait, que ces gens là-bas l'entendaient, que le monde entier l'entendait, mais que nul ne se dérangeait pour le secourir...

À nos pieds, le Calavon chantait.

Maltostens donna le signal de l'arrêt, au bord du Calavon.

- C'est ici ? demanda le lieutenant.

- Exactement. Archilon l'a frappé sur la tête, il est tombé mort. Avec l'aide du Camus, il l'a tiré par les pieds sur la rive pour l'enterrer.

- Où donc ?

- Auprès de ces deux grands cytises.

- Va sur les lieux, nous verrons si nous retrouvons les ossements.

- Comment le pourrais-je ? J'ai les pieds liés...

Espérait-il qu'on le libérerait de ses entraves pour s'échapper ? Il connaissait la région comme sa poche, nous perdre eût été un jeu d'enfant. Noble Nicolas d'Augerolles fit signe à un de ses hommes qui prit Maltostens à bras-le-corps, le transporta jusqu'aux arbres. On lui donna une houe, il se mit à creuser le sol.

- Pourtant, c'était bien ici ! dit-il au bout de quelques minutes de vaine recherche.

- Avez-vous creusé une véritable fosse ?

- Moi, je faisais le guet sur une murette là-bas. Les autres ont recouvert le cadavre de branches et d'herbes, le terrassier a jeté de la terre là-dessus avec sa faux...

- Où est le bâton que tu as utilisé pour frapper ce pauvre garçon ?

- Chez moi, à Goult. Mais je ne l'ai pas battu, parce qu'il a fait demi-tour dès qu'il m'a vu.

Le lieutenant réfléchit un instant, puis il donna l'ordre du retour.

 

[© Françoise Gasparri, Un crime en Provence au XVe siècle, pp. 21-23, et 46-50.]

 

 


 

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