De Jules Payot, il nous reste une rue à Aix-en-Provence (Payot fut Recteur de l'Académie d'Aix-Marseille). Cet homme d'action et de réflexion, sincère et fougueux, méritait beaucoup mieux, à mon sens. Mais il est vrai que les baba-cools post-soixante-huitards n'ont que faire, avec leur pédagogie "moderne" du "projet", de l'Éducation de la Volonté, maître-ouvrage de ce Jules-là... dont le Manuel de morale (à l'usage des normaliens) reçut tout de même, il convient de le rappeler, les foudres des Évêques du temps, qui en condamnèrent la lecture !
Agrégé de philosophie de l'année 1888 (l'année d'André Lalande et de Georges Palante - que Louis Guilloux devait immortaliser sous les traits de Cripure), Jules Payot se tourna assez rapidement vers l'Administration, tout en continuant à s'intéresser aux problèmes pédagogiques. On connaît peut-être sa querelle avec A. Binet, à propos de l'épellation, il convient aussi de rappeler que ces conflits conduisaient alors parfois au pré : ainsi Jules Payot raconte-t-il (In La faillite de l'enseignement, F. Alcan, 1937, p. 8) qu'à l'occasion d'une tournée d'inspection en Savoie, il s'était aperçu que les sourds-muets de Cognin commettaient moins de fautes d'orthographe que leurs condisciples du Lycée de Chambéry ; selon lui, c'est parce que les sourds ont la chance de ne pas entendre. "J'osai alors imprimer [dans sa Revue d'enseignement primaire] que la méthode traditionnelle de la dictée était le moyen le plus solidement fondé en psychologie pour apprendre à l'enfant à faire des fautes d'orthographe. Je formulai la règle absolue : ne jamais dicter un mot dont l'enfant ignore l'orthographe. Je soulevai une telle indignation qu'un Directeur d'école supérieure, M. Choquenet, me provoqua en duel"...
Ci-dessous un chapitre d'un ouvrage de conseils et directeurs pratiques adressés aux Instituteurs : ils étaient à l'époque 100 000 pour 3 330 000 élèves - aujourd'hui rappelons-le, environ 350 000 pour environ 6 000 000 d'élèves - maternelle comprise. Délicieusement suranné, car témoin d'un temps révolu, mais en même temps si plein d'expérience vécue.
De Jules Payot enfin, cette pensée assez désabusée, que n'aurait pas reniée Pascal : "La plupart attrapent une opinion comme on attrape la rougeole, par contagion" (in La faillite de l'enseignement).

 

Le mois de septembre est arrivé, et avec lui la fin des vacances. L'élève-maîtresse et l'élève-maître jettent souvent les yeux sur la carte du département ; on a, sans trop savoir pourquoi, des villages de choix où l'on espère débuter : on sait vaguement que les postes préférés seront vacants... Mais la nomination arrive, et malgré que l'administration tienne compte, dans la mesure du possible, des légitimes désirs des débutants, les nécessités du service commandent, et le poste attribué n'est pas souvent le poste rêvé...

Ce premier ennui, que tous les fonctionnaires ont éprouvé, n'est pas de longue durée : on est si jeune ! si plein d'espérance et de courage ! Cette première nomination, on est si heureux de la lire, et de la relire !

De quelles charges elle débarrasse les parents, et de quelles inquiétudes ! Comme elle récompense le bon vieux père, et la maman, tous deux si heureux et si fiers de voir réalisé le rêve des dix dernières années... De quel joyeux orgueil elle gonfle le cœur du jeune homme et celui de la jeune fille ! C'est l'affranchissement, l'indépendance : c'est l'avenir conquis, c'est le chez-soi bien à soi, qu'on embellira à sa guise ; c'est le premier argent gagné, dont on disposera, et déjà on jouit de la joie des vieux parents, à qui on pourra venir en aide...

Cette première nomination; quel flot de sentiments et d'idées elle provoque ! Que de projets qui ne tiennent pas compte de la lenteur de toute action efficace !... C'est l'avenir tout entier illuminé comme par le soleil levant... On est tellement séduit par cet avenir, que le jour du départ, on monte en voiture presque joyeux ; on gronde doucement la maman si peu raisonnable, que malgré des efforts héroïques, les larmes étouffent, et que son courage abandonne ! C'est qu'aux heures de séparations, les mères, plus aimantes et plus faibles, sont clairvoyantes : elles savent que la vie promet souvent plus qu'elle ne tient, et leur amour maternel est prompt aux inquiétudes....

Un voisin se rend à la station prochaine : on a avancé le départ pour profiter de la voiture qu'il a offerte, et voici notre stagiaire en route pour son poste. Le voisin, c'est encore le village, et c'est à la gare que notre stagiaire a le premier sentiment du vrai départ... Depuis la station où il doit descendre, notre stagiaire a, pour rejoindre son poste, un long trajet en voiture, et c'est vers le soir qu'il arrive au village, fatigué, et le cerveau courbaturé par le galop désordonné des projets, des images, des sentiments qui l'ont surmené depuis quelques jours...

La jeune fille surtout, sent son inquiétude grandir : pendant les derniers kilomètres, comme elle pense à sa mère... quel isolement ! Comment va-t-on l'accueillir...

Elle sera vite fixée a ce sujet. Les villageoises sont rentrées des champs, et le bruit de la voiture les attire sur le pas de la porte... Dès qu'on sait que c'est "la nouvelle demoiselle" qui arrive, c'est à celui lui rendra service ; très émue, elle remercie, et cette émotion a achevé de lui gagner les cœurs...

La nuit est venue, et notre stagiaire, comme Napoléon la veille d'un combat, dort profondément sur le champ de bataille...

La première visite sera pour l'instituteur; ou pour l'institutrice du même village, si l'école n'est pas mixte : le débutant aura ainsi tous les renseignements désirables sur les autorités, sur les habitants, sur leurs habitudes, etc. Mais, il y a à cet avantage d'être renseigné, une contre-partie : il peut se faire que les informations ne soient pas impartiales, et dès le premier moment notre jeune stagiaire ou notre "demoiselle" seront bien résolus à juger par eux-mêmes. Ils n'accepteront les renseignements qu'on leur donnera, que sous bénéfice d'inventaire, et ils les vérifieront soigneusement.

Une école mixte est bien préférable pour un début, parce que la jeune fille y est libre d'appliquer ses vues généreuses ; au contraire, si elle a dans le même hameau un instituteur, il est à craindre, si ce n'est un instituteur jeune, qu'il ait ses habitudes prises : l'initiative de la nouvelle venue sera comme une critique permanente de la routine et de l'inertie du collègue... Cette situation est toujours fort ennuyeuse, et trop souvent, dans toutes les carrières, les anciens aiment à tourner en dérision les plus généreuses tentatives des jeunes, et malheureusement il arrive aussi que le débutant qui rapporte des méthodes et des aspirations nouvelles, n'a pas d'ennemi plus sûr que les collègues sans initiative et sans flamme. Ils font de leur paresse, et de leur routine, comme un niveau inférieur, qu'on ne peut dépasser sans faire acte d'hostilité personnelle contre eux.

La nature humaine, chez ceux qui ne savent réprimer leurs sentiments inférieurs, leur paresse et leur envie malveillante, est ainsi faite; que toute initiative un peu hardie leur est pénible. N'essayez pas de convertir ces médiocres à de meilleurs sentiments, parce que vous perdriez votre temps et votre peine.

Réfléchissez avant d'agir, mais, votre résolution prise, faites tranquillement ce que vous avez décidé de faire : vous constaterez plus tard avec quelle souveraine puissance une volonté calme, maîtresse d'elle-même, et méthodique, finit par s'imposer à l'opinion publique la plus rebelle. Vous êtes nouveaux venus dans un village ; vous ne devez subir l'influence de personne. Dans votre conscience, éclairée par trois années d'école normale ; dans les conseils du directeur ou de la directrice que vous venez de quitter, que vous consulterez dans les cas difficiles ; dans l'appui de votre inspecteur primaire et de votre inspecteur d'académie, vous trouverez la force d'âme nécessaire pour soutenir sans faiblesse les plaisanteries de ceux qui, au fond, vous respectent parce qu'ils vous sentent supérieurs à eux. Sans provocations, sans forfanterie, modestement, allez votre droit chemin, et attendez tout du temps qui se charge de mettre chacun à sa véritable place. La peur sotte de l'opinion des collègues est un des maux dont souffre notre pays : rares sont ceux qui osent affirmer par des paroles et par des actes leur caractère ; rares sont ceux qui osent être de libres personnes, ne relevant que de leur conscience. Il faut oser servir le devoir effrontément(1).

Parmi les règles de conduite supérieures à tous les cas particuliers, comptez celle de toujours soutenir vos collègues, même s'ils ne vous soutiennent pas, et de ne jamais vous répandre en récriminations contre eux. Vous faites partie d'un même corps, et toute déconsidération qui les atteint, vous atteint aussi. De jeunes maîtres se font un tort considérable en rabaissant le plus possible leur prédécesseur, en critiquant ses méthodes, et les livres dont il a muni sa classe. Si le maître qui a précédé est resté de longues années à son poste, il a sûrement acquis des sympathies, et on cherchera à trouver à l'empressement de son successeur à tout changer, des motifs bas : on l'accusera de pousser aux fournitures sur lesquelles il a un bénéfice ..

Que le débutant observe donc longuement ce qui existait, qu'il ne bouleverse rien, et surtout, qu'il témoigne, en toute occasion, du respect pour son prédécesseur âgé, et qu'il ne tolère pas qu'on en parle mal devant lui, au moins en public.

La seule façon de dire du prédécesseur le mal qu'on est parfois en droit d'en penser, c'est de faire mieux que lui. Laissons les fainéants et les incapables croire sottement qu'ils se hausseront dans l'opinion en rabaissant les autres.

S'il est peu honorable pour un instituteur de mal supporter le souvenir de son prédécesseur, que dirons-nous des maîtres d'une même commune, ou d'un même groupe scolaire, qui donnent au public le spectacle ridicule de leurs animosités réciproques ? Nous ne parlons pas seulement des démêlés entre adjoints et directeurs, dont nous avons exposé les inconvénients, mais des démêlés entre instituteurs voisins. Nous avons vu d'excellents maîtres donner la comédie à tout un village. L'animosité apporte habituellement avec elle-même son châtiment : elle rend ceux qui en sont atteints semblables aux fous, en tout ce qui touche à l'objet de leur haine. Un malheureux aliéné, atteint du délire de la persécution, est aveugle pour tous les bons procédés qu'on peut avoir pour lui ; mais il est armé de la loupe et du microscope, pour examiner et pour grossir tout ce qu'il peut interpréter comme une preuve de malveillance.

L'animosité provoque chez un individu sain à tous les autres égards, une véritable folie partielle : elle ôte tout discernement et amène de braves gens à se calomnier réciproquement sans merci. Les moindres coïncidences sont notées et interprétées ; les inférences fausses se multiplient, et se groupent au gré de la passion haineuse ; on perd tout esprit de saine appréciation des faits. Chaque fois que nous avons tenté d'intervenir pour apaiser de pareilles animosités, nous avons été stupéfait de constater la stupidité extraordinaire des meilleurs esprits quand il s'étaient exaspérés mutuellement par une longue lutte à coups d'épingles. Comme le village connaît les maîtres en lutte, et qu'il les juge froidement, c'est pour le public qui manque d'occasions de se distraire, un spectacle bien amusant que cette folie de deux adversaires, dont on jalouse un peu la situation, et qui s'accusent réciproquement des plus noires méchancetés. Les bons voisins qui souvent sont des "pince-sans-rire", attisent les animosités, aident à la folle interprétation des démarches les plus simples, heureux de voir la comédie se "corser" peu à peu, jusqu'au drame final, qui est le déplacement des deux maîtres, au nom des intérêts de l'école.

Toutefois, de ces guerres de langue, il subsiste toujours quelque chose, et la considération des deux maîtres en subit quelque atteinte.

Nous avons souvent remarqué qu'à l'origine des conflits entre instituteurs et institutrices, on trouvait la jalousie de la femme de l'instituteur. Si un maître a épousé une jeune fille non institutrice, et qu'un autre ait épousé une institutrice, le ménage de celui-ci, avec les deux traitements réunis, fait souvent meilleure figure que celui du premier : il peut faire quelques petits voyages à la ville et compléter son mobilier... d'où de petites jalousies, qui amènent à commencer ce triste groupement des paroles mal rapportées, des actes mal interprétés : au début ce n'est qu'une "pique".. Les "piques" se succèdent, les paroles aigres-douces font peu à peu place aux paroles aigres, et la guerre commence... Souvent aussi, il y a jalousie de la femme peu soigneuse, peu économe, envers la petite fée "qui fait tout ce qu'elle veut de ses doigts", qui orne pour son mari un petit intérieur souriant. Il y a aussi parfois jalousie de la femme de l'instituteur contre la jeune institutrice, plus libre, qui a des goûts plus élégants, et qui a plus d'influence dans le village...

Quelle conclusion tirer de ces remarques, sinon que les maris doivent être plus raisonnables que leurs femmes ? Ils doivent refuser de laisser grouper les faits quotidiens par la jalousie, qui, se nourrissant ainsi, deviendra de la haine, et une haine qui se croira légitime ! C'est au mari qu'il appartient d'opposer à ce groupement l'examen des faits, inspiré par un large esprit de tolérance et de bonté ; à lui surtout de ne pas céder peu à peu à cet incessant et patient effort d'interprétation d'une femme passionnée, comme elles le sont ordinairement. S'il cède, il sera très malheureux, et il pourra même compromettre son avenir. Il faut, pour échapper à ce danger, poser en principe, une fois pour toutes, que nul n'est parfait ; qu'il faut tolérer de ses collègues quelques peccadilles ; qu'avec de la bonne humeur et de la bonté, on désarme les préventions naissantes ; que tout est préférable à une guerre incessante qui n'a d'importance que pour les intéressés, et qui fournit gratuitement la comédie au village. Comme ces groupements hallucinatoires des faits, sous l'influence d'un sentiment mauvais, ne sont possibles que dans les esprits inoccupés, le remède souverain, ici, c'est d'obliger son attention à se fixer sur des pensées qui en valent la peine, et de travailler.

À cette guerre méprisable, combien on est heureux d'opposer le spectacle, heureusement fréquent, d'instituteurs unis par de solides liens de solidarité, toujours prêts à s'entr'aider, à s'avertir, à se défendre.

L'instituteur a un beau rôle de protection discret vis-à-vis de la jeune débutante, dont il peut aider à recruter l'école, et à favoriser l'action. Tous vivent sur le pied d'une bonne confraternité : en revanche la jeune stagiaire apprend à la femme de l'instituteur à tailler les vêtements des enfants, elle lui vient en aide discrètement; lui brode de menus objets, destinés à orner sa maison ; l'instituteur adjoint soigne le jardin de l'institutrice : c'est un échange de bons services qui aide singulièrement au bonheur de la vie.

 


Note

 

(1) Le Français tremble devant la médisance ou le "ridicule". Or le ridicule, chez nous, consiste à ne pas être "comme les autres". Un mouton de Panurge qui n'eût pas voulu être "conformiste", qui ne se fût pas jeté à la mer comme les autres, eût été ridicule pour ses compagnons. Si vous essayez d'analyser ce sentiment du ridicule qu'éprouve la majorité servile à l'encontre de toute minorité énergique et "non conformiste", vous le trouverez fait surtout de jalousie impuissante et haineuse, et d'un vif et intolérable sentiment de supériorité d'autrui. La moquerie est la forme polie, et hypocritement souriante, du mal d'envie.
Soyez donc tout d'abord une personne humaine faisant effort vers le mieux, et osez être vous-même, avec cette irrésistibilité tranquille que donne aux actes qu'il inspire l'esprit de bonté et de justice.

 

 

Jules Payot, Avant d'entrer dans la vie : aux instituteurs et aux institutrices, conseils et directions pratiques, Librairie Armand Colin, 1897, livre II, chapitre 1, pp. 77-85].