Pierre Viansson-Ponté, un analyste de la vie politique française d'une rare acuité, et d'une parfaite probité, nous donne ici un texte très fouillé qui mérite une lecture attentive. S'il contient beaucoup d'hommages admiratifs, il est aussi incontestablement daté : Viansson (1920-1979) n'a pas suffisamment vécu, hélas, pour connaître les recherches de Péan - pour ne nommer que celles-là. D'où un portrait relativement flatteur de Mitterrand (en dépit d'incontestables épines, dont l'Affaire de l'Observatoire, que Viansson n'a manifestement pas digérée) qui a l'avantage d'échapper totalement à la diatribe - et n'en est que plus percutant.
Pierre Viansson-Ponté, atteint d'un cancer, travailla jusqu'au bout de ses forces : sa dernière chronique (Au fil de la semaine) parut dans le même numéro du Monde que l'annonce de sa mort.

 

 

D'où vient, Monsieur le Premier Secrétaire, qu'un écran, une brume, parfois même un mur, semblent vous séparer des autres ? Ceux qui travaillent chaque jour à vos côtés ressentent avec force cette impression bizarre d'une distance, d'une absence, d'un creux, et ils en font volontiers confidence. Ceux qui vous approchent souvent, et même s'ils vous connaissent bien, en sont si frappés que c'est là, dès que vous avez tourné les talons, un de leurs grands sujets de conversation. Et qui, parmi vos auditeurs, aussi bien dans les réunions peu nombreuses que dans les grands meetings populaires et davantage encore à la télévision, n'a éprouvé le sentiment, à un moment ou à un autre, que vous aviez décollé, que vous planiez, que vous étiez ailleurs, et très loin ?

On sort de là ou on tourne le bouton, perplexe : il avait pourtant l'air en forme, il dominait son sujet, il a dit ce qu'on attendait, ce qu'il fallait dire ; il a même su mettre de la générosité, de la chaleur, de l'humanité dans ses propos et il paraissait croire à ce qu'il exposait. Mais alors pourquoi était-il, par instants, si détaché, si isolé en apparence, et nous si mal à l'aise, qu'il fallait faire effort pour le suivre, le rejoindre, le croire ?

Pour vos adversaires, l'explication est simple : puisqu'ils vous détestent, ils vous accusent de tous les crimes. Pour eux, ce sont au mieux les remords, au pire la duplicité, qui sont les causes de votre gêne et de la nôtre. Quels remords, et de quelles fautes, et quelle duplicité ? Allons donc ! Ils n'ont que l'embarras du choix, à les entendre.

Celui-ci vous décrira comme "le Florentin", maître ès esquives, et parlera de l'affaire des fuites, cette affreuse machination montée de toutes pièces contre vous en 1954, de l'affaire de l'Observatoire, autre piège dressé en 1959 par les mêmes ennemis et où, cette fois, vous avez bien failli tomber. Celui-là se contentera de faire vibrer la corde de l'anticommunisme, qui éveille toujours des échos à gauche comme à droite, en se demandant charitablement si vous êtes captif ou complice de la "subversion rouge", c'est-à-dire, en termes clairs, un imbécile ou, à ses yeux, un traître. Et l'on conclura en chœur qu'il n'y a pas de fumée sans feu, que tout cela est bien étrange vraiment, que d'ailleurs vous n'êtes qu'un socialiste de fraîche date, à moins qu'hypocritement on ne fasse mine de vous plaindre : "Pourquoi, mais pourquoi diable est-il allé s'allier avec ces gens-là ?" Comme si la gauche, qui ne parvient pas à vaincre avec les communistes, pouvait avoir la moindre chance de l'emporter sans eux !

Quant à vos partisans, ils sont déroutés, inquiets même, dans ces moments où vous semblez vous esquiver dans quelque jardin secret tandis que vous débitez les phrases convenues et les formules rituelles. Oh ! ils savent bien que vous êtes l'homme le plus calomnié de France. Ils n'ignorent pas que les chefs de la gauche ont toujours été les cibles favorites de la perfidie, de l'insinuation, du mensonge, qui sont les armes habituelles de la droite. De la vaisselle d'or de Léon Blum aux fêtes indécentes qu'aurait données tel militant devenu un nabab pour célébrer son premier, son deuxième ou son quatrième milliard - vieux ragot imbécile appliqué tour à tour à un certain nombre de leaders politiques, de tous bords d'ailleurs, au cours des trente dernières années - il y a toujours des crétins pour prétendre et des gogos pour croire que la finalité de la politique et le seul moteur des politiciens, de ceux de la gauche surtout, c'est de se remplir les poches, c'est l'argent, le sale argent récolté sur le dos des pauvres gens.

Or il se trouve que si quelqu'un éprouve une horreur toute chrétienne de l'argent et s'en méfie, c'est bien vous, fidèle en cela comme en bien d'autres réactions à l'enseignement des Pères du collège Saint-Paul d'Angoulême, si étonnant que cela puisse paraître à certains. Cependant tout cela, vos partisans ne l'ignorent pas et ils ne croient pas un mot des basses attaques dirigées contre vous. Mais pourquoi ont-ils, eux aussi parfois, l'impression que le courant ne passe pas ?

Vous allez objecter, je vous entends déjà, que d'avoir rassemblé à neuf ans d'intervalle, onze, puis treize millions de suffrages, ce n'est quand même pas un signe de solitude ; qu'à Toulouse et à Lille, à Nice et à Paris, et dans dix autres villes, pendant vos campagnes présidentielles, vous avez été follement acclamé par des dizaines, des centaines de milliers d'hommes et de femmes ; qu'à la télévision, vous ne faites pas mauvaise figure à côté de tant d'autres ; enfin que la remise en ordre, la relance et l'essor du parti socialiste sont votre œuvre, au point qu'il n'y a d'ailleurs après vous, derrière vous, aucun candidat éventuel à la présidence, aucun chef du parti qui s'imposent réellement.

Tout cela est vrai. Il n'en reste pas moins, une fois encore, que vos ennemis trouvent facilement prise, que vos auditeurs ressentent parfois une sorte de malaise, que vos partisans s'interrogent, souffrent et doutent souvent, sans que les mauvais procès que l'on vous fait, les choix et les tactiques politiques qui sont les vôtres, votre honnêteté, votre sincérité et votre conviction même, soient en cause. Il y a donc autre chose qui justifie ce sentiment bizarre que l'on éprouve, mais que l'on ne parvient pas à bien analyser, moins encore à décrire et pas du tout à expliquer. Essayons, si vous le voulez bien, d'élucider ensemble ce mystère.

Faut-il regarder du côté de l'homme privé, de son tempérament, de son caractère, de son passé ? Je dirai tout de suite que je n'en crois rien.

Votre biographie est l'une des moins obscures qui soient, sans secrets ni zones d'ombre. Dans la vie d'un homme public, surtout s'il approche des grands emplois, il y a toujours des épisodes que l'on ressasse à plaisir parce qu'ils précisent les contours de ce qu'on nomme son image de marque et qu'ils sont à sa gloire ; et puis des péripéties sur lesquelles on passe rapidement, pudiquement, parce qu'elles risqueraient d'ouvrir d'autres horizons. Ce ne sont pas forcément des erreurs ou des fautes, mais simplement des vicissitudes qui ne coïncident pas avec le portrait stéréotypé offert au public et qui risqueraient de faire tache.

Ainsi ne parle-t-on que pour mémoire et très vite, très vaguement, des origines du nom et de la fortune des Giscard d'Estaing : un nom qu'il est plus rassurant de faire remonter au XVIe siècle et descendre de Louis XIV, une fortune dont on feint de croire qu'il s'agit d'un patrimoine terrien si habilement géré par la lignée qu'il n'a cessé de s'accroître au fil des générations. Silence aussi sur les premiers engagements politiques de Jacques Chirac lorsque, encore adolescent, il signait l'appel de Stockholm et était tenté par le socialisme. Pas un mot du rôle pourtant considérable joué par Maurice Couve de Murville aux côtés de Giraud et contre de Gaulle à Alger en 1943 : c'est si loin tout ça !

Quant aux conditions exactes du départ de Georges Marchais pour l'Allemagne sous l'occupation, à la prudence - qui n'empêchait pas les sentiments - d'un Georges Pompidou menant jusqu'en juillet 1944 à Paris une petite existence tranquille et quiète de professeur, il serait indécent d'en faire état. Cela ne se fait pas. Et ainsi des tours et détours, tantôt fâcheux, tantôt ordinaires, de la carrière de dizaines d'hommes illustres qui attendent encore leur Plutarque. Chacun ou presque porte ainsi sa tunique de Nessus, vraie ou inventée.

Pour ce qui est de la vie privée, c'est pire encore. Un mur infranchissable l'abrite et la défend contre les regards indiscrets. C'est normal, n'est-ce pas ? Un homme politique a bien le droit, lorsqu'il n'est pas sous les projecteurs, lorsqu'il n'agit ni ne parle à raison de ses fonctions, de vivre comme il l'entend et en paix. Les journaleux indiscrets, gazetiers farfouilleurs et autres paparazzi de la plume et du micro, sans parler des champions du téléobjectif et des as de la caméra invisible, quelle race méprisable ! Tous des écumeurs de poubelles, voilà ce qu'ils sont.

C'est vite dit. Quand on vote pour un candidat et surtout s'il s'agit de pourvoir un poste important dans l'État, surtout s'il postule le tout premier rang, on ne le choisit pas seulement pour sa bonne mine et ses fiers propos. L'électeur, et c'est bien le moins, aime savoir à qui il va avoir affaire, qui entoure, conseille et assiste son favori, qui gouvernera demain à ses côtés et en son nom. Pourquoi cet examen, s'il n'est pas dicté par quelque curiosité indécente mais s'inspire au contraire d'une prudence et d'une circonspection tout à fait légitimes, s'arrêterait-il aux limites sacrées de la famille et au pied du fameux mur de la vie privée ?

Après tout, ce sont les candidats eux-mêmes, qu'ils soient de droite ou de gauche - et vous avez sacrifié comme les autres à cet usage, impossible d'y échapper - qui ont tenu à nous présenter leur femme et leurs enfants, à vanter leur parentèle et à accréditer leur cousinage. Nous, nous n'en demandions pas tant. On nous a priés de nous prononcer pour celui-ci parce que sa femme était discrète, bien élevée et bien habillée et que, nous disait-on, elle nous représenterait dignement. Quant à ses enfants, tous distingués, intelligents, sportifs, décidés et modernes pourtant. Regardez-les bien, ces chers petits sur les estrades, sur les écrans et jusque sur les affiches électorales tirées à des millions d'exemplaires : c'est papa tout craché. Cet autre, qui faisait profession de défendre la pudeur et la morale boutiquières, exagérait peut-être, sans souci de dévoiler les secrets de son ménage, les talents variés de son épouse, bonne cuisinière, mère excellente et surtout d'une vertu éprouvée, insistait-il lourdement. Devant l'objectif, celui-ci ne lâchait pas la main de sa moitié tant il était important de faire entendre que son troisième mariage était d'amour, que c'était le bon et qu'il durerait. Celui-là insistait sur son pavillon de banlieue, son village pyrénéen, ne manquait pas de rappeler son rude apprentissage de la pâtisserie bien qu'il n'ait pas vu un petit gâteau ailleurs que dans son assiette depuis un grand demi-siècle ; et, faute de progéniture à exhiber, il aimait conter, photos à l'appui, de quels tendres soins sa dévouée moitié et lui-même entouraient leur vieux chien fidèle, si attaché à ses excellents maîtres.

Oui, jusqu'aux chiens - les vôtres se nommaient Lipp et Titus - rien ne nous a été épargné, rien ne nous a manqué : aucun détail dérisoire, aucun trait de tempérament, aucun des goûts et aucune des manies, et pas même le menu défaut permis à un grand homme, la qualité ignorée et dissimulée par pure modestie, le plus mince épisode d'un passé haché menu au fil de l'hagiographie quotidienne. Qu'on ne dise pas, une fois encore, que ces maudits journalistes extorquaient diaboliquement les confidences et surprenaient vos secrets : car ce sont bien les candidats - vous aussi, Monsieur le Premier Secrétaire, comme les autres - qui harcelaient la presse par attachés interposés et parfois directement de leur insistance, dépêchaient leurs épouses à tous les micros, livraient leurs enfants à tous les photographes et preneurs d'interviews, rajoutaient à l'occasion quelques touches subtiles, une mèche par-ci, un sourire par-là, au portrait de famille.

Alors la vie privée, n'en parlons pas, ou plutôt parlons-en ! Que ce ne soit pas agréable, j'en conviens. À ce train, la permissivité aidant, un jour viendra, n'en doutons pas, où les rivaux ne se contenteront pas de mettre à contribution parents, femme et enfants sans compter les frères, sœurs et cousins, mais tiendront à infliger au public la preuve de leur bonne santé, voire de leur virilité, en produisant leurs maîtresses qui pourront raconter leurs secrets d'alcôve ou à défaut quelque militante désirable et de bonne volonté qui dira l'ardeur, le savoir-faire et l'endurance de son champion. On n'en est pas encore là ? Patience, on y va tout droit.

Il faut convenir que vous, Monsieur le Premier Secrétaire, vous n'avez pas abusé et même n'avez usé que modérément de la biographie allégée et apologétique, de la fausse confidence et de l'étalage complaisant. La gauche n'aime pas beaucoup ce genre d'armes à double tranchant et personnellement cela vous répugne. Au demeurant vos adversaires ne se seraient pas fait faute de combler des trous de mémoire trop opportuns et de verser du vinaigre sur vos plaies. Mais vous n'êtes pas de ceux dont la notice du Who's who, ce sec résumé d'une vie et d'une carrière dont le bon à tirer est obligatoirement signé par l'intéressé lui-même (ce qui, soit dit en passant, remet à leur juste place les démentis indignés produits ultérieurement par quelques imprudents), donne une furieuse envie de rire pour les omissions qu'elle comporte ou de hurler à cause des mensonges éhontés qu'elle contient.

Vous n'êtes pas sans défauts, vous avez eu des moments difficiles, vous avez connu l'échec et commis des erreurs : qui peut se vanter d'avoir tout réussi et sans jamais broncher ? Mais on sait tout de vous, on a tout dit, on ne vous a pas épargné, on ne vous a fait grâce d'aucun écart. Vous avez passé trop de temps sous la lumière brutale des projecteurs pour qu'il reste quelque chose à découvrir et même, avec un minimum de vraisemblance, à inventer. Au fond, en vous crucifiant jadis sous couleur de vous défendre parce qu'il était votre ami, avec cet inimitable mélange d'apitoiement, de fausse bienveillance et de vraie férocité qui faisait son talent de polémiste, François Mauriac vous a rendu un grand service. Il vous a décoché sans avoir l'air d'y toucher tant de traits empoisonnés que je ne rappellerai pas ici - vous y êtes encore, je le sais, resté trop sensible et je ne vous écris pas pour vous calomnier sans avoir l'air d'y toucher - que vos ennemis, moins doués et moins imaginatifs, en sont restés cois. Certes ils ont essayé de vous prêter quelques aventures supplémentaires, quelques pseudo-complicités occultes de plus, mais à quoi bon : leurs "révélations" maladroites paraissaient pâles et médiocres à côté des fulgurances mauriaciennes. Elles n'ajoutaient rien à votre portrait - pardon : à votre caricature - qui, à bien regarder, n'était pas si terrible.

Si on voulait en effet résumer ses descriptions en termes brutaux, Mauriac suggérait - il n'affirmait jamais - que vous étiez ambitieux, fluctuant et calculateur. La belle affaire en vérité, même si c'était vrai ! L'ambition, l'ambition de puissance, est le moteur de l'action politique ; la finalité d'une carrière dans ce domaine, c'est le pouvoir. Votre ambition à vous n'était pas médiocre, elle visait la plus haute responsabilité. Quand on veut être ainsi le premier, on en vient tout naturellement à transcender la fonction, on n'agit pas, ou plus seulement, pour défrayer la chronique mais pour enrichir et peut-être infléchir l'Histoire. Et puis c'est une course qui, même si les partants sont trop nombreux, n'est pas encombrée à l'arrivée. Quant à vos fluctuations, à vos calculs, rien de plus normal : on serait mieux fondé à vous reprocher, si tel était le cas, de n'avoir jamais changé, de n'avoir ni tactique, ni stratégie, ni "projet" comme on dit.

Mais voici que de l'homme privé nous sommes en train de passer insensiblement au personnage public tant il est vrai que les deux n'en font qu'un. Avant d'ouvrir ce second dossier, d'y chercher la réponse à notre question, concluons simplement que ce n'est pas dans votre vie privée que nous trouverons la clef du mystère.

Alors, l'homme public ? Inutile d'entreprendre ici le récit d'une carrière qui a été fait cent fois et de toutes les façons. Quelques points de repère cependant.

Votre participation à la Résistance est bien connue, établie, mais déjà l'ambiguïté d'une position qui était le fait de beaucoup de clandestins munis d'une couverture officielle a facilité les premières calomnies. Fonctionnaire de Vichy et en même temps fondateur d'un réseau, il vous fallait feindre de servir l'État du maréchal Pétain en plein jour afin de mieux contribuer à le détruire dans la nuit. Ce n'est jamais facile ni agréable. Tandis que vous étiez sous le masque à Londres, puis à Alger en 1943, vous heurtant d'ailleurs avec les gaullistes au point que leur chef songeait un moment à vous faire arrêter parce que vous l'agaciez déjà, vos amis de l'autre bord vous inscrivaient à votre insu et d'office parmi les titulaires de la francisque, l'ordre de Saint-Louis créé pour ses fidèles serviteurs par le vieux maréchal.

Ah ! Cette francisque ! Vous ne l'aviez bien entendu ni demandée, ni acceptée et elle n'avait d'ailleurs, dans votre cas et dans ces conditions, aucun caractère compromettant. Seuls ceux qui ont participé à la Résistance sous l'occupation et à tous risques - et non, comme beaucoup qui s'en sont prévalus après la Libération une fois le danger passé et la partie gagnée - savent parfaitement que le voyage clandestin et dangereux de la France occupée à l'Angleterre en guerre, puis le retour au combat, constituaient à la fois le signe d'une responsabilité importante dans la lutte et la marque d'une confiance sans faille dans l'homme qui était ainsi admis à circuler entre les deux camps. Pendant que vous étiez à Londres et Alger sous le masque du "capitaine Monier", votre pseudonyme, vous auriez pu aussi bien être, par Vichy, condamné à mort devant quelque tribunal militaire et déchu de la nationalité française que décoré et honoré. Cela n'aurait pas eu plus de sens, ni moins d'ailleurs. La simple vérité est que vous étiez un des chefs de la Résistance et qu'aucun véritable résistant n'a pu en douter une seconde. On le voit d'autant mieux que l'on vous retrouve à vingt-sept ans, dans les jours de la Libération, secrétaire général aux Prisonniers de guerre et Déportés - c'est-à-dire, en fait, ministre - dans le gouvernement provisoire du général de Gaulle et que ce dernier d'ailleurs écrira votre nom, à ce titre, dans ses Mémoires de guerre. Tous ceux qui ont vécu le climat passionné de ces heures-là, la folie de soupçons et la fièvre d'épuration explicables par les drames et les trahisons des quatre années précédentes, savent bien ce qu'il en est.

Seulement voilà : un jour, dix ans plus tard, des adversaires dans une bataille politique feindront de découvrir que vous aviez été décoré par Vichy. Ils tenteront de jeter la suspicion sur votre appartenance à la Résistance, ils s'efforceront de faire croire qu'aux heures difficiles vous jouiez double jeu, ce qui leur permettra, escomptent-ils, d'accréditer l'idée de votre déloyauté pour ne pas dire plus. C'était, répétons-le, non seulement un grossier mensonge, et pour certains que la haine aveuglait, très consciemment avancé, mais une fantastique, une énorme, une affreuse calomnie. Ce fut le premier signe : désormais, vous seriez la cible favorite des calomniateurs, vous ne leur échapperiez plus.

Que fallait-il faire ? Crier d'indignation et hurler de colère, invoquer les témoignages éclatants qui ne pouvaient vous être refusés, réduire à néant l'hypocrite accusation et faire toucher les épaules à ses auteurs. Et pour cela évidemment, il fallait commencer par reconnaître que c'était bien vous, François Mitterrand, dont le nom figurait dans la promotion de la francisque au Journal officiel de Vichy alors que vous étiez à Londres en mission de Résistance. Qu'avez-vous fait ? Vous avez d'abord murmuré une sorte de démenti du bout des lèvres, faisant valoir que si cette décoration vous avait peut-être été décernée, vous ne l'aviez jamais reçue puisqu'elle ne vous avait jamais été remise. Puis, sans nier ni confirmer le fait, vous avez rejeté l'opprobre en des déclarations confuses comme si vous aviez bel et bien quelque chose à cacher, comme si vous dissimuliez quelque secret honteux. Ce n'est que plus tard que vous avez réagi un peu plus vigoureusement, bien qu'à vrai dire vous n'aimiez guère parler de cet épisode non par gêne, mais plutôt par mépris et parce qu'il ne faut pas souffler sur les braises au risque de rallumer le feu de la calomnie.

Belle indifférence ou trop adroite prudence peut-être, mais faux calcul à coup sûr, étonnant de la part d'un habile. Car le résultat, pour les imbéciles et les ignorants, et finalement aussi pour une bonne partie du public non informé des arcanes de la clandestinité - et pour cause : nous n'y étions pas nombreux ! - c'est qu'il en est, comme on dit, "resté quelque chose". Cette francisque à double tranchant - l'un pour défendre la patrie, l'autre au besoin pour l'attaquer, disait Jean Effel dans un dessin célèbre - devait dès lors figurer à jamais dans votre blason, vous ne deviez jamais réussir à vous en débarrasser tout à fait. Même en 1974 dans votre seconde campagne présidentielle, on la brandissait encore pour vous blesser, vous abattre. Pensez donc : agent de la Résistance mais suspect à de Gaulle et en même temps serviteur de Pétain décoré pour sa fidélité : un procès en or qui ne finira jamais !

Si l'on s'est un peu étendu sur cet épisode lointain et insignifiant, compte tenu de tout ce que vous avez fait, dit et été depuis, c'est parce que cet avatar médiocre paraît très révélateur. Vous, l'homme des fulgurances et des virulences, vous êtes attaqué dans votre honneur, et vous temporisez, vous tergiversez, vous ergotez, prêtant le flanc au lieu d'écraser les menteurs de votre mépris, de liquider les calomniateurs et, du même coup, de parer à jamais l'ignoble attaque. Vous le pouviez, vous en aviez aisément les moyens, chacun attendait la réplique tranchante et décisive. On eût dit que, pris au dépourvu et bouleversé - car vous l'étiez, j'en atteste, moi qui vous ai rencontré dans le combat, je vous ai vu ce jour-là atteint au plus profond de vous-même - dès lors que l'on sortait du débat d'idées pour vous atteindre dans votre chair, vous sembliez perdre soudain vos moyens, votre capacité de réaction, presque votre sang-froid.

Ainsi, on continue à dire trente ans après : "Mitterrand ? Ah oui ! La francisque..." Mais plus souvent encore "L'homme des fuites et de l'Observatoire". Cette fois l'image est frappante, elle fait mouche, elle fait balle à tout coup. Quelques mots très simples, puissamment évocateurs : la grille du jardin de l'Observatoire, quoi de plus rassurant et ordinaire ? Et hop, on vous représente, on vous voit presque, sautant cette fameuse grille et prenant la fuite, car ceux qui parlent encore et toujours de ces "affaires" là mélangent et confondent à plaisir les deux épisodes comme s'ils n'en faisaient qu'un. Allez donc, après cela, vous inscrire en faux contre cette réputation de sauteur, c'est-à-dire de fumiste sans principes ni convictions, contre ce cliché de l'homme qui s'enfuit - donc il est coupable, il signe son forfait, il avoue - en emportant sous son bras les secrets de la défense nationale ou un magot, on ne sait trop, et d'ailleurs peu importe. Ce qui compte, ce qui reste, c'est l'impression trouble d'avoir affaire à un suspect - vos ennemis, forçant la note, disent : un traître - qui, un jour, démasqué, n'a trouvé son salut que dans la fuite.

Vous ne me croyez pas, vous pensez que j'exagère ? Écoutez aujourd'hui encore ce qu'on murmure sur votre passage, devant votre image sur le petit écran, cette bouillie d'ignominies et d'imbécillités qu'il se trouve toujours, oui toujours, même dans les cercles politiques où l'on devrait au moins savoir à peu près de quoi on parle, quelque abruti sentencieux pour remuer et étaler cette boue avant de conclure que tout cela n'est pas clair, pas propre, et que ces mystères expliquent bien des choses.

Je n'entrerai pas ici dans le détail de l'affaire des fuites. Elle date de 1954, vous étiez alors ministre de l'Intérieur du gouvernement Mendès France et il s'agissait tout simplement d'une machination montée de toutes pièces par des hommes de la droite fascisante hostiles à ce gouvernement. Et puis ce n'est pas à vous qu'il convient de raconter votre propre histoire d'autant que, sur cette affaire-là, toute la lumière a été faite : elle constituait, qu'on veuille bien me dispenser d'en apporter ici la démonstration cent fois donnée et d'abord par vous-même, un odieux traquenard. Vous avez déjoué le piège, démonté le complot, fait rendre gorge à ses auteurs même si - c'est humain - certains d'entre eux sont depuis belle lurette revenus sur leurs piteux aveux du moment, et vous vous êtes tiré avec honneur, sans qu'aucune contestation soit désormais possible, de ce mauvais pas. Évidemment, il reste cette femme... Quelle femme, vous qui les aimez tant ? La femme de César, voyons, vous savez bien, celle qui ne peut, ne doit pas être soupçonnée.

La femme de César, c'est surtout à l'occasion de l'autre épisode, l'affaire de la grille, l'affaire de l'Observatoire, qu'on met en question sa vertu et la vôtre. Là non plus, je ne vous en infligerai pas le récit complet. Simplement, je la rappellerai schématiquement au lecteur pour pouvoir ensuite évoquer avec vous un souvenir, puisque aussi bien à nos âges, les lettres et les rencontres sont facilement occupées par l'évocation du passé et les réminiscences douces-amères.

Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, le général de Gaulle étant au pouvoir depuis seize mois et demi et la guerre d'Algérie étant sur le point d'entrer dans sa sixième année, une rafale de mitraillette était tirée sur votre voiture, en plein Paris, alors que, rentrant chez vous rue Guynemer, vous longiez les grilles du jardin de l'Observatoire. Heureusement, vous n'étiez pas dans le véhicule : vous l'aviez abandonné quelques instants plus tôt, sautant pour vous enfuir sous les frondaisons la fameuse grille haute d'un peu plus d'un mètre. Émotion, nervosité, incertitude : pourquoi cet attentat ? Qui avait voulu vous abattre, cette fois physiquement ? Dans le climat du moment, tout le monde était armé et beaucoup avaient la gâchette facile ; entre les activistes "Algérie française", les barbouzes gaullistes chargées des basses œuvres, les commandos de tueurs d'on ne sait trop quelle main noire fasciste dont un député de la majorité (c'était Lucien Neuwirth) annonçait qu'ils avaient "franchi la frontière", on n'avait que l'embarras du choix et les hypothèses allèrent bon train pendant quelques jours. Vous, vous vous contentiez de relater les péripéties de cette soirée mouvementée sans désigner, sans dénoncer personne, sans même les éclats de voix et les répliques assurées qui eussent été de mise.

Quatre jours plus tard, dans Rivarol, hebdomadaire d'extrême droite, un ancien député gaulliste, puis poujadiste, piètre personnage du nom de Pesquet, criblé de dettes et qui devait d'ailleurs s'illustrer dans la suite par d'autres méfaits, assure tout bonnement qu'il est l'auteur de la fusillade, mais qu'il a agi de connivence avec vous, qu'il vous avait rencontré à plusieurs reprises pour mettre le scénario au point, qu'il en avait les preuves, bref qu'il s'agissait d'un attentat bidon. Le scandale, savamment orchestré il faut en convenir, est énorme. Il sera quasi indéfiniment prolongé par une cascade d'imbroglios juridico-policiers marqués par la levée, au Sénat où vous siégiez alors, de votre immunité parlementaire, par votre inculpation, par une information qui n'était même pas close lorsqu'en 1965, six ans plus tard, vous étiez le challenger du général de Gaulle dans le duel pour l'Élysée.

Entre l' "attentat" et le "scandale" - cela fait beaucoup de guillemets - se place, pour moi, le souvenir. Nous nous connaissions alors, en tant qu'homme et journaliste tous deux politiques, depuis une quinzaines d'années et sans doute un peu plus, même si nous avions l'un et l'autre perdu plus ou moins le souvenir de rencontres antérieures, dans la nuit de la clandestinité entre le François Morland que vous étiez et le Philippe Vernery que j'étais, puisque nous avions l'un et l'autre, comme il était de règle, gardé nos véritables initiales. Puis journaliste politique à l'AFP, chargé de mission au cabinet d'Edgar Faure dans un gouvernement dont vous étiez membre, nous n'avions pas perdu le contact. Rédacteur en chef de l'Express première manière dès son numéro un en 1953 et jusqu'en 1958, j'avais été en quelque sorte le chef des marmitons de cet hebdomadaire qui passait - mais c'était faux, ce n'était pas ainsi, souvenez-vous - pour le journal de Pierre Mendès-France parce qu'il le soutenait en toute liberté. Chef des marmitons, car les deux grands cuisiniers, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, employaient tous leurs talents qui sont grands, avec constance et bonheur, à accaparer toute la lumière des projecteurs et à occuper seuls tout le devant de la scène tandis que, pour ma part, je veillais à l'épluchage des légumes - je veux dire des articles - et surveillais les fourneaux où mijotaient parfois d'étranges plats imaginés par le Vatel du bonnet phrygien. Vous, vous étiez dans la constellation dont PMF était le soleil, une étoile de première grandeur, la plus brillante des planètes. Il n'empêche qu'entre la cuisine et le ciel, nous nous étions souvent rencontrés, et parfois pour brocarder ensemble à mots couverts nos patrons respectifs et bien-aimés.

J'avais même cru voir passer dans votre œil de velours quelques éclairs de sympathie vraie, dans votre voix aux inflexions caressantes de violoncelle quelques accents de sincérité désabusée quand, poli jusqu'à l'insolence, il vous était arrivé de me prendre à témoin avec une causticité glacée pour ajouter le poids infime de mon témoignage ou de mon approbation aux jugements documentés dont vous écrasiez, aisément il faut le dire, les deux directeurs de l'Express, mesurant mieux que quiconque l'ignorance encyclopédique de l'un, l'inconsistance politique de l'autre.

Et puis nous parlions parfois aussi, sans gravité parce que nous aimions tous deux la vie, des églises romanes du Morvan ou de Victor Hugo "le plus grand" à vos yeux (mais vous hésitiez : quand même, il y a Valéry), du dernier film à la mode et de telle actrice en vue, Martine Carol ou Danièle Delorme, du nouveau roman et des soirées du TNP où Vilar triomphait. Pour Vilar précisément vous veniez d'écrire une admirable présentation de l'Orestie d'Eschyle et nous en avions parlé. Au fond il s'en serait fallu de peu que vous vous appliquiez à vous-même le mot magnifique de Camus : "Le stade plein de soleil un jour de grand match, les coulisses du théâtre un soir de générale et l'imprimerie d'un quotidien à l'heure de la tombée du journal, ce sont les trois seuls endroits au monde où je me sente innocent". Peut-être, pour votre part, auriez-vous ajouté : "Le lit où, nue encore, quelque enfant pétrie de grâces, après la première surprise de l'amour, entonne, en allumant une cigarette, le doux chant des confidences". Mais je m'égare. Bref, j'avais l'illusion, fugitivement, que nous nous comprenions et presque, oserais-je le dire, que nous étions amis.

Donc, en cette matinée du 16 octobre 1959, chez vous, rue Guynemer, carré dans un fauteuil de votre petit bureau tout encombré de livres, j'interrogeais avec anxiété, avec chaleur, avec le désir d'être convaincu. Et, convaincu, je le fus ce jour-là par vos réponses, votre récit, vos explications minutieuses. Narcissique, vous sembliez goûter le plaisir, un peu amer en l'occurrence, de vous raconter. Attentif à la langue, vous évitiez avec soin comme à l'accoutumée toute vulgarité sans échapper à une certaine préciosité un peu verbeuse. La sincérité, l'émotion, c'était visible, l'emportaient sur le calcul. Encore sous le coup de cette folle nuit, vous vous livriez complètement à l'ami compréhensif, bien plus qu'au journaliste si prudent et mesuré fût-il, qui était venu chercher précisément auprès de vous ces rassurantes certitudes. Vous disiez tout, ne cachiez rien à charge pour celui qui vous écoutait de faire le tri entre ce qui pouvait être publiquement commenté et ce qui était confidence toute personnelle, témoignage d'estime, marque de confiance. "Voilà, vous savez tout", avez-vous conclu.

Tout, sauf l'essentiel. Car de votre assassin présumé, ce sinistre Pesquet, des tractations que vous aviez menées avec ce provocateur, des préparatifs faits pour désamorcer le risque et éviter d'autres attentats, vous n'avez pas soufflé mot, même par allusion, même par prétérition. Je savais tout en effet, mais je ne savais rien. Et, quatre jours plus tard, alors que j'avais juré par écrit aux lecteurs du Monde et oralement à dix, vingt, cinquante personnes que vous étiez la cible inconsciente, le gibier innocent, la victime d'une nouvelle machination et que votre vie avait bel et bien été en balance, les balles trop réelles et le tir trop ajusté pour qu'il en fût autrement, j'étais le premier à tomber des nues et de haut devant les "révélations" du misérable agent double.

Oh ! Je l'ai compris plus tard : vous parliez à un journaliste, et rien de plus. Pourquoi lui laisser entrevoir vos secrets ? Qu'il soit plutôt sympathique et même politiquement sympathisant, qu'il ait pu croire parfois, l'espace d'une brève rencontre, que vous le traitiez presque en ami, que vous mettiez la main sur le cœur pour jurer que vous lui aviez confié la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sans restriction ni arrière-pensée, après tout c'était le jeu et c'était de bonne guerre. C'est votre vie et votre réputation qui avaient été en balance, non les siennes. Tout homme politique, proche ou lointain, confiant ou méfiant, aurait agi de même. On ne sait jamais... La leçon valait bien un article sans doute.

Cette leçon-là, je ne l'ai pas oubliée et je ne l'oublierai jamais. La grille des jardins de l'Observatoire a peut-être failli être votre Roche tarpéienne. Mais elle a été et restera pour moi, qui aime la mer, ce haut-fond sur lequel on vient s'embouquer pour s'échouer bêtement. Pourtant, on vous l'avait bien dit qu'il fallait se méfier de cette eau tranquille, que les cartes ne sont pas toujours franches ni exactes, que les impressions si fortes soient-elles ne remplacent pas un bon coup de sonde et que c'est au moment où l'on s'y attend le moins qu'arrive ce genre d'accident. Vous avez oublié à coup sûr cet épisode minuscule au milieu de votre drame personnel. Et d'ailleurs à combien de journalistes ou d'amis politiques avez-vous tenu ce jour-là le même discours, avec la même sincérité convaincante ?

Au fond, vous avez sans doute eu raison. Je ne vous aurais pas trahi, mais je n'étais, je ne suis, qu'un journaliste comme les autres, un curieux, un bavard professionnel. Inutile de prendre des gants. Si j'en parais encore, seize ans après, mortifié, ce serait mal me connaître que de penser que cette réaction est de vanité blessée et même d'orgueil humilié. Non, croyez-moi, je n'ai pas de ces pudeurs-là, je suis blindé car à un journaliste on a, en trente ans de vie professionnelle, tellement menti qu'il en a l'habitude. Simplement j'en ai eu de la peine pour vous bien plus que pour moi et malgré les marques d'attention, voire d'estime, que vous ne m'avez pas ménagées depuis, pas plus mais pas moins certainement qu'à d'autres, j'en suis encore durablement meurtri. Il fallait que je vous le dise, mais peut-on vous parler ? Alors, je vous l'ai écrit, comme je l'ai ressenti.

Mais quittons le registre des récriminations et des souvenirs pour revenir à la question qui me hante : pourquoi ce halo de gêne autour de vous ? Car le mince épisode que je viens de raconter avec trop de gravité peut-être, en lui attribuant une portée qu'il n'avait sans doute pas, m'est personnel et ne saurait constituer ni même amorcer la réponse que nous cherchons.

La francisque, les fuites, l'Observatoire. Ah ! N'oublions pas la fameuse, la vieille duplicité, maintes fois illustrée aux yeux de vos ennemis par nombre d'attitudes politiques qui furent les vôtres. Car pour vous déconsidérer, je l'ai déjà dit, tout est bon : qui veut noyer son chien... Alors on assure froidement qu'écarté du compagnonnage gaulliste dès 1943 parce que vous vous étiez heurté avec Charette, pseudonyme de Michel Cailliau, neveu de Symbole, vous en avez conçu une de ces colères froides qui débouchent sur une haine vigilante et rancunière. Ce serait pour cela qu'en 1958 vous vous seriez dressé en opposant irréductible contre le retour au pouvoir du général, qu'en 1965 vous auriez relevé le gant que personne ne voulait saisir et l'auriez affronté en champ clos à l'élection présidentielle, qu'en 1968 vous auriez présumé un peu hâtivement son effondrement et impatiemment anticipé sur la liquidation de son régime, la déroute de son règne.

S'il avait fait de vous son ministre, si vous aviez eu la moindre chance d'être pris en considération et de quitter pour l'apparence du pouvoir cette opposition stérile et qui vous pesait, à vous homme de gouvernement, vous auriez plié le genou, comme tant d'autres, pour l'hommage au souverain dispensateur de tous les bienfaits. Mais puisque, très tôt, il n'a pas voulu de vous, vous avez décelé et dénoncé tour à tour âprement l'illégalité dans son retour au pouvoir, l'inspiration fascisante dans son régime, les variations et les hésitations dans sa politique, les ravages du grand âge dans sa personne.

Ainsi, à en croire ceux qui soutiennent cette thèse, vous auriez cherché votre revanche, poursuivi votre vengeance, parce que l'autre voie était fermée et cela même jusqu'après sa mort puisque vous vous êtes de la même façon mis en travers de la route de son successeur. Ce serait la seule racine et la seule raison de votre opposition, vous qui étiez fait pour le pouvoir et l'aimiez tant que vous avez été onze fois ministre de la IV' République, vous l'ambitieux, vous qui êtes un bourgeois, un esthète, un jouisseur. Vous n'auriez donc ni principes, ni convictions, seulement de l'appétit et de l'impatience.

Eh bien, non ! Malgré le souvenir traumatisant, malgré la cuisante leçon que j'évoquais plus haut, je n'accepte pas cette explication-là non plus. Inutile, n'est-ce pas, entre nous, de reprendre chaque péripétie et de plaider le dossier, votre dossier. Il est assez bon et vous êtes un avocat assez adroit pour défendre vous-même votre cause. Vous avez participé allégrement au "système". On n'a pas oublié votre ardente et courageuse défense, au ministère de la France d'outremer dans les années 50, d'une colonisation généreusement comprise, pérennisée par des réformes audacieuses et promptes ; puis votre énergique affirmation du maintien, par la force s'il le fallait, de la présence française en Algérie aux jours sombres du début de la guerre, à la Toussaint 1954 ; et encore votre silence dans le cabinet Guy Mollet de 1956-1957 dont vous étiez le garde des sceaux quand l'armée, avec la bénédiction de Robert Lacoste, interceptait l'avion de Ben Bella ou quand elle était lancée dans l'imbécile expédition de Suez.

Mais tout cela, à bien y regarder, s'inscrit dans une ligne politique qui n'est pas si fluctuante, si chantournée qu'il y paraît. À notre génération, les taches roses de l'Empire sur le planisphère, la certitude du devoir civilisateur de la France, l'horreur du désordre et de la violence, c'étaient des articles de foi, la bible et paroles d'évangile. La foi patriotique, la bible démocratique, vous les aviez dans le sang autant que l'évangile chrétien et vous étiez né, vous vous étiez marié même, dans ce milieu dont on disait alors que, républicain modéré, il n'était pas modérément républicain. Comme vous auriez été heureux au fond d'être un homme politique de gauche au siècle dernier !

D'ailleurs vous en avez l'éloquence un peu ampoulée, le culte des grands ancêtres, l'esprit de clan et le goût de l'humanisme. Même vos préférences littéraires en portent la marque car si j'ai nommé déjà Hugo "le plus grand" et Valéry qui lui dispute selon vous la palme, il y a aussi Pascal, Chateaubriand, Shakespeare, Tolstoï, Sade, Flaubert, Barrès et surtout Stendhal. Ah ! Stendhal. On vous a parfois appelé "un personnage de Balzac", on a évoqué à votre sujet Rastignac. C'est idiot : vous n'avez rien, vraiment rien, de commun avec cet arriviste cynique et avide, vous êtes pétri de doutes et de scrupules, mais oui, vous ressemblez bien davantage à un personnage de votre cher Stendhal, à ce Julien Sorel séduisant et déchiré, pur et rêveur, tendre et dur à la fois, pieux jusqu'à être tenté par l'exigence mystique et cependant acharné à réussir selon les critères du siècle et du monde où nous sommes.

C'est bien vous qui écriviez dans Libres, éphémère organe de votre mouvement de résistance, le MNPGD(1), le 1er juin 1945 : "On a fusillé des journalistes, hier on a condamné à la peine de mort un général de soixante-quinze ans. Mais on pourrait croire que la peau des trafiquants est trop précieuse pour s'accommoder de douze balles. Retenez pourtant ce conseil : abattez publiquement quinze d'entre eux, et ils sont faciles à trouver, et vous aurez résolu pour une bonne part un problème sur lequel se penchent trop d'experts mais pas assez d'honnêtes gens". Quel beau cri ! Le lendemain, l'Humanité vous accusait de vous livrer là à une inadmissible provocation et vous répliquiez en ironisant sur le communisme devenu "le champion de la légalité"(2). Trente ans déjà, trente ans seulement.

C'est tout cela, cette passion viscérale de la République, cet amour quasi mystique mais quelque peu mythologique du peuple, cette exigence impatiente de pureté, qu'il a fallu dominer, contenir, sublimer pour aller de l'avant. Puisqu'il était impossible de changer l'homme et de transformer le monde, puisque la révolte ne menait à rien, puisque le combat était terminé, va pour les réformes, les concessions, les demi-mesures. Après tout, c'est mieux que rien. Ainsi, par une conversion à la fois déchirante et raisonnable, vous avez composé tant bien que mal entre la soif de réussite, les soucis d'efficacité même limitée, les rudes impératifs de conscience et les molles réalités de la vie publique.

C'est cela la politique, l'art du possible comme on dit. Attaché à la fameuse "mission colonisatrice", vous vouliez la remplir avec humanité et générosité, ce qui demandait pour réussir à la fois de la fermeté et du cœur. Sincèrement pénétré de la grandeur de votre pays, vous vous irritiez parfois de la voir galvaudée ou au contraire brandie à tort et à travers dans l'égoïsme sacré de la méprisante xénophobie. En même temps, vous regardiez le peuple français avec un mélange indissociable d'affection vraie, de surprise souvent, de chagrin parfois et considériez ses élus avec plus de rage que d'estime, sauf rares exceptions.

Double, divisé entre la pensée et l'action, divisé au-dedans de vous-même, vous l'étiez bien sûr, et ceux qui ne le sont pas peu ou prou ont bien de la chance ou ne valent rien. Et vous l'êtes encore.

Cette fois, nous approchons. Au fil des années, tandis que s'achemine vers son terme cette carrière à vos yeux rabougrie par rapport à ce qu'elle aurait dû, à ce qu'elle aurait pu être, vous accentuez encore "cet excès de calme" que Mauriac, toujours lui, vous reprochait il y a plus de vingt ans(3), vous accusez le masque d'empereur romain que l'on devinait sous les traits du jeune homme maigre d'autrefois - ce qui vous a toujours rendu presque impossible à enfermer dans une caricature, et toutes celles qu'on a fait de vous sont mauvaises - et surtout vous ne cherchez même plus à dissimuler votre scepticisme, à modérer votre redoutable ironie.

Parfois, dans un éclair, le tempérament profond se manifeste encore. Ce fut le cas à Épinay, en ce 13 juin 1971, quand vous vous êtes saisi avec votre équipe du vieux parti socialiste essoufflé et pantelant non pas dans une O.P.A. fulgurante comme on l'a dit car vous n'êtes pas joueur, mais au terme d'une longue, lente, prudente démarche méthodique et calculée, ainsi qu'il sied à un vrai politique. Ce fut plus encore le cas, entre le mercredi et le vendredi qui précédèrent en 1974 le second tour de l'élection présidentielle contre Giscard d'Estaing, car à ce moment-là vous le sceptique, vous le réaliste, vous le calculateur, vous avez cru que ça y était, que vous étiez élu, que la France s'offrait à vous et vous étiez prêt pour ces noces tant attendues.

"À cinquante-six ans, après un quart de siècle de mandat parlementaire, l'ambition de ma vie n'est pas d'aller à l'Élysée", aviez-vous pourtant écrit l'année précédente dans une phrase fort commentée de La Rose au poing qui n'est pas votre meilleur livre. Et dans l'émission de Radio Monte-Carlo À mi-voix d'Hélène Vida, en novembre 1972, vous vous étiez livré un peu plus encore, mais autrement : "ll y a des ambitions plus hautes. L'ambition d'être un saint, un philosophe qui, toute sa vie, est capable de faire table rase pour rebâtir le monde de son esprit. L'ambition de l'artiste est, je crois, plus haute, dans la mesure où il crée la beauté"(4). Vous auriez voulu écrire, avez-vous confié, Les Frères Karamazov : curieuse rencontre en vérité avec votre adversaire, qui lui eût préféré être Flaubert ou Mallarmé que président de la République. Décidément, en tout chef politique français, sommeille un écrivain manqué, un poète rentré, un romancier refoulé et cela devrait donner à réfléchir. Et je retiendrai encore cet éclair arraché à votre pudeur : Commentant dans le Monde(5) le second tome de mon Histoire de la République gaullienne, article où vous concédiez beaucoup au fondateur de ce régime que vous aviez tant combattu - "Nul n'a parlé comme lui le langage de l'État", reconnaissiez-vous - vous lui attribuiez un sentiment qui était vôtre bien plus que sien, écrivant : "Entre en jeu, devant l'obstacle réputé infranchissable, l'amour-propre, cette terrible envie d'être soi-même, de se prouver avant de prouver aux autres que tout est toujours possible pour peu qu'on en décide".

Nous y voilà, je crois. "Tout est toujours possible pour peu qu'on en décide". Que pèsent pour vous en face de cette évidence la francisque et les fuites, l'Observatoire et les onze portefeuilles, les deux candidatures à l'Élysée et les vicissitudes de carrière, l'alliance avec les communistes et la tactique d'opposition ? Quelle valeur autre que de déception ou de conquête revêtent même la Résistance, ce grand souvenir, et le socialisme, cette tardive découverte ? Qu'importent les froissements passés avec Mendès-France, les affrontements et les vicissitudes, et aujourd'hui Marchais, ou les jeunes loups du Cérès, et la solitude ou la foule, et les acclamations ou le silence ? Tout est, tout reste toujours possible pour peu que j'en décide.

La maison de Latche dans les pins près de l'Océan, le pigeonnier de la rue de Bièvre à côté de Maubert, la chambre quasi monacale de l'hôtel du Vieux Morvan à Château-Chinon, la douceur de la Provence ou la grâce d'une épaule où l'on appuie sa tête, et des voyages, et des paysages, et des amis, et des livres - ceux qu'on voudrait écrire aussi - voilà où se déploie "cette terrible envie d'être soi-même", voilà la vraie vie. "Je n'aime pas ne pas être aimé", avez-vous confié dans Ma part de vérité (1969) - qui est bien, cette fois, votre meilleur ouvrage, tout au moins dans ses cent premières pages.

Le reste, qui n'est ni médiocre, ni insincère, c'est la politique, c'est l'amour-propre. Comment, si complexe, si insaisissable, pourriez-vous être compris ? Comment si doux et si fort à la fois, si fermé et si livré en même temps, par-dessus tout si anxieux d'être aimé, pourriez-vous refuser d'être jugé, exiger tout et le contraire de tout dans un même élan, et de tous, et sans cesse ?

© P. Viansson-Ponté, Lettre ouverte aux hommes politiques, Albin Michel, 1976, 157 pages (Mitterrand pp. 42-68)


Notes

(1) Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés.
(2) Cité par Jean-Marie Borzeix dans Mitterrand par lui-même (Stock, 1973)
(3) Dans l'Express du 4 décembre 1954.
(4) Selon Jean-Marie Borzeix, déjà cité.
(5) Du 23 septembre 1971.

 

 


 

 

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