Sans doute faut-il être un peu éloigné (dans l'espace et/ou dans le temps) des événements pour les juger avec plus d'acuité. C'est le cas de Paul Webster, ancien correspondant en France du quotidien anglais The Guardian, qui a jeté une lumière crue sur l'homme politique Mitterrand, tout en observant son objet d'étude avec une certaine sympathie. Il exhume pourtant les textes accompagnant les débuts de la carrière de l'ancien président de la République, et nous remet ainsi en mémoire - ou plus exactement, nous apprend - les jugements sans concession qui étaient portés sur Mitterrand aux tout débuts de la IVe République (par exemple le "coup" de la francisque, bien oublié ou mis sous le boisseau par la suite, était alors l'objet d'une indignation non feinte).
Quelques "bonnes feuilles" tirées de Mitterrand, l'autre histoire, ne donnent qu'une faible idée de l'immense intérêt de cet ouvrage sans parti-pris : puissent-elles donner l'envie de se reporter à l'ensemble d'un texte qui, publié il y a près de trente ans, n'a pas pris une ride ni perdu une seule once de son intérêt.

 

"Jean Cau, ancien secrétaire de Sartre, et chroniqueur dans Paris-Match, décrivait Mitterrand comme "rien d'autre qu'un candidat que les fossiles de la gauche ont fabriqué in extremis avec un peu de paille, un peu de ficelle et beaucoup de plâtre", une insulte répétée par la suite en termes plus élégants par d'autre anti-mitterrandistes, en 1974 et 1981"

P. Webster

 

 

 

Mitterrand la francisque, résistant passif...

 

[...] Une fois installé au conseil municipal de Nevers, Mitterrand adopta une forme de résistance passive. "Comme il n'en a rien à foutre de tout ce qui ne le concerne pas directement, il ne portait aucun intérêt aux affaires de la ville", me raconta le maire communiste de l'époque, Marcel Barbot, un ancien ouvrier, âgé de 91 ans en 1995. Il ajoutait : "Aux réunions du conseil, il posait son cul sur une chaise et restait muet pendant les débats, cela pendant des années. C'était incroyable".

En 1947, socialistes et communistes accusèrent Mitterrand de s'être joint aux votes d'extrême droite du conseil municipal pour empêcher la reconduction du mandat du maire communiste. Après une session de quatre heures et quatorze scrutins (une routine pour un ministre de la IVe République), l'assemblée désigna un maire gaulliste, mais Mitterrand, selon Barbot, soutint un adjoint ancien élu de la municipalité sous Vichy.

L'Émancipateur, le journal communiste de la Nièvre, qui ne laissait jamais passer une chance d'attaquer Mitterrand, saisit l'occasion de sa visite à Dun-les-Places, le 11 novembre 1948, pour publier des détails sur les circonstances de l'attribution de la francisque, dans un article intitulé "Le vichyste Mitterand [sic] se démasque cyniquement". Dans son discours du 11 novembre, le député défendit l'indépendance de l'autorité judiciaire qui refusait de juger certains collaborateurs et le journal commentait : "On ne peut être plus cynique, mais ceci ne doit pas étonner ceux qui savent que le dénommé Mitterand [resic] fut un des premiers vichystes de France, ce qui lui valut de figurer dans la liste des dignitaires de la Francisque avec la rubrique suivante, " Mitterand [resic] François-Marie, né le 26 octobre 1916 à Jarnac (Charente), domicilié 20, rue Nationale, à Vichy. (Délégué service national des étudiants)".

Après avoir rappelé le serment du récipiendaire : "Je fais don de ma personne au maréchal Pétain", le journaliste ajoutait dans son article : "Gens de Dun-les-Places, vous avez pu constater, le 11 novembre, que le dénommé Mitterand [resic] n'était pas un parjure"(1).

Un mois plus tard, le même journal l'incriminait pour une "offense aux sinistrés", suite à une visite des villages détruits par les Allemands, en compagnie du ministre de la reconstruction, Eugène Claudius-Petit. La "visite-éclair par les ministres papillons" - dont la conduite à 80 kilomètres à l'heure fut critiquée - était comparée à une course humoristique avec un arrêt tous les deux cents mètres pour boire un verre.

Mitterrand resta la cible privilégiée des communistes pendant les législatives du 17 juin 1951, quand le PCF présenta une liste portant le nom, aussi long qu'un programme, d'Union républicaine, résistante et antifasciste pour l'indépendance nationale, le pain, la liberté et la paix, et obtint plus que prévu avec un score de 29,9 %, contre 33,7 % en 1946. Mitterrand, lui, dégringola de 25,4% à 17,3%.

En 1951, Mitterrand demanda à l'UDSR [Union démocratique et socialiste de la Résistance, parti fondé en 45 par <Eugène Claudius-Petit, François Mitterrand et René Pleven] d'envisager un rapprochement officiel avec la gauche. Même si cette démarche ne l'engageait pas à renier toutes ses idées réactionnaires ni à remettre en question sa méfiance envers le communisme, elle représentait un pas significatif. Quant au moment exact de sa conversion définitive aux idéologies socialistes, Mitterrand écrivit en 1969 : "Non je n'ai pas rencontré le dieu du socialisme au détour du chemin. Je n'ai pas été réveillé la nuit par ce visiteur inconnu. Je ne me suis pas jeté à genoux et je n'ai pas pleuré de joie. Je ne suis pas allé dans l'une de ses églises. Je n'ai pas prié debout, près du pilier où m'attendait sa grâce, de toute éternité. Je n'ai obtenu de lui ni rendez-vous, ni révélation, ni signe privilégié. Si la preuve de l'existence d'un dieu tient à l'existence de ses prêtres, si cette preuve gagne en force et en évidence à mesure que s'accroît leur nombre, que s'aiguise leur intransigeance, que se multiplient leurs contradictions, le dieu du socialisme existe. Mais l'originalité de ceux qui le servent est précisément d'affirmer qu'il n'existe pas sinon sous l'apparence des faits et qu'alors il naît et meurt avec chacun d'eux, création continue, changeante, rigoureuse et créatrice d'elle-même. Le socialisme n'a pas de dieu mais il dispose de plusieurs vérités révélées et, dans chaque chapelle, de prêtres qui veillent, tranchent et punissent".

Ces mots, tirés de Ma part de vérité, sont probablement la meilleure interprétation du mitterrandisme - un socialisme sans doctrine mais pas trop éloigné de la définition du Larousse qui ne fait aucune allusion au marxisme.

 

 

Mitterrand et les scrutins...

 

[...] En 1951 et en 1955, Mitterrand tenta de persuader le Parlement de changer la loi électorale pour mettre en place un scrutin par arrondissement (circonscription) à deux tours, en arguant que le scrutin à un tour au niveau départemental avec représentation proportionnelle et son système d'apparentements avait pour but d'éliminer la troisième force, la coalition informelle du centre à laquelle s'identifiait l'UDSR. Mais lorsque son siège fut mis en péril, il abandonna toutes objections sur les apparentements - "imposés à la nation pour tenter de conserver les positions acquises" - et signa un pacte à la fin de 1955 avec des supporters du PRL [Parti républicain de la liberté]. On retrouvait parmi ceux-ci son ami depuis 1946, le conservateur Jean de Brondeau, troisième sur une liste portant le nom de Centre républicain d'action paysanne et de défense des classes modestes, conduite par un chirurgien, Pierre Burgeat. Ses candidats se posaient en rivaux de ceux de la cinquième liste, l'Union des indépendants et des paysans, menée par trois maires pro-gaullistes, grands propriétaires terriens et tous implacables critiques du député sortant. Mais le stratagème électoral ambigu de Mitterrand causa une explosion de colère parmi les adhérents UDSR de la Nièvre et il y perdit probablement autant de sympathisants qu'il n'en glana avec son alliance.

Lorsque Mitterrand exploita un système qu'il avait condamné pendant dix ans, il revint non seulement sur une question de principe mais également sur le glissement graduel à gauche amorcé cinq ans plus tôt, et en conséquence fut suspecté de manœuvre politique. Robert Bacquelin, un médecin, colistier de Mitterrand en 1951, protesta publiquement au cours d'un meeting tenu par ce dernier en décembre 1955.

"Membre de l'UDSR et vice-président de l'organisation départementale de ce parti, je monte à la tribune pour dénoncer François Mitterrand. Après chaque élection, plusieurs de ses colistiers l'ont abandonné parce qu'il avait trahi leur confiance. Je tiens à me désolidariser d'un homme qui n'a jamais fait qu'une politique personnelle. Homme de gauche à Paris, vous êtes un homme de droite dans la Nièvre. Pourquoi votre journal [Le Courrier de la Nièvre] qui a fulminé il y a quatre jours contre les listes UDSR apparentées à la droite, ne parle-t-il pas de votre apparentement ici avec les :réactionnaires ? Électeurs nivernais, votez comme vous voudrez. Votez républicain mais votez surtout contre Mitterrand car votre devoir, c'est de vous débarrasser de cet homme". Après cette intervention virulente, Bacquelin quitta la salle en signe de dégoût.

Les liens électoraux renoués avec de Brondeau ne furent pas faciles à expliquer pour Mitterrand, car il avait accusé au mois de décembre son ancien sponsor et mentor, le leader du PRL, Edmond Barrachin de connivence avec le gouvernement d'Edgar Faure et des députés de droite qui, selon lui, usèrent de subterfuges pour provoquer une dissolution de l'Assemblée nationale et précipiter ainsi une campagne électorale prématurée pendant les fêtes de fin d'année.

L'hebdomadaire gaulliste, Le Régional de Cosne, écrivit : "La liste de division du comte de Brondeau n'a jamais eu d'autre raison d'être que de tenter d'assurer, par l'appoint de quelques voix modérées que leur procurera un apparentement immoral et scandaleux, l'élection de Mitterrand, vice-président du Front républicain", la référence à une coalition électorale autour de Mitterrand où se retrouvaient l'UDSR, le RGR, radicaux et radicaux-socialistes.

Dans une de ses offensives contre Mitterrand, qui ne semblèrent d'ailleurs jamais ébranler ses choix politiques, l'hebdomadaire national conservateur, Les Nouveaux Jours, estimait que Mitterrand battait le record des volte-face dans le temps comme dans l'espace. "Si Mitterrand jouait les balanciers au compte de sa carrière personnelle, l'évocation de ses zigzags serait anecdotique. Il a hélas joué contre la France".

Malgré cette affirmation, les pressions qui pesaient sur Mitterrand étaient, avant tout, personnelles. Âgé de presque 40 ans, il risquait d'être éjecté de son siège à l'Assemblée et de perdre ses chances d'être nommé président du Conseil. Il devait faire face au problème de tout père de famille de pourvoir aux besoins d'une femme et de deux enfants - connus de son électorat par la publication dans Le Courrier de la Nièvre de photographies, prises dans sa maison de location à Champagne, dans le Nivernais, et destinées à faire connaître une vie familiale heureuse et unie. Ses qualités d'avocat et son inscription au barreau de Paris en 1954 ne pouvaient apporter l'assurance d'une sécurité matérielle à un politicien sans fortune qui, dans son journal, se décrivait toujours comme fils et petit-fils de cheminot. L'alliance de Mitterrand avec la droite classique était très risquée car il essayait, par ailleurs, de s'attirer la sympathie des communistes. Moins d'une semaine avant les élections, il eut un entretien (sans en informer ses alliés de droite) avec des journalistes de L'Observateur, Libération et L'Humanité, au cours duquel il réclama un "renversement de l'hypocrisie qui entoure la politique française".

Il considérait qu'une collaboration avec le Parti communiste était indispensable car, d'après lui, "historiquement, il n'y avait pas de véritable politique de nombre sans la classe ouvrière dont le Parti communiste représentait indiscutablement une large fraction. Isoler le Parti communiste, c'est pratiquement ouvrir la voie du pouvoir à la réaction, puisqu'il sera impossible, dans la nouvelle chambre, d'obtenir une politique de gauche sans le communisme" déclara-t-il aux journalistes. Ces propos cléments sur le communisme tenus à Paris et le pacte inattendu avec des conservateurs dans la Nièvre produisirent un effet qui se répercuta sur les deux professions de foi élaborées par Marcel Barbot, le numéro un de la liste communiste. Dans la première datée du 9 décembre 1955, le parti estimait avoir perdu entre 60 et 80 sièges en 1951 à cause du système des apparentements, mais il incitait les socialistes, radicaux et autres républicains à "retourner les apparentements contre la réaction en les faisant servir à la victoire d'une politique de gauche".

Aucune critique de Mitterrand ne figure dans ce document et l'on peut imaginer que les communistes présumèrent qu'il accorderait au moins quelque réflexion à leur offre d'alliance tacite. La seconde circulaire électorale, rédigée quelques jours plus tard, lorsque le revirement de Mitterrand fut révélé, contient une avalanche de termes méprisants pour le futur leader du Parti socialiste, rappelant qu'il vota pour "l'amnistie des assassins d'Oradour-sur-Glane, le réarmement de l'Allemagne, les subventions aux écoles confessionnelles (loi Barangé)". Partisan de la répression en Afrique du Nord sous Mendès-France, Mitterrand, ministre de l'Intérieur, déclarait à l'Assemblée nationale le 12 novembre 1954 : "L'Algérie, c'est la France, la seule négociation possible, c'est la guerre"...

Les communistes prédirent que "le réactionnaire Mitterrand peut être battu", mais celui-ci ignora le sarcasme dans ses propres professions de foi, moins acerbes qu'en 1946, en évitant toute allusion à l'extrême gauche. Selon André Emery, le maire de Dun-les-Places, Mitterrand avait beaucoup appris dans l'art de composer une circulaire électorale après son attaque du bolchevisme, en 1946, et il écarta autant de sujets qu'il en aborda en recommandant : "Il ne faut vexer personne".

p>Léon Vié reconnaissait en Mitterrand un "maître du double jeu" mais ne fut apparemment pas troublé ni par les allégations communistes ni par l'engagement implicite avec le PRL, et il se joignit à l'équipe de Mitterrand pour jouer le rôle de contradicteur de service, en posant les questions adéquates pour valoriser l'orateur ou, au contraire, en essayant de déstabiliser le candidat adverse. Physiquement, la campagne de 1956 se révéla être la plus dure qu'entreprit Mitterrand. À plusieurs reprises son médecin dut lui administrer des piqûres. Curieusement, il confia à Catherine Nay : "Pendant la campagne législative de 1956, tout le monde m'a cru fatigué, voire peut-être malade. En fait c'était la rage qui m'étouffait de n'être point encore président du Conseil".

La violence se manifesta au cours de réunions, due aux partisans communistes et poujadistes agacés par l'attitude de Mitterrand. À gauche, l'incident le plus mémorable fut raconté par Vié, lequel se souvenait d'un meeting où des ouvriers d'industrie de Clamecy en vinrent aux mains avec le service d'ordre et essayèrent de forcer le barrage des gardes du corps de Mitterrand, en criant : "A l'eau, à l'eau", une menace très déterminée de le jeter dans la Loire. Juste au moment où le candidat quittait la salle, un pneu de voiture tomba d'un étage et le manqua de peu. "A un autre meeting, continua Vié, l'un de ses gardes du corps, un joueur de rugby très connu, fut molesté par des opposants. Nous fîmes rapidement passer un mot à Mitterrand, sur l'estrade, pour lui dire d'y aller plus doux sur le dos des communistes. Mais il attaqua encore plus fort".

 

 

Mitterrand, fidèle en amitiés vichystes...

 

Lors de son procès, Bousquet fut accusé de collusion avec l'ennemi. À peu près dans le même temps, François Mitterrand présenta en Conseil des ministres un projet de loi d'amnistie pour les collaborateurs, une loi adoptée en 1951.

 

[...] Pendant les législatives de 1958, l'UDSR de Mitterrand apporta son soutien à l'ancien chef de la police de Vichy quand il se présenta à la députation de la Marne sous une étiquette anti-gaulliste et où il n'obtint que 9 % des votes. Réciproquement, en sa qualité de secrétaire général de la Banque de l'Indochine, maintenant Indosuez, Bousquet apporta son concours pour la collecte des fonds destinés à la campagne de Mitterrand en 1965, la marque d'une amitié que Mitterrand date lui-même de 1949. La banque de Bousquet, organisme anti-gaulliste et anticommuniste, finançait la constitution de nombreux fronts opposés à ces deux courants depuis 1947. Une partie des fonds arrivait par le biais d'Edmond Barrachin, en bons termes avec le patronat dont une frange importante avait mis son industrie au service des Allemands pendant la guerre.

Seize ans après avoir fait l'objet d'une sentence de disgrâce nationale de cinq ans, prononcée en 1949 et levée presque immédiatement, Bousquet était doublement bien placé pour épauler Mitterrand pendant la présidentielle de 1965. Après la mort en 1960 de Jean Baylet, propriétaire de La Dépêche du Midi à Toulouse, Bousquet le remplaça auprès de sa veuve, Évelyne Baylet, au conseil d'administration. La Dépêche, très liée au régime de Vichy, imprima des tracts et des affiches pour la campagne, sans les facturer, et contribua pour 500 000 francs de trésorerie. Depuis 1965, Mitterrand termine toujours ses campagnes nationales par une étape à Toulouse en signe de gratitude.

Dans Ma part de vérité, il écrivit que La Dépêche fut le seul journal provincial qui lui offrit un appui inconditionnel en 1965. De nouveau, il loua ce quotidien dans La Paille et le Grain pour son soutien en 1974, en y adjoignant toutefois une autre publication de province, celle de Gaston Defferre, Le Provençal.

L'influence de Bousquet dans La Dépêche apparut clairement le 18 décembre 1965, entre les deux tours. Le journal réserva ce jour-là dans ses pages une bonne place à une invitation de nombreux pétainistes - dont Jacques Isorni, défenseur du maréchal, et Georges Blond, chroniqueur du journal antisémite Je suis partout - à voter Mitterrand. L'appel proclamait l'engagement du candidat pour l'amnistie des crimes de guerre en Algérie et rappelait sa campagne pour le respect de la Constitution, la liberté de la presse et l'Europe unie. Après ce message, il semblait évident qu'il hériterait des 1,2 million de suffrages d'extrême droite récoltés au premier tour par Jean-Louis Tixier-Vignancourt. Ce dernier exhorta ses fidèles, parmi lesquels Jean-Marie Le Pen, à voter au second scrutin pour le candidat député de gauche, contre de Gaulle.

Claude Estier, un journaliste du Nouvel Observateur qui prit un congé pour devenir le porte-parole de Mitterrand en 1965, estima que le comité de soutien avait réuni 100 millions d'anciens francs, dont la plus grande partie, dit-il, provint de la vente d'une édition bon marché du livre Le Coup d'État permanent et le reste de contributions de "quelques personnalités amies dans les milieux économiques et financiers", mais sans les nommer. Si l'on considère que ce scrutin tenait, pour l'extrême droite, plus de la lutte personnelle pour déboulonner de Gaulle que d'une épreuve démocratique, il est raisonnable d'admettre que beaucoup de vichystes comptèrent parmi "les personnalités amies".

Malgré la suspicion déclenchée par un financement de droite et les promesses faites par Mitterrand à des donateurs pétainistes ou OAS de réhabiliter le maréchal et de proclamer une amnistie pour les crimes de guerre en Algérie, cette campagne reste celle qui mit le plus en valeur ses qualités de tacticien électoral, d'orateur et de rassembleur. Il avait utilisé les sept premières années de la Ve République pour reconstituer un formidable réseau de militants au sein de mouvements de gauche, ce qui contredit les on-dit sur son isolement politique après l'affaire de l'Observatoire. La publication de son ouvrage Le Coup d'État permanent, un livre intelligent, cohérent et caustique, lui apporta la réputation de meilleur critique des desseins gaullistes. Une vague de sympathie, voire d'admiration, se manifesta pour l'auteur à la suite de ses attaques insolentes du majestueux de Gaulle, accusé de nourrir l'ambition d'exploiter son élection au suffrage universel pour suivre l'exemple de Napoléon Ill, et transformer une république en empire.

On peut apprécier ce retour de popularité par les résultats de l'un des rares sondages effectués par Le Canard enchaîné, qui demanda, en mars 1965, à 20 000 lecteurs de donner dans l'ordre de préférence les vingt-cinq personnes les plus aptes à remplacer de Gaulle. Même si la liste inclut des artistes comme Johnny Hallyday et Brigitte Bardot, dans l'ensemble, les sondés prirent leur rôle suffisamment au sérieux pour produire un tiercé gagnant avec, en tête, le scientifique Jean Rostand. Suivaient, le président du Sénat, Gaston Monnerville, un opposant à la réforme du scrutin présidentiel, et le radical Mendès-France. Mitterrand arriva en cinquième position, devant Gaston Defferre, le maire de Marseille.

Le quatrième sur la liste était l'ancien ministre de l'Éducation, Édouard Depreux, ex-SFIO et un des fondateurs en 1958 du dissident Parti socialiste autonome (PSA), précurseur du Parti socialiste unifié (PSU), dont les membres en 1965 comprenaient Daniel Mayer, Michel Rocard et Pierre Bérégovoy. Le dernier de la liste du Canard enchaîné portait le nom de Valéry Giscard d'Estaing.

De tous les hommes de gauche mentionnés dans ce sondage, seul Defferre avait déclaré son intention d'être candidat et menait une précampagne depuis février 1964. Mais Mendès-France était considéré comme un sérieux prétendant.

Entre le référendum de 1962, qui institua l'élection populaire du président de la République, et l'été 1965, Mitterrand fit preuve d'astuce en restant discret sur ses ambitions, détournant l'attention en soutenant Defferre. Dans Ma part de vérité, Mitterrand révèle que lui-même fut certain d'être candidat dès la promulgation de la loi sur le nouveau scrutin alors qu'un passage dans L'Abeille et l'Architecte situe la date de sa décision définitive à juin 1965, lorsqu'il eut connaissance du retrait de Defferre. Il mit dans le secret seulement quatre fidèles compagnons, Georges Dayan, Roland Dumas, Charles Hernu et Claude Estier, avant de partir en vacances dans les Landes, dans sa maison de campagne.

 

Note

 

(1) Immédiatement après son élection à la présidence de la République, François Mitterrand s'est rendu en pèlerinage à Dun-les-Places. Mais il n'y a eu personne, alors, pour parler de francisque et reprendre les propos de L'Émancipateur, ou la violente diatribe de Robert Bacquelin. Il n'y avait plus que courtisans, béni-oui-oui et autres obséquieux cireurs de pompes. Certes, on était, paraît-il, "passé de l'ombre à la lumière" [Note SH].

 

© Paul Webster (1937-2004), in Mitterrand, l'autre histoire, 1945-1995, Éditions du Félin, 1995

 


 

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L'autre
histoire
"S'appuyant sur de nombreux documents oubliés et des témoignages inédits, recueillant les propos surprenants d'hommes et de femmes qui l'aiment ou le détestent, Paul Webster livre ici les conclusions de son enquête sur Mitterrand. Ce voyage électoral à travers le temps explique, preuves à l'appui, son évolution politique depuis des positions conservatrices jusqu'à une stratégie de gauche qui le porte au pouvoir en 1981".

[Extrait de la Quatrième de couverture]