Pour celui qui a mal fait, tout devient un sujet d'humiliation

 

Lorsque neuf heures sonnèrent, tous les ouvriers quittèrent leur blouse de travail ; ils se lavèrent le visage et les mains à la rivière qui coulait au bord de l'atelier ; puis ils traversèrent la belle cour sablée de M. Clertan, et s'en allèrent déjeuner.

Francinet marchait à la file, honteux et embarrassé de lui-même, car Aimée était assise sur un banc, un livre d'étude à la main. Tous les ouvriers, en passant, ôtaient leur casquette et disaient :

- Bonjour, mademoiselle Aimée.

L'enfant leur rendait leur salut en souriant, et les appelait chacun par son nom, celui-ci : père Jacques, cet autre : monsieur Louis.

Quand vint Francinet, elle se leva, faisant mine de poursuivre un papillon. Elle tournait le dos à Francinet. Il pensa qu'elle ne voulait pas de son salut. Néanmoins il fit un grand effort, et mit la main à sa casquette.

Au moment où Francinet s'approchait du portail, Phanor, qui lui gardait rancune, s'élança hors de sa niche en montrant les dents ; mais Aimée accourut. Sans daigner regarder Francinet, elle fit un geste de menace à Phanor et le renvoya au chenil. L'épagneul alors essaya d'apaiser sa maîtresse, et se coucha à ses pieds ; mais elle, pour lui faire une leçon, le renvoya sévèrement, levant en l'air son petit bras, comme si elle était très courroucée et avait grande envie de le battre. Le chien tout honteux retourna dans sa niche.

Francinet était plus honteux encore. Il aurait voulu être à cent pieds sous terre plutôt que de se voir défendu par Aimée. Il s'empressa donc d'enjamber le portail pour regagner sa maison ; mais une autre épreuve l'attendait encore.

M. Clertan se promenait les mains derrière le dos dans la rue, devant la porte.

Au moment où Francinet passait, le grand vieillard lui fit signe d'approcher ; il le regardait avec tant d'attention, observant ses yeux rougis par les larmes, que l'enfant perdit contenance.

Francinet s'imagina qu'Aimée avait tout dit à son Grand-père malgré sa promesse, et qu'il allait être honteusement chassé, là, en pleine rue, devant les passants et les ouvriers qui s'en allaient. Enfin M. Clertan rompit son examen silencieux.

- Eh bien ! Francinet, il paraît que tu travailles comme il faut ; on m'a dit cela.

Francinet regarda le grand-père d'Aimée, pensant qu'il voulait se railler de lui ; mais M. Clertan avait l'air naturel de quelqu'un qui parle très sérieusement.

Cette dernière humiliation fut la plus dure de toutes : Francinet ne put la supporter. Recevoir en silence un éloge quand il ne méritait que des blâmes, lui parut impossible. Quoi de plus honteux, en effet, que d'accepter sans rien dire une louange dont on n'est point digne ? N'est-ce pas comme si on trompait les autres, et comme si on voulait se tromper soi-même ? Double fausseté, double mensonge qui répugnait à Francinet; car, nous le savons, sa grande qualité était d'être franc avec lui-même et avec les autres.

- Non, monsieur, s'écria-t-il courageusement, je n'ai pas fait mon devoir ce matin ; mais je me conduirai mieux ce soir.

- Alors, dit le grand-père d'Aimée, tu es plus sévère pour toi que mon contremaître. C'est bon signe, Francinet. Si tu veux, tu deviendras un brave garçon. Va déjeuner.

Francinet ne se le fit pas dire deux fois.