Le texte du camarade Colomb (rien à voir avec le vieillard cacochyme assez récemment encore ministre de l'Intérieur), professeur à la Sorbonne, est particulièrement roboratif, à telle enseigne qu'on pourrait aller jusqu'à parler de harangue.  A-t-il un peu vieilli, c'est possible : question de style et d'époque. Mais il est encore en mesure de nous faire la leçon - quand bien même, au moins depuis 68, le "gavage" de nos chères têtes (j'hésite désormais à écrire blondes) est très largement passé de mode... Quant aux "fallacieuses promesses des charlatans", en cette période pré-électorale, elles vont se déverser dans le mode polyphonique jusqu'à plus soif sur nous, au moins jusqu'au 26 mai...

 

"Il est nécessaire que chaque Français sache voir, entendre, observer, réfléchir et, finalement, voter en parfaite connaissance de cause, sans se laisser influencer par les redondances sonores des rhéteurs ou les fallacieuses promesses des charlatans"

G. Colomb

 

 

 

Il y a en France, dit-on, trois ordres d'Enseignement : l'Enseignement primaire, l'Enseignement secondaire et l'Enseignement supérieur.

L'Enseignement primaire est vraiment un enseignement ; le secondaire est une formation ; le supérieur, une spécialisation.

L'Enseignement primaire s'adresse à tous les petits Français, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, car le but de cet Enseignement est de donner aux enfants les connaissances dont chacun de nous a besoin dans la vie : il faut que l'enfant qui sort de l'école sache lire, écrire, parler correctement sa langue, et soit rompu aux exercices du calcul courant.

Il faut aussi qu'il possède quelques notions de géographie. Il est inutile que ces notions soient très étendues, mais il est nécessaire qu'elles soient précises.

Il n'en est malheureusement pas toujours ainsi. Un de mes amis, officier dans la Garde républicaine, a eu l'occasion au début de la guerre, d'interroger en géographie des jeunes gens qui tous, ou à peu près, étaient munis de leur certificat d'études. Il en a obtenu des réponses déconcertantes. L'un d'eux lui a appris que "la France n'a en Océanie que deux colonies peu importantes : les îles de Tombouctou et du Congo".

Un autre annonce avec sérénité que "la Montagne Pelée, à la Martinique, a enseveli sous un torrent de boue, en 1902, les villes d'Herculanum et de Pompéi".

Un troisième déclare que "l'Etna dévaste la Guadeloupe".

Un quatrième, sans doute un ironiste, exprime cette opinion que "la Guyane est une colonie de plénipotentiaires", et il ajoute : "ce qui l'amoindrit encore" !

Je laisse à d'autres plus compétents que moi en la matière le soin de rechercher les causes de cet échec de l'enseignement de la géographie dans les écoles primaires. D'ailleurs, disons-le en passant, la géographie n'a guère mieux réussi dans le secondaire.

Donc, à mon avis, la lecture, l'écriture, la grammaire simplifiée, très simplifiée, le calcul (je ne dis pas : l'arithmétique), les quelques notions de géométrie qui sont nécessaires pour la mesure des aires ou des volumes, et enfin les grandes lignes de la géographie générale doivent former comme l'assise fondamentale de l'instruction primaire.

Ces connaissances basilaires seraient même parfaitement suffisantes si, au sortir de l'École primaire, tous les enfants étaient appelés à profiter de la formation secondaire ; mais la grande majorité ne pousse pas ses études au-delà du primaire.

Or, quelle que soit la voie dans laquelle on s'engage, qu'on se fasse agriculteur, industriel ou négociant, qu'on soit ouvrier ou patron, on a toujours besoin de savoir coordonner ses idées et raisonner ses actes.

De plus, dans notre démocratie, tout citoyen, étant électeur, a une part de responsabilité dans la conduite des affaires publiques. Par conséquent, il est nécessaire que chaque Français sache voir, entendre, observer, réfléchir et, finalement, voter en parfaite connaissance de cause, sans se laisser influencer par les redondances sonores des rhéteurs ou les fallacieuses promesses des charlatans.

Il faut donc, d'abord, que dès l'école, l'enfant apprenne à connaître, au moins dans ses grandes lignes, l'organisation administrative de l'État. L'Instruction civique devra donc avoir demain une place de choix dans l'enseignement de l'école.

Reste à examiner comment, tout cet enseignement de nature utilitaire ayant été donné, on s'y prendra pour faire de l'enfant un être pensant et un homme moral.

S'adressera-t-on pour cela à l'étude de l'Histoire ?

On a répété à satiété qu'un homme qui connaît bien son Histoire est mieux que tout autre à même de comprendre les leçons du passé et d'en faire son profit dans sa vie privée, comme dans sa vie publique.

C'est peut-être vrai pour les spécialistes des études historiques. Et encore ! Les causes des événements accomplis sont si complexes, si enchevêtrées et, par suite, si obscures que les mieux avertis ont, la plupart du temps, beaucoup de peine à les discerner. Et l'on veut que des enfants, qui n'ont fait qu'effleurer l'Histoire dans une revue nécessairement rapide, sachent se diriger dans l'impénétrable maquis où s'égarent les plus habiles ?

Ceux donc qui ont voulu faire de l'enseignement de l'Histoire un enseignement éducateur, capable de former à la fois l'esprit et le cœur des enfants des écoles, sont des théoriciens dont les vues ont été trop ambitieuses et, comme il arrive toujours en pareil cas, ayant visé trop haut, ils ont dépassé le but sans l'atteindre.

Personne, en effet, ne me contredira, si j'affirme que l'enseignement de l'Histoire n'a pas donné tout ce qu'on attendait de lui ; on peut même, sans trop s'aventurer, déclarer que cet enseignement a fait faillite.

Il me semble que Lavisse, qui est un maître, n'est pas loin de partager cette opinion, car il vient de refondre en un livre admirable son cours d'Histoire si en faveur, jusqu'ici, dans les écoles publiques. Dans son nouveau livre, il ne fait plus d'Histoire aux enfants, il leur raconte des histoires, et c'est bien en cela que doit consister la réforme de l'enseignement de l'Histoire pour que cet enseignement devienne fructueux. Chaque anecdote historique, bien contée, fût-elle même légendaire, devient ainsi une admirable leçon de morale et, pour ma part, si un enfant me raconte avec émotion l'histoire de Jeanne d'Arc, ou avec enthousiasme celle de la Tour d'Auvergne, je lui pardonnerai s'il me dit ensuite que Louis XIII est le fils aîné de Louis XII, ou Henri IV celui de Henri III.

Mais si l'Histoire n'est plus qu'une sorte de succursale de l'enseignement de la Morale ; si le but de l'enseignement historique est de former, par l'exemple, le cœur et l'âme de l'enfant en y déposant les germes d'une foule de bons et nobles sentiments et en éveillant son enthousiasme pour les grandes choses, comment formera-t-on sa raison ?

Je ne vois plus que les Sciences qui soient capables de le faire.

Or, comme l'enseignement de l'Histoire, l'enseignement des Sciences n'a pas donné les résultats qu'on en attendait et les deux insuccès tiennent aux mêmes causes : de même qu'on a voulu faire des historiens des enfants des écoles en leur apprenant l'Histoire, on a prétendu aussi en faire des physiciens, des chimistes et des naturalistes, en leur apprenant la Physique, la Chimie et l'Histoire naturelle !

Résultat : trop souvent, nos enfants, en fait de Sciences, n'apprennent à l'école que des mots qu'ils n'ont jamais compris, et auxquels ils ne cherchent même plus à attacher un sens quelconque.

Dans une enquête discrète que j'ai faite à ce sujet, à un enfant qui était considéré comme le meilleur de sa classe et que ses camarades regardaient, figés dans une admiration béate, je demande un jour : "Dis-moi, petit ! Pourquoi les bateaux, qui sont très lourds, ne s'enfoncent-ils pas dans l'eau ?"

Le gamin n'hésite pas une seconde : "C'est, me dit-il, à cause du principe d'Archimède".

Faire du "principe" d'Archimède la "cause" de l'équilibre des corps flottants, c'était déjà assez extraordinaire ; mais il ne faut pas être trop formaliste.

"Bien ! dis-je. Et en quoi consiste ce principe ? Le sais-tu ?

- Oui, monsieur !. Tout corps plongé dans un fluide a une température proportionnelle au carré de sa masse !"

Il était évident que le maître avait énoncé en classe : 1° le principe d'Archimède ; 2° la loi de l'attraction universelle ; 3° les lois de la chute des corps. L'enfant, bon élève, avait écouté de toutes ses oreilles, avait cherché à retenir ces lois abstraites auxquelles il ne comprenait rien et en avait fait une combinaison hétéroclite dont il se servait de la meilleure foi du monde pour expliquer l'équilibre des corps flottants.

De sorte que voilà un enfant, intelligent et travailleur, qui sortira de l'école avec cette conviction que tout s'explique par des phrases incohérentes, composées de mots sans suite, qu'il n'est pas du tout nécessaire de comprendre.

Quelle belle proie pour les politiciens au verbe sonore !

Une autre fois, j'ai assisté, invisible, derrière une porte, à la leçon d'Histoire naturelle.

Le programme indique qu'on doit apprendre aux enfants la "Classification des animaux". Consciencieusement, respectueux du programme, le maître enseignait la classification des Mammifères. En moins d'une demi-heure, j'ai entendu défiler les Primates, les Chéiroptères, les Pachydermes, les Proboscidiens et jusqu'aux Monotrèmes.

Cette fois, je ne me suis pas mis en colère parce que, regardant par un petit trou, j'ai constaté que personne n'écoutait la leçon. Braves gamins ! Je les aurais embrassés !

Loin de moi la pensée de croire que tous les instituteurs se modèlent sur ce type. J'en ai vu et entendu beaucoup qui se donnent une peine infinie pour préparer leurs leçons de Sciences et qui les font ensuite avec goût et intelligence ; mais, même chez ceux-là, on sent la préoccupation constante de remplir tout le programme.

Mais alors, comment étudier les Sciences à l’École primaire ? Comment en faire un enseignement éducatif et formateur ?

Il faut se rappeler que le but de l'Enseignement n'est pas de gaver intellectuellement l'enfant : le gavage intellectuel est encore plus funeste à l'esprit que ne l'est au corps le gavage stomacal. "Les connaissances qu'on entonne de force dans les intelligences, les bouchent et les étouffent", dit quelque part Anatole France, et il a mille fois raison.

Il ne faut pas s'imaginer qu'un enfant possède une culture scientifique parce qu'il récite sans broncher la Loi de Mariotte ou le Principe d'Archimède, car, à l'exemple du bonhomme dont j'ai parlé tout à l'heure, il peut fort bien les répéter sans les comprendre, et s'il ne sait que des leçons apprises par cœur, il ne sait pas grand-chose. En effet, si exactement que les enfants connaissent les termes de cette Loi ou de ce Principe, il y a gros à parier que quelques années, quelques mois ou même quelques semaines après avoir quitté l'école, ils n'en auront plus qu'un souvenir très lointain et très vague. L'éducation scientifique à l'école n'aura donc, dans ce cas, porté aucun fruit.

Mais si l'on prend soin de conduire les enfants patiemment, pas à pas, par l'observation, l'expérience et le raisonnement, a l'établissement de ces lois ; si, devant eux, sans se presser, on DÉCOUVRE, en quelque sorte, ces lois ; si on leur en indique ensuite des applications curieuses ou intéressantes, il leur restera, au sortir de l'école, l'HABITUDE - et c'est là l'essentiel - d'observer, de raisonner et de conclure, et ils apporteront ensuite dans la conduite de leur vie ce besoin de précision et de rigoureuse logique qui est la caractéristique des esprits bien équilibrés et des honnêtes gens. C'est, on en conviendra, infiniment plus important que de savoir par cœur "qu'à la même température, les volumes d'une même masse gazeuse sont inversement proportionnels aux pressions que cette masse supporte". Or, pour donner aux enfants ces bonnes habitudes d'esprit, pour leur faire acquérir ce besoin d'ordre, de méthode et de rigueur dans le raisonnement qui est comme la marque de fabrique du véritable esprit français, il n'est pas du tout nécessaire de leur faire étudier toute la Physique, toute la Chimie et toute l'Histoire naturelle, ainsi qu'on a une tendance à le faire. Il est bien préférable de choisir, dans la foule des questions qui s'offrent à nous, celles qui nous paraissent avoir la plus grande valeur éducative.

Choisissons, par exemple les phénomènes naturels dont l'enfant a pu être le témoin, ceux dont il est nécessairement curieux de connaître l'explication, et étudions-les à fond. Car "l'art d'enseigner, dit encore Anatole France, est l'art d'éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite".

Donc, de même qu'au lieu de faire de l'Histoire nous raconterons aux enfants des histoires qui leur forment le cœur et l'âme, de même au lieu de les gaver d'une Science lourde, indigeste, nous leur conterons des histoires scientifiques qui leur formeront l'esprit et leur apprendront à se servir de leur raison.

En résumé, je voudrais que l'enseignement à l'École primaire se bornât à apprendre aux enfants à lire, à écrire, à parler correctement, à compter et à connaître l'organisation administrative de la France.

Il me paraît aussi indispensable de leur donner quelques notions très générales de géographie.

Quant à l'instruction morale, elle doit être de tous les instants. À chaque occasion, qu'il s'agisse de lecture, d'écriture ou de quoi que ce soit, on doit faire jaillir le précepte moral. L'Histoire, qu'on devra se borner à raconter, me paraît tout à fait propre à cet enseignement continu de la Morale.

Enfin, la formation intellectuelle résultera de l'enseignement des Sciences dont on doit éviter avant tout de faire un gavage. Racontons les Sciences, comme nous racontons l'Histoire, et profitons de cet enseignement pour donner aux enfants ce besoin de précision et de logique qui en fera des citoyens utiles et de bons Français.

 

© Georges Colomb, Professeur à la Sorbonne, in L'École et la Vie (A. Colin) du 29 septembre 1917.