5 août 1952-5 août 2017 : soixante-cinq ans nous séparent de l'atroce tuerie des bords de la Durance. Occasion pour prendre connaissance d'un article bien oublié, et qui certes ne mérite pas de faire date.
Mais cependant intéressant, car reflétant l'opinion de la Fédération anarchiste, qu'on entend rarement s'exprimer. Texte, également, à prendre au second degré, car la sorte d'humour qu'on y trouve n'est pas immédiatement perceptible...

 

 

L'assassinat de la famille Drummond, cette famille anglaise venue passer ses vacances fatales au bord de la Durance, pas loin de Lurs, a depuis un mois, largement remplacé le traditionnel serpent de mer de la presse pendant les mois creux de l'été.

Cette histoire a cette supériorité sur le serpent de mer, que c'est une histoire vraie, vécue si l'on peut dire. Tout le monde a pu et peut encore se déplacer, se rendre en Provence et assister aux reconstitutions du crime. Tout le monde peut aussi participer à l'enquête, elle est ouverte à tous. Les policiers reçoivent avec empressement et grand espoir toutes lettres anonymes, faux témoins, voyantes, fakirs, joueurs de pendules et charlatans de tous poils et spécialités.

Mais cette providence que chaque journaliste doit remercier, cette providence qui a sauvé les journaux de leur fadeur d'été, a permis une magnifique démonstration d'incapacité de notre nouvelle "police-scientifique-qui-évolue-et-demande-toujours-plus-à-la-science".

Les policiers qui au début voulurent jouer "aux vedettes", aux héros de cinéma et de romans, prenant de grands airs et clamant leur assurance de mettre la main sur le criminel quand ils le voudraient, c'est-à-dire lorsqu'ils auraient en main tous les éléments pour confondre celui-ci, presque publiquement, sans le faire passer par les bureaux capitonnés ou les caves du commissariat, se ridiculisent maintenant un peu plus chaque jour, avec de "grosses ficelles" de faux témoins du crime ou des lettres anonymes, presque pas anonymes et de première importance.

La vraie difficulté de la police pour découvrir l'assassin dans cette histoire et qu'elle n'avoue pas, c'est celle du milieu où elle opère.

L'auteur d'un vol ou d'un assassinat crapuleux dans une ville importante se recherche toujours dans les quartiers réservés aux gens spécialisés dans ces activités. Les mouchards, prostituées, patrons de bistro et concierges sont les outils "scientifiques" de cette police moderne. Une fois exilée hors de ce milieu, de "son" milieu, la police se retrouve dans le vide. Les fichiers anthropométriques et les listes de mouchards ne lui servent plus à rien, de plus, lorsque nos flics se retrouvent dans le milieu paysan où les gens ne sont pas bavards.

Il lui reste alors deux solutions. La première : abandonner l'affaire si aucun indice valable n'a été trouvé - et des policiers intelligents ayant saisi du premier coup les difficultés qu'ils devaient rencontrer à Lurs ne se seraient pas donné en spectacle comme ceux qui opèrent en ce moment - afin de faire une retraite honorable. La deuxième solution, mais celle-ci devient plus difficile à appliquer depuis les derniers scandales des "erreurs judiciaires", consiste à se saisir du premier bonhomme qui lui tombe sous la main et taper dessus. L'aveu du crime est rapide et toute la gloire aux policiers.

Mais certainement que le ridicule, lorsque l'on y est tombé, oblige à la dégringolade dans la bouffonnerie. Voici depuis quelques jours nos flics-savants sur les dents. Les deux fermiers du lieu de crime sont staliniens. Et "Paix et Liberté" nous a appris que cette sorte d'individus est capable de tout. Les soupçons donc se confirment, surtout que les victimes sont des ressortissants d'un pays du pacte atlantique.

Nous, nous avons pensé qu'il fallait aider ces braves gens de policiers et nous leur communiquons qu'un groupe de la Fédération anarchiste est très actif à Lurs. Il y aurait peut-être de ce côté-là une piste "très sérieuse" à suivre.

 

© R. Lustre, in Le Libertaire, organe de la Fédération anarchiste (fondé en 1895 par Louise Michel et Sébastien Faure), n° 326 du 4 septembre 1952.

 


 

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 [Note : "Paix et Liberté", mouvement anticommuniste français (1951-1956) du temps de la Guerre froide, financé par les Américains ; sorte de pendant de "l'Appel de Stockholm", en contrant la propagande diffusée par le PCF auprès des Français. Il faut reconnaître qu'en dénonçant sans relâche le régime stalinien et en accusant Maurice Thorez et Jacques Duclos d'être des agents au service de l'URSS, ce mouvement mettait dans le mille, bien avant les terribles accusations de Soljenitsyne]