Admirable Fourastié ! Même ancien - publié en 1965 -, son texte donne encore à réfléchir ! Et méditions d'emblée sa maxime : un pays sous-développé, c'est un pays sous-instruit...

 

[...] Le présent chapitre ne peut avoir l'ambition d'étudier, ni même d'énumérer, tous les problèmes qui se posent à nos nations et se poseront d'ici 1985. Il n'a pas même l'ambition d'énumérer les principaux. Notre objet est seulement d'en examiner quelques-uns à titre d'exemple, pour montrer leur complexité et présenter des types d'analyses qui pourront servir au lecteur dans l'étude de tous autres sujets.

Nous avons choisi ici un problème central qui domine toute l'évolution: l'enseignement ; un problème assez technique, mais dont les implications humaines, sociales et économiques sont profondes: l'urbanisme ; un problème relativement secondaire enfin, mais posé avec force par l'actualité politique : la planification des revenus.

On verra que dans chaque cas, nous nous attacherons plus particulièrement à deux facteurs de connaissance : éclairer le présent et l'avenir par le passé, le court terme par le long terme ; distinguer les éléments autonomes, les éléments moteurs et les éléments dominés.

 

 

L'enseignement

 

Le public cultivé sait aujourd'hui que l'éducation nationale est non seulement la base de la civilisation intellectuelle et morale, mais celle de l'économie : un pays sous-développé, c'est un pays sous-instruit.

Cela étant, un jeune qui naît aujourd'hui à la vie intellectuelle ne peut manquer d'être surpris par les difficultés (parfois absurdes comme les fraudes aux examens en France) qui frappent ce grand service public : manque de maîtres, manque de locaux, manque de programmes et parfois même manque d'idées directrices ; innombrables et éphémères commissions de réformes, décisions contradictoires ; en un mot désordre dans une croissance exaspérée que M. Cros a appelé à bon droit l'explosion scolaire(1)

Il est clair qu'un invité d'une autre planète (et nos enfants sont un peu, aujourd'hui, ces invités) aurait du mal à comprendre qu'après 50 000 ou 100 000 ans d'existence notre humanité en soit encore là. Il faut donc bien constater que nous revenons de loin, et plus précisément : l'humanité dans sa masse naît à peine à la vie intellectuelle. Les tableaux ci-après en donnent une image, je pense, saisissante.

En 1850, c'est-à-dire il y a à peine plus d'un siècle (alors que la France existe depuis 10 siècles, la chrétienté depuis 20 et l'humanité au moins depuis 500), il a été délivré 4 147 baccalauréats, 1 175 licences et 4 (quatre) doctorats ès sciences. Le nombre des Français nés 20 ans plus tôt, en 1830, fut pourtant de 968 000 ! Et le simple doublement de ces chiffres infimes de diplômes a demandé 60 ans.

La génération qui dirige actuellement nos pays, intellectuellement et moralement, a de cinquante à soixante-quinze ans ; dans cette génération, moins de 1 % des individus sont bacheliers ; moins de 5/000 ont une licence ou un diplôme équivalent.

Dans la comparaison des première et dernière colonnes de ce tableau, la mortalité intervient évidemment : pour obtenir son baccalauréat, il faut d'abord être vivant. Mais cette comparaison des deux colonnes n'en est que plus instructive ; elle mesure le résultat par rapport à la naissance. En 1850, donc, après quelque 500 siècles (au moins) d'humanité, dans les pays les plus évolués de la terre, moins de 5 sur 1 000 enfants nés vivants acquéraient ce diplôme bien simple : le baccalauréat ; en 1912, nettement moins  de 10 sur 1 000, soit 1 sur 100. Aujourd'hui 15 sur 100. Les dispositions du Ve Plan sont telles que la France doit atteindre 30 % en 1972.

 

 

  Baccalauréat Licences... Doctorats ès Sciences... Nbre d'enfants nés 20 ans plus tôt
         
1850 4 147
1 175
4 968 000
1912 7 586
2 362
29 856 000
1935 12 299
5 081
103 807 000
1950 33 542 14 500 (1)
129 750 000
1959 49 100
18 000 (1)
322 612 000
1975 260 000
70 000 (2)
? 802 000 [745 065]
1985  400 000
 120 000 (2)
 ? (850 000) [796 138]
         
1. Y compris les ingénieurs
2. Plus de 90 000 diplômes intermédiaires entre licence et bac, en 1975 ; 130 000 en 1985.

Diplômes délivrés en France 1850-1985

 

Pour 1985, l'on peut envisager 40 à 45 %. Mais ce coefficient se réfère à une réalité que nous ne connaissons pas encore : sur 100 enfants pris au hasard dans l'humanité actuelle et placés dans de bonnes conditions économiques et sociales, combien sont biologiquement aptes à la scolarité normale du second degré ? À l'heure actuelle nous ne le savons pas. Nous reparlerons plus loin de cette question.

 

Donc l'humanité occidentale est en train de naître, ne disons pas à la vie intellectuelle, disons au moins à la vie scolaire. Et cela évidemment provoque une vive effervescence.

Nos services d'éducation ont à faire face à un double et prodigieux problème : un problème de nombre, de quantité physique ; un problème de qualité, de contenu intellectuel. Car non seulement il faut accueillir des masses nombreuses et rapidement croissantes, mais il faut les adapter à un monde en profonde métamorphose.

 

 

LE NOMBRE

 

Les nombres, les quantités, sont des problèmes économiques. Éduquer exige du travail humain et donc s'exprime en nombre de travailleurs et en argent, l'argent étant (et ne devant être que) la quantité de monnaie nécessaire pour donner un revenu aux travailleurs.

Dans un domaine tertiaire comme celui-ci (c'est-à-dire assez peu sensible au progrès technique), le travail à accomplir est pratiquement proportionnel aux effectifs d'élèves. Mais il faut soigneusement distinguer le travail nécessaire aux investissements, du travail courant. En effet, lorsque le nombre d'élèves augmente d'année en année, il faut chaque année de nouveaux bâtiments, de nouveaux maîtres. Le travail de fonctionnement courant s'accroît d'année en année, et à ce travail de fonctionnement s'ajoute, également chaque année, pendant toute la croissance, un travail d'équipement neuf. M. Sauvy a, dans plusieurs de ses livres(2) , bien mis en évidence ces problèmes de flux qui sont nécessaires pour accroître les stocks, font peser sur l'économie des charges qui sont écrasantes si l'on n'a pas prévu assez tôt l'évolution, et engendrent de toute manière des grandes difficultés, par exemple de par les cadences de recrutement des travailleurs, ici spécialement les maîtres et les professeurs.

Prenons l'exemple de l'enseignement supérieur (facultés seulement). Le nombre de professeurs, maîtres de conférence et assistants, n'était encore que de 2 707, en France, en 1946. Il a dépassé 15 000 en 1963 et atteindra l'ordre de grandeur de 50 000 en 1985.

Le nombre de ces membres de l'enseignement supérieur avait mis près de cent ans à doubler, d'environ 1840 à 1951 ; puis il a doublé en neuf ans de 1951 à 1960 ; derechef il doubla en trois ans de 1960 à 1963 ; enfin il doublera une quatrième fois en huit ans cette fois, de 1963 à 1971. Il aura alors de 17 à 20 ans pour faire sa cinquième duplication.

On imagine aisément quelles répercussions sur la qualité des maîtres ont ces cadences de recrutement ; on n'a pu les pallier  qu'en partie, notamment par la création du corps des assistants qui eux au moins, et en principe, ne sont pas nommés à vie. L'inflation a d'ailleurs, de par les besoins d'enseignement, frappé beaucoup plus les facultés des sciences que les autres facultés. II est en effet presque incroyable que le nombre moyen des doctorats d'État ès sciences ait été de l'ordre de 5 en 1850, d'une trentaine au début de ce siècle, et n'ait dépassé que de peu la centaine vers 1950.

 

 

  Professeurs Assistants Total
       
1900     2 087
1910     2 167
1940     2 399
1946  
2 707
1952     3 767
1960 3 397
 4 549
7 946
1963  
  15 033
1970 9 000  19 600 28 600
1985 9 000  41 000  50 000

              

Nombre des membres de l'enseignement supérieur (facultés des universités)

 

 Dans l'enseignement du second degré, la croissance globale est mesurée par les chiffres suivants :

 

   
1850
100 000
1910
200 000
1935
350 000
1951 1 204 000
1961
2 524 000
1970
4 650 000
1985
5 800 000

Évolution des effectifs d'élèves de l'enseignement français du second degré (public et privé)

 

On voit que cet enseignement, après avoir presque quadruplé de 1935 à 1951, a doublé de 1951 environ à 1961 et qu'il est en train de doubler une seconde fois, à peu près dans le même temps, de 1961 à 1971. Ensuite, la croissance deviendra plus modérée. Ces chiffres supposent, en 1985, une scolarisation totale des jeunes de moins de seize ans révolus, et une scolarisation de 85 % des jeunes de dix-sept et dix-huit ans.

Au total, on a recruté chaque année, depuis 1959, 8 à 10 fois plus de maîtres pour l'enseignement supérieur que l'on n'en recrutait vers 1930 pour l'enseignement secondaire. Les membres de l'enseignement supérieur seront plus nombreux en 1985 que les membres de l'enseignement secondaire en 1930, et que les instituteurs primaires en 1830.

L'enseignement public français est dès aujourd'hui un énorme corps d'environ 350 000 maîtres, auxquels s'ajoutent les administrateurs et le personnel de service ; énorme corps composé, pour la presque totalité, de fonctionnaires statutaires. Personne ne peut penser que ce corps, et de par sa valeur intellectuelle même, soit aisé à faire évoluer.

De même que nos statistiques d'étudiants et de professeurs pourraient paraître, à un esprit non averti, se rapporter aux premiers siècles de l'humanité, de même l'on peut s'étonner des chiffres financiers ; le budget de l'instruction publique des grandes nations européennes était, vers 1870, de l'ordre de 1‰ du revenu national. Ce chiffre est passé à 7 vers 1900 et à 15 vers 1913. Mais en 1939, il était encore, en France, à ce niveau ; on le retrouve à 35 en 1964.

On comprend combien des chiffres aussi faibles et aussi récents nous obligent à un effort immense, nous qui avons enfin compris que l'éducation est une tâche qui prime toutes les autres, et dont l'efficacité commande même la productivité économique de la nation.

Les statistiques qui viennent d'être données montrent que, quant.au rythme de croissance, l'effort est déjà passé par son maximum ; c'est au cours des années 1960-1963 que ce maximum a été atteint ; en effet, l'enseignement supérieur y a doublé, alors que le second degré progressait à l'allure du doublement en 10 ans ; dans les 10 prochaines années, le rythme du second degré devra être maintenu, mais le supérieur ne progressera pas plus vite que le secondaire. Après 1975, la presse sera beaucoup moindre dans les deux cas.

Mais il faut comprendre que le rythme de croissance n'est qu'un aspect du phénomène ; il est en fait beaucoup plus dur de doubler une grosse masse qu'une petite. Construire en dix ans autant d'universités, de lycées et d'écoles qu'il en existe aujourd'hui, doubler aussi le nombre actuel de nos professeurs, ce n'est pas un mince effort, surtout lorsqu'on l'ajoute à l'ensemble des charges sociales du pays.

Le rapport de la Commission de l'enseignement scolaire pour le Ve Plan a évalué aux alentours de 40 milliards de francs les sommes nécessaires à l'équipement neuf de l'enseignement public au cours des 5 années 1965-70. Quarante milliards représentent près de la moitié du budget de l'État en 1963 ; le revenu national français est de l'ordre de 300 milliards.

À ces dépenses d'investissement s'ajoutent évidemment les dépenses de fonctionnement courant, qui se sont montées à 10 milliards en 1964 et monteront à 15 milliards en 1970 (en francs constants).

En moyenne annuelle, il faudrait donc 8 milliards d'équipement neuf plus 12 milliards de fonctionnement courant, soit un total de 20 milliards. Rapportée à un revenu national moyen qui sera de l'ordre de 350 milliards, cette dépense collective de l'Éducation nationale représente à elle seule 6 % du revenu du Français moyen.

L'enseignement coûte donc très cher, et cela est normal, puisqu'il exige beaucoup de travail humain et très qualifié. À ce sujet, on peut faire une remarque sur une démarche qui caractérise souvent les affaires de l'humanité. En 1936, un gouvernement socialiste a, fort courageusement, décidé la gratuité de l'enseignement secondaire public en France. Heureusement, un nombre relativement très faible d'enfants de paysans et d'ouvriers ont pu bénéficier de cette mesure : heureusement, car si tous s'étaient présentés au lycée, il n'y aurait eu ni locaux ni maîtres, pour les accueillir ; ainsi l'enseignement du second degré a été gratuit en France longtemps avant d'être possible.

Mais dans cette affaire, c'est encore l'argent qui manque le moins. Le plus difficile c'est de trouver à temps les terrains, les architectes valables, les entrepreneurs... puis les professeurs compétents et assez ouverts pour rester toute leur vie adaptés à une tâche très difficile et profondément évolutive. Le plus difficile, c'est d'adapter sans cesse le contenu de l'enseignement aux besoins de l'homme de demain.

 

 

LE CONTENU DE L'ÉDUCATION

 

Il faut sans cesse rappeler que le but de l'éducation est de donner à l'homme la civilisation des hommes. À une époque où la civilisation évolue vite, le contenu de l'éducation doit changer vite.

Ainsi, nos tâches éducatives sont aujourd'hui rendues très difficiles pour deux raisons : d'abord, nous avons à pousser aussi loin que possible l'éducation de très grandes masses d'hommes, alors que naguère il ne s'agissait que d'une très faible minorité ; ensuite, nous ne pouvons enseigner aujourd'hui ce que nous enseignions hier, et encore moins pourrons-nous enseigner demain ce que nous enseignons aujourd'hui.

Une tâche beaucoup plus difficile qu'hier est donc demandée aux maîtres, dont le niveau intellectuel moyen est cependant plus faible, à cause de leur grand nombre, et qui également à cause de leur grand nombre, ont plus de tendance encore aujourd'hui qu'hier à se ranger en spécialités autonomes et conservatrices, tendant à n'enseigner pendant toute la durée de leur vie que ce qu'ils ont appris au cours de leur propre scolarité. De si grandes difficultés ne peuvent être surmontées que par de grands efforts, des essais, des expériences, dont on ne peut prévoir à l'avance les résultats ; des solutions diverses selon les milieux sociaux et géographiques et surtout selon les aptitudes cérébrales des élèves ; avec l'emploi audacieux de méthodes résolument nouvelles. Mais quels que soient ces efforts et la variété de ces essais, il est, à notre sens, de la nature des choses que l'humanité mette au moins un demi-siècle à dominer cette grande crise.

 

Il s'agit donc de faire de l'adolescent moyen un homme aussi civilisé que possible. Les contraintes économiques et sociales étant abolies (en voie d'abolition) quelle quantité de civilisation peut absorber un homme moyen ?

Cette question pose deux ordres de problèmes.

D'abord, la scolarité n'est pas la voie unique de la civilisation.

Certains sujets lui sont même assez réfractaires sans l'être aux autres voies. Celles-ci sont nombreuses, la première, la plus importante, étant le milieu familial, et notamment les attentions maternelles au cours de la petite enfance ; puis le milieu social, l'environnement technique, la ville, la rue, les camarades, les voisins ; puis les moyens d'information "de masse" : télévision, radio, cinéma, presse, illustrés, livres, musées, théâtre, conférences, tables rondes ... ; enfin l'entreprise, le travail professionnel. Il est donc clair que l'éducation scolaire et universitaire n'est qu'un élément d'un ensemble beaucoup plus vaste, élément relativement secondaire pour bon nombre de personnes ; mais cependant primordial pour la majorité, et notamment pour l'élite, car il est celui qui peut le mieux ordonner, coordonner, approfondir. Il n'en est pas moins certain que toute la vie de l'homme contribue à la formation de sa personnalité : vie familiale, vie sociale, vie professionnelle, loisirs font partie de cette éducation permanente. D'où l'importance qui s'affirme et s'affirmera des loisirs culturels et des formes non scolaires de l'éducation collective, notamment de celles qui émanent de l'entreprise.

Quant aux aptitudes scolaires, le grand fait est que, actuellement du moins, le progrès technique est resté impuissant à réduire les inégalités, alors qu'il est en voie d'y parvenir dans le domaine économique.

On a agi jusqu'ici un peu comme s'il suffisait d'élever le niveau de vie des paysans et des ouvriers pour que leurs enfants puissent devenir licenciés ou docteurs ; depuis une dizaine d'années s'est révélée l'importance du niveau culturel des parents ; mais il existe un élément durablement restrictif : ce sont les aptitudes biologiques du cerveau humain.

Ce problème est encore mal connu ; on ne s'est avisé que tout récemment du fait que, dans les familles les plus aisées et les mieux douées intellectuellement, de nombreux enfants ont cependant des difficultés scolaires. Nous avons entrepris une enquête par sondage pour tenter d'éclairer ces réalités, mais nous n'en avons pas encore les résultats à l'heure où nous écrivons. Nous pouvons déjà cependant écrire qu'il faudrait considérer comme heureuse une situation où sur 100 adolescents de haut niveau de vie, 70 pourraient acquérir avant dix-huit ans les connaissances d'un bon bachelier moyen.

Dans la société des 40 000 heures, c'est-à-dire dans une société dégagée des contraintes économiques, il faut s'attendre à trouver 10 % d'enfants "inadaptés" (c'est-à-dire inadaptés même à l'enseignement usuel du premier degré), et, en sus, 20 % au moins d'enfants ne pouvant atteindre à dix-huit ans le niveau du baccalauréat. Des 70 bacheliers, plus de 35 n'acquerraient que laborieusement le niveau de la licence et recevraient plus utilement leur formation sous des formes variées, où la scolarité ne serait pas majoritaire, que par les méthodes universitaires.

Ces faits impliquent que les enseignements traditionnels, qui s'adressaient à une minorité, se transforment et se différencient pour convenir à des effectifs très nombreux mais aussi très différenciés. Ceci me paraît bien commander de nombreux degrés, des méthodes variées, des options diverses, plutôt qu'une seule et même scolarité qui prétendrait réserver les choix mais aboutirait à les interdire.

L'élite requiert des attentions particulières, puisque c'est elle qui fait progresser la masse. Le fait dominant à cet égard est que, dans nos nations, et en gros depuis la Révolution française, les cerveaux exceptionnels sont déjà décelés où qu'ils soient, c'est-à-dire même dans les classes sociales les plus défavorisées économiquement. Nous n'avons pas enregistré depuis 40 ans, malgré la croissance très forte des effectifs totaux d'élèves et d'étudiants, une augmentation du nombre des très brillants sujets ; le niveau des lauréats du concours général, des majors de nos plus hautes écoles (Normale, Polytechnique) et de nos plus brillants concours (l'internat de médecine, les grands corps de l'État) ne s'est pas amélioré de façon décelable ; seul s'est accru en nombre (et beaucoup) l'échelon des "seconds sujets". Grossièrement apprécié, le nombre des "premiers sujets" est resté constant depuis 1900, aux alentours de 300 par année, celui des "seconds sujets" est passé dans le même temps de 300 à environ 2 000.

Il en résulte d'importantes conséquences. Sur 20 bacheliers, il y avait, en 1900, un "premier sujet" et un "second sujet" ; aujourd'hui, il faut une moyenne de 200 bacheliers pour trouver un "premier sujet" et sept "seconds sujets". En 1985, il est très probable que ces chiffres monteront à 1 200 bacheliers pour un "premier sujet" et peut-être pas plus de trente "seconds sujets".

Ainsi, l'élite était naguère relativement concentrée ; cela a engendré ces célèbres classes des grands lycées de Paris qui, de 1850 à 1910, ont été des pépinières d'hommes célèbres ; à la tête de ces classes exceptionnelles et peu nombreuses, on pouvait placer et l'on plaçait effectivement des professeurs exceptionnels ; la classe de Marcel Proust au lycée Condorcet, avec pour professeur M. Darlu, en est un exemple parmi d'autres. Aujourd'hui et demain, l'élite et même la demi-élite se diluent. Les maîtres éminents ne trouvent plus d'auditoires à leur taille, et inversement, les élèves éminents, trop dispersés, n'ont ni les professeurs ni les condisciples qui sont nécessaires à leur émulation. Je crains pour ma part que cette élite n'en souffre, et par conséquent nous-mêmes, hommes moyens.

Il est donc temps que nous nous préoccupions d'adapter l'enseignement aux facultés biologiques des adolescents, ce qui implique une meilleure connaissance de ces facultés, et notamment des âges auxquels elles se développent et passent parfois par un maximum. Ceci pose tous les problèmes accessoires, mais non négligeables, de la durée de l'adolescence intellectuelle, de l'excès de vacuité qu'engendre chez nombre d'adolescents une activité trop exclusivement scolaire, et aussi, à l'échelle des plus petits nombres, mais encore non négligeables, les problèmes d'émotivité, de sensibilité, d'angoisse devant l'interrogation et l'examen ...

 

Mais cette adaptation de l'enseignement à la personnalité biologique doit s'accompagner d'une adaptation à la civilisation de notre temps. Nous n'avons pas à former le futur producteur seulement, mais nous avons à le former ; nous n'avons pas à former le futur consommateur seulement, mais nous avons à le former ; nous n'avons pas à former le futur citoyen seulement, mais nous avons à le former ; nous n'avons pas à former le futur père ou la future mère de famille seulement, mais nous avons à les former. En fait nous avons à développer un être vivant, et vivant dans un monde en évolution rapide. Il sera homme et rien d'humain ne doit lui être fermé par nous.

Dans la phase actuelle de la période transitoire, il est cependant normal que les futures activités professionnelles soient considérées comme l'un des éléments majeurs de l'orientation de l'enseignement et des élèves. C'est à cette considération que travaillent en liaison la Commission de l'équipement scolaire et la Commission de la main-d'œuvre du Plan. C'est dans ce cadre et avec l'aide et l'appui du ministère du Travail et de l'Institut national d'études démographiques qu'ont été établies diverses prévisions sur les besoins de l'économie en personnel qualifié vers 1975 et 1985. On pourra les trouver soit dans les rapports spécialisés du Ive et Ve Plan, soit dans les livraisons de la revue Population. Toutes ces études, si imprécises qu'elles soient, mettent en évidence de très grands besoins.

M. R. Poignant, qui fut longtemps, aux côtés du président Legorgeu, le rapporteur général de la Commission de l'équipement scolaire, et à qui notre Éducation nationale doit tant à ce titre, a calculé que malgré l'explosion scolaire, la population active française de 1985 ne comprendrait pas plus de 8 % de personnes ayant une formation de niveau supérieur (contre 2 % aujourd'hui). Il exprime ainsi les tendances de l'évolution prévisible : "La pénurie quasi permanente de cadres moyens et supérieurs que connaît l'économie depuis 1945 va certainement persister jusqu'en 1970. Au-delà, il est vraisemblable que, quelle que soit la rapidité de la croissance économique, le nombre des diplômés croîtra beaucoup plus vite que celui des emplois jugés aujourd'hui comme correspondants à ces qualifications intellectuelles.

À partir de cette date, la France connaîtra progressivement la situation qui est actuellement celle des États-Unis : l'absorption des diplômés dans l'économie s'y fait sans difficultés, même en période de léger chômage, mais dans des emplois qui ne requéraient pas naguère une qualification si élevée". La société deviendra ainsi peu à peu sinon une société de bacheliers, du moins une société où ce niveau de culture sera usuel, comme elle est passée de l'analphabétisme au niveau du certificat d'études primaires.

Nous n'avons pas à revenir ici sur les très bonnes choses qui ont été écrites un peu partout, depuis quelques années, sur les méthodes générales qui permettraient à l'éducation de s'adapter sans cesse, au cours des 20 prochaines années, aux besoins mouvants de la condition humaine. Nous renvoyons encore une fois sur ce point au rapport général du groupe de travail "1985". Parmi les principes sur lesquels tout le monde aujourd'hui se trouve d'accord, figure celui de limiter les spécialisations aux années de fin d'études ou aux premières années de profession, et d'insister au contraire sur les idées générales et les synthèses. Un autre élément important est le bon usage de l'orientation scolaire et professionnelle. Enfin, nous l'avons déjà dit, il faut penser toujours à l'homme total, et lui apprendre non seulement à apprendre, mais à vivre.

 

Cela suppose, il faut le reconnaître, une rupture avec la personnalité classique du professeur qui enseigne une spécialité, transmet une science sans engager sa propre personnalité, et ne s'aventure pas volontiers en dehors de son domaine technique ; cela suppose des confrontations, des interpénétrations de disciplines, qui se font mal aujourd'hui. Cela suppose aussi que l'on aborde en classe des domaines qui n'y sont pas abordés. De telles évolutions ne peuvent se faire que lentement et prudemment.

Peut-être se feront-elles surtout à la faveur d'une évolution en apparence purement formelle : celle qui pousse à la multiplication des groupes de travail, séminaires, "écuries" dans lesquels le même homme, ou le même adolescent, est tour à tour élève et professeur. Cette formule vaut dans l'école, mais aussi hors de l'école, dans l'éducation permanente, Elle aboutira sans doute à réduire la dichotomie aujourd'hui abusive qui divise les hommes en professeurs et élèves. En fait, les professeurs de métier subsisteront certainement, mais eux aussi ont besoin, et plus encore que les autres hommes, de "recyclages" et d'éducation permanente ; et ce sont leurs anciens élèves qui peuvent le plus efficacement leur donner ces enseignements.

En présence de besoins si pressants et si nombreux, devant une évolution si profonde, il est clair que toutes les ressources de la technique doivent venir à l'aide de l'homme ; il paraît certain que seront employés à grande échelle la télévision, et de manière générale les méthodes où une préparation très intense du cours est suivie d'une diffusion ou d'une reproduction pouvant toucher un très grand nombre d'étudiants. Il faut signaler à ce propos le très grand intérêt de ce que l'on a appelé un peu vite les "machines à enseigner", et qui est bien mieux nommé, comme le propose le Dr Archier, "enseignement par auto-réflexion" ; il s'agit en effet, non d'une méthode passive, mais d'une méthode active, dans laquelle l'élève peut travailler seul avec un programme et un matériel préalablement élaborés, contrôlés par des centaines d'expériences.

 

Au terme de ces quelques réflexions sur le problème le plus déterminant et le plus difficile de notre temps, nous retrouvons ce mot, cette notion d'expérience qui me paraît devoir dominer nos cherches, nos décisions, nos actions. Dans cette forêt complexe les problèmes qui commandent notre civilisation et le bonheur de nos enfants, problèmes dont je n'ai évoqué que quelques-uns (ceux qui me paraissent les moins nettement perçus), il me semble impossible que l'humanité puisse procéder autrement qu'en traçant courageusement de nouvelles voies, sans savoir à l'avance lesquelles seront les meilleures.

Laisser aux chefs d'établissements, aux maîtres les plus dynamiques, de larges initiatives, adaptées à leurs moyens et aux besoins de leurs élèves, et ne les juger que sur leurs résultats à long terme, voilà à mon sens le moyen de dégager les meilleures voies. Ceci n'exclut évidemment pas que la grande majorité suive des chemins plus traditionnels et tracés à l'avance. Mais dans ce domaine plus encore que dans les autres, du moment que nous voulons être la génération de la découverte, nous devons accepter d'être aussi la génération des essais.

 

 

Notes

 

(1) Louis Cros, L'explosion scolaire. Paris, Comité universitaire d'information pédagogique, 1961, 181 p. (Coll. Éducation et économie).
(2) Alfred Sauvy, La montée des jeunes, Calmann-Lévy, 1959, 264 p.

 

© Jean Fourastié, in Les 40 000 heures, inventaire de l'avenir, Laffont-Gonthier, 1965, 247 pages [extrait du chapitre IV, "Trois grands problèmes", pp. 114-127]

 


 

 

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