[Surprenantes rencontres ! Trouvé et acquis pour l'euro symbolique, dans une brocante, un exemplaire du célèbre Chevaillier-Audiat & Aumeunier (Hachette) de mon enfance ! Les nouveaux textes français, lectures expliquées, lectures suivies et dirigées, classe de sixième. Je ne sais pourquoi, j'ai reconnu tout de suite la couverture mauve avec le non moins célèbre portrait de Jean-Baptiste Poquelin par Mignard. J'ai feuilleté l'ouvrage scolaire avec attention et une certaine émotion (comme disent les politiques, pour montrer qu'ils ont du cœur), mais aussi un esprit critique certain. Car ces textes, souvent d'auteurs de seconde zone, sont tout de même difficiles d'accès. Les Instructions d'alors (l'ouvrage date de 1940, mais dix ans plus tard, c'est bien le même recueil de textes que j'avais dans mes petites mains) étaient-elles par trop ambitieuses, ou le niveau a baissé, comme on le serine à l'envi ? Je ne me prononcerai pas ; mais au fond de moi, je me dis que l'appliqué élève de sixième n'a sans doute pas acquis au contact de ces textes son futur amour des lettres...
Quoi qu'il en soit, un extrait retient plus particulièrement mon attention, et j'avais totalement oublié qu'il appartenait au florilège élaboré par les trois enseignants précités : New-York, vu par Paul Morand ! A partir de là, l'esprit du futur marcheur, au soir de sa vie, dans les rues de NYC, sur des centaines de kilomètres (mais oui, mais oui !), s'est évadé et s'est efforcé de confronter ses propres souvenirs au délicieux écrit de Paul Morand (le New-York des années trente).
Alors, voici le texte, légèrement plus étendu que dans le Chevaillier-Audiat. Je le fais suivre des questions que les auteurs avaient élaborées pour que les professeurs pussent organiser le travail à la maison des jeunes lycéens (note à l'attention des jeunes générations : à l'époque, le Lycée classique débutait avec la classe de sixième). On verra que c'était assez trapu : certitude de s'adresser à une élite restreinte, ou désir d'introduire subrepticement une féroce sélection, chacun répondra à sa façon (note : à cette époque, les instituteurs envoyaient en sixième 20 % d'une classe d'âge ; à l'arrivée au bac, ce contingent avait fondu des deux tiers)]

 

 

Les grands magasins sont faits pour la foule de New-York et elle les emplit. La rue s'y déverse, docile comme ailleurs, se servant elle-même correctement ; elle y mange, y loue des autos, des danseurs, des convives, y consulte des médecins, s'y marie ; y assiste à des concerts, à des expositions. On paie rarement comptant, les occasions sont nombreuses, car la mode rejette immédiatement tout ce qui a cessé de plaire. Dans les premiers jours de janvier 1929, je m'étonnais qu'une malle me fût vendue avec 50 p. 100 de rabais : "C'est le modèle 1928, me dit le commis, cela ne se fait plus du tout".

"Ainsi, écrit Paul Adam, la plupart des Juifs et des Yankees bibliques s'évertuent dans les shops, la boutique, le bazar, le magasin et le dock pour fonder un de ces emporiums pareils à ceux des Tyrs, des Sidons et des Carthages, cités originelles des espérances ancestrales".

En 1762, chaque newyorkais était encore tenu d'allumer une lanterne devant sa maison. Une .photographie de Broadway dans un journal de 1909, le représente tout glorieux d'un rayonnement nocturne qui vaut à peu près celui de notre place de l'Opéra, actuellement. [Aujourd'hui, par un soir d'hiver, j'arrive à Tïmes Square, vers six heures. C'est la plus belle heure de Broadway. Jusqu'à minuit, New-York prend ici son bain de lumière .

Lumière non seulement blanche mais jaune, rouge, verte, mauve, bleue ; lumières non seulement fixes, mais mobiles, tournantes, courantes, zigzagantes, roulantes, verticales, horizontales, dansantes, épileptiques ; des cadres tournent, des lettres apparaissent dans la nuit. Cette affiche de Chevrolet, jaune, bleue et verte, n'existait pas 1'année dernière ; ni ces télégrammes de feu, qui courent maintenant autour des maisons, les ceinturant d'événements lumineux. La foule, tête levée, épelle les nouvelles :



C... O... O...L...I...D...G...E...

P...A...R...T...      P...O...U...R...

M...I...A...M...I...

 

 

Vides et noirs à partir de sept heures quand les bureaux sont fermés, les gratte-ciel s'enflamment à leur surface, jusqu'au point où ils se perdent dans la brume.

Dans la Quarante-deuxième rue, c'est une belle matinée d'été, toute la nuit ; on porterait presque des pantalons blancs et des chapeaux de paille. Les théâtres, les night-clubs, les palais cinématographiques, les restaurants font: feu de tous leurs sabords. Prismes inédits ; arc-en-ciel carrés. Quand il y a de la pluie ou des nuées par là-dessus, c'est encore plus beau ; la pluie devient une eau d'or ; les gratte-ciel disparaissent à mi-hauteur et 1'on ne voit plus que le halo de leurs coupoles suspendues dans un brouillard de couleur, (comme certains soirs, sur la place Rouge du Kremlin, le tombeau de Lénine). :Et quand les tempêtes de neige, ces redoutables blizzards qui s'abattent en quelques secondes sur New-York font une petite neige sèche, poudre fine qui vous aveugle, poignée de sel, se glaçant aussitôt sur le sol, les passants sont couverts de neige rouge, de neige verte, les autos vernies étincellent], les flocons tombent dans les hermines.

Great White Way...The roaring forties... La Grande Voie blanche... les bruyantes Quarante et ... ièmes rues. Toute l'Amérique rêve d'avoir un Broadway. Le besoin de s'amuser éclate comme une révolution. Broadway est un port où l'Amérique tire ses bordées ; auprès de ceci les rues de Shanghai, de Hambourg, sont des ruelles obscures. Fête menteuse des villes, mais menteuse seulement le lendemain, comme toutes les fêtes. Il n'y a qu'une vérité, c'est celle du soir même ! Stimulating, spectacular, répètent sans cesse les journaux ; c'est l'existence â grand spectacle. Vingt mille enseignes électriques sur cette place ; vingt-cinq millions de bougies. Quand les façades sont trop encombrées, des réflecteurs suspendus au bout de tiges de fer s'avancent et pendent au-dessus des trottoirs. L'amiral qui vient de bombarder le Nicaragua, quelles ont été ses premières paroles, après la bataille ? Les voici, en lettres de feu : "LES CIGARETTES L. L..: N'IRRITENT PAS LA GORGE". La Quarante-deuxième rue, comme mille places Pigalle, un soir de Noël, mises bout à bout. On oublie l'histoire. La nature, la mer, les dieux, sont remplacés par des mots nouveaux, qu'il faut apprendre. A Paris, il n'y en a qu'un, que le ciel, spasmodiquement, nous enseigne : Citroën ; à New-York il y a Lasky, Ziegfeld, Goldwyn, Meyer... Consommation instantanée de beautés, de renommées, de talents. La mode du Boulevard, disait-on chez nous, brûle vite ses favoris ; mais soixante ans après ils sont encore là. A Broadway, le génie fait une carrière aussi courte qu'un pugiliste ; il ramasse cent millions en deux mois, puis reçoit un coup de poing sous le menton ; on l'emporte, c'est le tour d'un autre.

Marchandes de noix glacées au caramel, d'amandes grillées, de pékans, où avons-nous déjà vu cela ? Plus bas, dans Orpington Street, dans le ghetto. Encore La fin de Saint-Pétersbourg, mais ici la guerre sociale n'a plus aucun sens. C'est la victoire ! La lampe électrique n'est plus un appareil d'éclairage, c'est une machine à fasciner, un appareil à anéantir. L'électricité farde cette foule fatiguée, décidée à ne pas rentrer chez elle, à dépenser son argent, à s'aveugler de faux jour.

Dans la Quarante-cinquième rue, il n'y a plus de fenêtres aux immeubles : rien que des lettres ; c'est un alphabet en ignition, une conspiration du commerce contre la nuit ; dans le ciel, un aéroplane-réclame.

Coup de sifflet : autos lancées â une vitesse folle, qui vous soufflent chaud à la figure ; à 20 heures 30 passent celles qui conduisent leurs clients aux pièces sans musique ; à vingt heures cinquante, celles qui se rendent aux spectacles musicaux : ainsi le prescrit la nouvelle ordonnance de police. Et les autres? Il n'y a plus rien dans Broadway que des gens qui vont au théâtre... CANDY en bleu... SODAS en vert... On ne sait plus ce qu'on doit penser, dire, voir, croire, chiquer, boire, fumer. SODAS en vert... CANDY en bleu... cris des freins. Il ne fait plus ni chaud, ni froid, ni humide ; il n'y a plus qu'une latitude, celles des plaisirs.

Des projecteurs balaient ce qui reste de ciel.

 

© Paul Morand, New-York, Flammarion, 1930, pp. 160-165

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

[...] Le texte de Morand présenté dans le Chevaillier-Audiat, à l'exception du syntagme entre (...)

 

 

I. Notes ajoutées au texte :

 

Broadway : Grande artère centrale de New-York.

Épileptiques : Par cet adjectif qui rappelle les convulsions que cause l'épilepsie, l'auteur veut indiquer la mobilité violente, excessive, des lumières de New-York.

Quarante-deuxième rue : Une des principales artères de New-York. . Cette rue est remarquable par ses magasins ; elle est particulièrement animée.  

Night Clubs : clubs de nuit.(!!!)

Prismes inédits : le mot prisme désigne ici des couleurs dont l'ensemble rappelle le faisceau lumineux sortant du prisme, assemblage de couleurs variées tel qu'on en a jamais vu (inédit).  

Halo : ce mot désigne la couronne lumineuse qui se produit, à cause du brouillard, autour des coupoles illuminées.

Blizzard : vent violent des pays glacés qui souffle en même temps que tombe la neige.

Se Glaçant : double sens ; devenant de la glace et devenant lisse et polie (du papier glacé)

 

 

II. Explication du texte.

 

A. Notation de couleurs et de mouvements.

 

1. Quels sont les caractères des lumières de Broadway qui donnent à cette avenue de New-York un aspect si particulier ?

2. Pour quelles raisons, vraisemblablement, la Quarante-deuxième rue est-elle, toute la nuit, une belle matinée d'été ?

3. À quoi sont comparés les édifices de cette rue (19-20) ? Justifiez la comparaison.

4. Quels effets de couleur produisent la pluie et la neige ?

5. Dans le deuxième alinéa, comment l'auteur donne-t-il une impression de mouvement ?

 

B. Langue et style.

 

1. Qu'est-ce qu'un télégramme ? Que contiennent ces télégrammes de feu ?

2. L'adjectif lumineux s'applique-t-il, en réalité, aux événements ? Qu'est-ce qui est lumineux ?

3. Qu'est-ce qu'un sabord ? Quelle comparaison expriment : font feu et sabord ?

4. Expliquez le mot : coupole. Pourquoi les coupoles paraissent-elles suspendues ?

5. L'expression tête levée (I. 11) est un attribut de foule ; on pourrait écrire : la foule épelle, tête levée, les nouvelles ; la première forme est plus expressive. Pourquoi ?

6. Dans la dernière phrase, trouvez les mots en apposition. Quel effet produisent-ils ?

 

 

III. Exercices sur le texte.

 

1. Employez dans deux phrases lumineux au sens propre et au sens figuré.

2. Citez des mots formés avec le préfixe télé dont le sens est : au loin.

3. Quelle est la différence entre un sabord et un hublot ?

4. Qu'est-ce qu'une œuvre inédite ?

 

Exercice d'imitation

 

En vous inspirant de la phrase : La foule, tête levée, épelle les nouvelles, décrivez, dans une attitude caractéristique : un personnage, un groupe de personnes, ou un animal.

 

nyc

 

[Dessin de Paul Morand]