"Sur sa dense brièveté, Thérèse Desqueyroux accumule les signes et les privilèges de la réussite romanesque : les tirages qu'épuisent, l'une après l'autre, les générations de lecteurs, l'attention des maîtres et de leurs disciples, du lycée à l'université, sans négliger la consécration d'une excellente adaptation à l'écran, qu'a récompensée, en 1962, un prix d'interprétation au festival de Venise. Classique du roman, classique du cinéma : c'est beaucoup d'honneurs pour une seule histoire. Le jury qui l'avait choisie en 1950, celui des douze meilleurs romans du demi-siècle, ne s'était pas trompé sur son destin. En lui prêtant plus d'audience qu'à Fermina Marquez, qu'aux Dieux ont soif, qu'à La Colline inspirée, pour ne citer que trois des ouvrages couronnés, le grand public de la seconde moitié du siècle a généreusement ratifié ce choix". (J. Touzot, préface de l'édition en Livre de Poche).
Note : il est à nouveau fait allusion, dans le chapitre X, au "paquet minuscule, cacheté de rouge". Cela pourrait alerter le lecteur curieux. Quant aux commentaires de ce texte, souvent avisés, ils sont légion sur la Toile. Inutile, donc, d'épiloguer plus avant.
Rappelons enfin que le roman de Mauriac faisait partie des douze "Romans du demi-siècle (1900-1950)", et que l'extrait de Thérèse vient ce jour clôturer la liste, commencée il y a pas mal de temps déjà. Pour éclairer ce roman ou, en tout cas, son auteur, un savoureux texte de Claude Roy viendra bientôt compléter le tableau...

 

"Certains êtres s'égarent nécessairement parce qu'il n'y a pas pour eux de vrais chemins". (Thomas Mann, Tonio Kröger)

 aster

Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l'aime... Elle se console d'avoir oublié ses cigarettes, détestant de fumer dans le noir. Les lanternes éclairent les talus, une frange de fougères, la base des pins géants. Les piles de cailloux détruisent l'ombre de l'équipage. Parfois passe une charrette et les mules d'elles-mêmes prennent la droite sans que bouge le muletier endormi. Il semble à Thérèse qu'elle n'atteindra jamais Argelouse ; elle espère ne l'atteindre jamais ; plus d'une heure de voiture jusqu'à la gare de Nizan ; puis ce petit train qui s'arrête indéfiniment à chaque gare. De Saint-Clair même où elle descendra jusqu'à Argelouse, dix kilomètres à parcourir en carriole (telle est la route qu'aucune auto n'oserait s'y engager la nuit). Le destin, à toutes les étapes, peut encore surgir, la délivrer ; Thérèse cède à cette imagination qui l'eût possédée, la veille du jugement, si l'inculpation avait été maintenue : l'attente du tremblement de terre. Elle enlève son chapeau, appuie contre le cuir odorant sa petite tête blême et ballottée, livre son corps aux cahots. Elle avait vécu, jusqu'à ce soir, d'être traquée ; maintenant que la voilà sauve, elle mesure son épuisement. Joues creuses, pommettes, lèvres aspirées, et ce large front, magnifique, composent une figure de condamnée - oui, bien que les hommes ne l'aient pas reconnue coupable -, condamnée à la solitude éternelle. Son charme, que le monde naguère disait irrésistible, tous ces êtres le possèdent dont le visage trahirait un tourment secret, l'élancement d'une plaie intérieure, s'ils ne s'épuisaient à donner le change. Au fond de cette calèche cahotante, sur cette route frayée dans l'épaisseur obscure des pins, une jeune femme démasquée caresse doucement avec la main droite sa face de brûlée vive. Quelles seront les premières paroles de Bernard dont le faux témoignage l'a sauvée ? Sans doute ne posera-t-il aucune question, ce soir... mais demain ? Thérèse ferme les yeux, les rouvre et, comme les chevaux vont au pas, s'efforce de reconnaître cette montée. Ah ! ne rien prévoir. Ce sera peut-être plus simple qu'elle n'imagine. Ne rien prévoir. Dormir... Pourquoi n'est-elle plus dans la calèche ? Cet homme derrière un tapis vert : le juge d'instruction... encore lui... Il sait bien pourtant que l'affaire est arrangée. Sa tête remue de gauche à droite : l'ordonnance de non-lieu ne peut être rendue, il y a un fait nouveau. Un fait nouveau ? Thérèse se détourne pour que l'ennemi ne voie pas sa figure décomposée. "Rappelez vos souvenirs, madame. Dans la poche intérieure de cette vieille pèlerine - celle dont vous n'usez plus qu'en octobre, pour la chasse à la palombe -, n'avez-vous rien oublié, rien dissimulé ?" Impossible de protester ; elle étouffe. Sans perdre son gibier des yeux, le juge dépose sur la table un paquet minuscule, cacheté de rouge. Thérèse pourrait réciter la formule inscrite sur l'enveloppe et que l'homme déchiffre d'une voix coupante :


Chloroforme : 30 grammes
Aconitine : granules n° 20
Digitaline sol. : 20 grammes

 

Le juge éclate de rire... Le frein grince contre la roue. Thérèse s'éveille ; sa poitrine dilatée s'emplit de brouillard (ce doit être la descente du ruisseau blanc). Ainsi rêvait-elle, adolescente, qu'une erreur l'obligeait à subir de nouveau les épreuves du Brevet simple. Elle goûte, ce soir, la même allégeance qu'à ses réveils d'alors : à peine un peu de trouble parce que le non-lieu n'était pas encore officiel : "Mais tu sais bien qu'il doit être d'abord notifié à l'avocat..."

 

Libre... que souhaiter de plus ? Ce ne lui serait qu'un jeu de rendre possible sa vie auprès de Bernard. Se livrer à lui jusqu'au fond, ne rien laisser dans l'ombre : voilà le salut. Que tout ce qui était caché apparaisse dans la lumière, et dès ce soir. Cette résolution comble Thérèse de joie. Thérèse de joie. Avant d'atteindre Argelouse, elle aura le temps de "préparer sa confession", selon le mot que sa dévote amie Anne de la Trave répétait chaque samedi de leurs vacances heureuses. Petite sœur Anne, chère innocente, quelle place vous occupez dans cette histoire ! Les êtres les plus purs ignorent à quoi ils sont mêlés chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d'empoisonné sous leurs pas d'enfants.

Certes elle avait raison, cette petite fille, lorsqu'elle répétait à Thérèse, lycéenne raisonneuse et moqueuse : "Tu ne peux imaginer cette délivrance après l'aveu, après le pardon - lorsque, la place nette, on peut recommencer sa vie sur nouveaux frais". Il suffisait à Thérèse d'avoir résolu de tout dire pour déjà connaître, en effet, une sorte de desserrement délicieux : "Bernard saura tout ; je lui dirai.."

Que lui dirait-elle ? Par quel aveu commencer ? Des paroles suffisent-elles à contenir cet enchaînement confus de désirs, de résolutions, d'actes imprévisibles ? Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes ? ... "Moi, je ne connais pas mes crimes. je n'ai pas voulu celui dont on me charge. Je ne sais pas ce que j'ai voulu. je n'ai jamais su vers quoi tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi : ce qu'elle détruisait sur sa route, j'en étais moi-même terrifiée..."

 

Une fumeuse lampe à pétrole éclairait le mur crépi de la gare de Nizan et une carriole arrêtée. (Que les ténèbres se reforment vite à l'entour !) D'un train garé venaient des mugissements des bêlements tristes. Gardère prit le sac de Thérèse, et de nouveau il la dévorait des yeux. Sa femme avait dû lui recommander : "Tu regarderas bien comment elle est, quelle tête elle fait..." Pour le cocher de M. Larroque, Thérèse d'instinct retrouvait ce sourire qui faisait dire aux gens : "On ne se demande pas si elle est jolie ou laide, on subit son charme..." Elle le pria d'aller prendre sa place au guichet, car elle craignait de traverser la salle d'attente où deux métayères assises, un panier sur les genoux et branlant la tête, tricotaient.

Quand il rapporta le billet, elle lui dit de garder la monnaie. Il toucha de la main sa casquette puis, les rênes rassemblées, se retourna une dernière fois pour dévisager la fille de son maître.

Le train n'était pas formé encore. Naguère, à l'époque des grandes vacances ou de la rentrée des classes, Thérèse Larroque et Anne de la Trave se faisaient une joie de cette halte à la gare du Nizan. Elles mangeaient à l'auberge un œuf frit sur du jambon puis allaient, se tenant par la taille, sur cette route si ténébreuse ce soir ; mais Thérèse ne la voit, en ces années finies, que blanche de lune. Alors elles riaient de leurs longues ombres confondues. Sans doute parlaient-elles de leurs maîtresses, de leurs compagnes - l'une défendant son couvent, l'autre son lycée. "Anne..." Thérèse prononce son nom à haute voix dans le noir. C'était d'elle qu'il faudrait d'abord entretenir Bernard... Le plus précis des hommes, ce Bernard : il classe tous les sentiments, les isole, ignore entre eux ce lacis de défilés, de passages. Comment l'introduire dans ces régions indéterminées où Thérèse a vécu, a souffert ? Il le faut pourtant. Aucun autre geste possible, tout à l'heure, en pénétrant dans la chambre, que de s'asseoir au bord du lit et d'entraîner Bernard d'étape en étape jusqu'au point où il arrêtera Thérèse : "Je comprends maintenant ; lève- toi ; sois pardonnée."

Elle traversa à tâtons le jardin du chef de gare, sentit des chrysanthèmes sans les voir. Personne dans le compartiment de première, où d'ailleurs le lumignon n'eût pas suffi à éclairer son visage. Impossible de lire : mais quel récit n'eût paru fade à Thérèse, au prix de sa vie terrible ? Peut-être mourrait- elle de honte ; d'angoisse, de remords, de fatigue - mais elle ne mourrait pas d'ennui.

Elle se rencogna, ferma les yeux. était-il vraisemblable qu'une femme de son intelligence n'arrivât pas à rendre ce drame intelligible ? Oui, sa confession finie, Bernard la relèverait : "Va en paix, Thérèse, ne t'inquiète plus. Dans cette maison d'Argelouse, nous attendrons ensemble la mort, sans que nous puissent jamais séparer les choses accomplies. J'ai soif. Descends toi-même à la cuisine. Prépare un verre d'orangeade. je le boirai d'un trait, même s'il-est trouble. Qu'importe que le goût me rappelle celui qu'avait autrefois mon chocolat du matin ? Tu te souviens, ma bien-aimée, de ces vomissements ? Ta chère main soutenait ma tête ; tu ne détournais pas les yeux de ce liquide verdâtre ; mes syncopes ne t'effrayaient pas. Pourtant, comme tu devins pâle cette nuit où je m'aperçus que mes jambes étaient inertes, insensibles. je grelottais, tu te souviens ? Et cet imbécile de docteur Pédemay stupéfait que ma température fût si basse et mon pouls si agité...".

"Ah ! songe Thérèse, il n'aura pas compris. Il faudra tout reprendre depuis le commencement..." Où est le commencement de nos actes ? Notre destin, quand nous voulons l'isoler, ressemble à ces plantes qu'il est impossible d'arracher avec toutes leurs racines. Thérèse remontera-t-elle jusqu'à son enfance ? Mais l'enfance est elle-même une fin, un aboutissement.

 

L'enfance de Thérèse : de la neige à la source du fleuve le plus sali. Au lycée, elle avait paru vivre indifférente et comme absente des menues tragédies qui déchiraient ses compagnes. Les maîtresses souvent leur proposaient l'exemple de Thérèse Larroque : "Thérèse ne demande point d'autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d'humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L'orgueil d'appartenir à l'élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment..." Ainsi s'exprimait une de ses maîtresses. Thérèse s'interroge : "Étais-je si heureuse ? Étais-je si candide ? Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté ; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. Le lycée, au-delà de mon temps d'épouse et de mère, m'apparaît comme un paradis. Alors je n'en avais pas conscience. Comment aurais-je pu savoir que dans ces années d'avant la vie je vivais ma vraie vie ? Pure, je l'étais : un ange, oui ! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu'aucun remords n'altérait : douleurs et joies paissaient des plus innocents plaisirs".

La récompense de Thérèse, c'était, à la saison brûlante, de ne pas se juger indigne d'Anne qu'elle rejoignait sous les chênes d'Argelouse. Il fallait qu'elle pût dire à l'enfant élevée au Sacré- Cœur : "Pour être aussi pure que tu l'es, je n'ai pas besoin de tous ces rubans ni de toutes ces rengaines..." Encore la pureté d'Anne de la Trave. était-elle faite surtout d'ignorance. Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. Thérèse les méprisait de confondre vertu et ignorance : "Toi, chérie, tu ne connais pas la vie...", répétait-elle en ces lointains étés d'Argelouse. Ces beaux, étés... Thérèse, dans le petit train qui démarre enfin, s'avoue que c'est vers eux qu'il faut que sa pensée remonte, si elle veut voir clair. Incroyable vérité que dans ces aubes toutes pures de nos vies, les pires orages étaient déjà suspendus, matinées trop bleues : mauvais signe pour le. temps de l'après-midi et du soir. Elles annoncent les parterres saccagés, les branches rompues et toute cette boue. Thérèse n'a pas réfléchi, n'a rien prémédité à aucun moment de sa vie ; nul tournant brusque : elle-a descendu une pente insensible, lentement d'abord puis-plus vite. La femme perdue de ce soir, c'est bien le jeune être radieux qu'elle fut durant les étés de cet Argelouse où voici qu'elle retourne furtive et protégée par la nuit.

Quelle fatigue ! À quoi bon découvrir les ressorts secrets de ce qui est. accompli ? La jeune femme, à travers les vitres, ne distingue rien hors le reflet de sa figure morte. Le rythme du petit train se rompt ; la locomotive siffle longuement, approche avec prudence d'une gare. Un falot balancé par un bras, des appels en patois, les cris aigus des porcelets débarqués : Uzeste déjà. Une station encore, et ce sera Saint-Clair d'où il faudra accomplir en carriole la dernière étape vers Argelouse. Qu'il reste peu de temps à Thérèse pour préparer sa défense !

 

 

 


 

© François Mauriac, in Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre II, pp. 31-38

 

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