Quel pudique et merveilleux texte, pour accompagner la Fête des Mères de cette année 2021 !

 

"Vous aviez quatorze ans, quinze ans peut-être ; vous prépariez votre leçon dans une salle du vieux collège de Saint-Quentin, Collegium Bonorum Puerorum. Quand le professeur vous demanda d’expliquer le texte grec, — c’était Homère, — votre voix s’embarrassa soudain, toute mouillée ; vous veniez de déchiffrer les adieux d’Andromaque à Hector : « Hector, tu es pour moi mon père, ma vénérable mère, mon frère et mon jeune époux. Prends pitié d’Andromaque, défends-toi du haut de nos tours, range l’armée près du figuier sauvage ; ne rends pas orphelin ton enfant et veuve ton épouse... » — Devant la majesté simple de cette ancienne douleur, le frisson du beau vous avait secoué, les pleurs avaient obscurci vos yeux. Ce jour-là, vous naissiez à la vie littéraire ; cette larme vous avait voué aux pures émotions que rien ne remplace. Ce jour-là, vous entriez dans notre famille, où la communion dans la beauté est le lien supérieur de nos opinions dispersées. Quelles que soient les dissidences inévitables que des vues divergentes sur le bien public puissent créer entre nos esprits, nos cœurs se reconnaîtront toujours dans l’amour d’Andromaque"

Réponse de M. le vicomte de Vogüé au discours de réception à l'Académie française de M. Gabriel Hanotaux, 24 mars 1898.

 

 

 

Ma mère, que j'ai encore fort heureusement bien vivante auprès de moi, âgée de quatre-vingt-huit ans, faisait avec sa mère le plus parfait contraste. Elle n'a guère hérité d'elle qu'une fine pointe d'esprit gaulois. Elle fut, toute sa vie, la douceur, l'abnégation et la raison. C'est un esprit d'une perspicacité, d'une justesse et d'une clarté admirables. Je l'ai toujours consultée, je la consulte toujours ; elle ne s'est jamais trompée, elle a le tact parfait des gens et des choses. D'une taille moyenne, les yeux clairs, le teint frais, les cheveux abondants et ondulés, les traits réguliers et fins, je ne crois pas qu'elle ait jamais été ce qu'on appelle une jolie femme ; mais elle avait une grâce émue et des manières exquises. Sa personnalité, quoique affirmée, s'effaçait toujours. Elle a vécu dans le sacrifice. Elle fut garde-malade presque toute sa vie : son mari, très grièvement atteint, en pleine jeunesse, fut, durant ses dernières années, dans l'impossibilité de marcher ; elle lui prodigua, jour et nuit, les soins les plus assidus ; elle soigna son père, elle soigna sa mère, si souvent d'humeur quinteuse ; elle me soigna pendant mon adolescence longtemps maladive ; elle soigna mon beau-frère, s'étant retirée près du ménage de sa fille ; et elle soigna encore ma sœur Théodora, dont la santé a laissé longtemps à désirer. Quand mon père mourut, il la laissa avec une fortune très modeste et la charge de trois enfants ; elle prit en main la gestion de ses intérêts et les fit prospérer avec une remarquable capacité "d'homme d'affaires". Elle travaillait à l'entretien de son intérieur, faisait la cuisine, avait l'œil et la main à tout, souvent sans domestique, levée la première, couchée la dernière. Et cependant, sociable, accueillante, gaie et empressée pour tous ceux qui vivaient autour d'elle. Elle eut l'art de conduire l'éducation et la vie de ses trois enfants, chacun selon son caractère et ses aptitudes, sans jamais faire sentir son autorité qui ne s'exerçait que par le cœur...

Pendant une très grande partie de ma vie, je me suis tenu au foyer de ma mère. Elle s'appuyait un peu sur moi et je me suis toujours appuyé sur elle. Mes amis disent que je lui ressemble, mais il s'en faut qu'elle m'ait transmis tout ce qu'elle a de bon.

Les souvenirs de mon existence, si variés qu'ils soient, devraient, pour être complets, rappeler à chaque page quelque chose de l'influence de ma mère. Malheureusement, j'ai trop souvent manqué à ses conseils et à ses exemples. Rien ne me fait au monde plus de joie que le sourire accueillant de ma mère ; rien ne me fait plus de peine que sa peine ; et je crois que je n'ai jamais éprouvé d'émotion plus douce que celle de recevoir une lettre où je reconnais, sur l'enveloppe, l'écriture de ma chère maman. On dit que les fils élevés par leur mère gardent une sorte d'attendrissement à l'égard des femmes. Il y a du vrai. Mais quelle est la femme qui vous fait retrouver votre mère ?

 

 

© Gabriel Hanotaux (1853-1944), in Mon temps, 1940,  (Plon, éditeur)

 

[Extrait emprunté à M. Reynier & G. Bouquet, Lectures et Travaux pour le second cycle, Sudel, Paris, 1943]

 


 

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